Aller au contenu

Tableau de Paris/246

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCXLVI.

Vente de l’Eau.


Quand on dit en Suisse, où les fontaines publiques abondantes & commodes sont multipliées jusques dans le moindre village, qu’on vend l’eau à Paris ; que le robinet des fontaines est à sec la moitié de l’année ; que les chevaux sont obligés, pour boire, d’aller à la riviere, que l’on ne voit jaillir l’eau que dans les sales bassins de quelques promenades ; on se prend à rire & l’on hausse les épaules d’étonnement & de pitié.

La vente de l’eau monte dans la capitale à une somme effrayante. Mettons neuf cents mille habitans (car c’est là mon compte), & taxons-les à trois livres par an ; c’est-à-dire, trente voies d’eau l’une portant l’autre à deux sols : voilà deux millions sept cents mille livres.

La ville de Londres, au moyen de neuf pompes à feu, se trouve arrosée & fournie d’eau abondamment. On vient d’en établir une près de la grille de Chaillot, & l’on nous fait espérer qu’on multipliera ces machines à feu dans tous les quartiers où le besoin l’exigera.

Voici donc une innovation qui porte un caractere de grandeur & d’utilité nationale. La prompte distribution de l’eau, indépendamment de ses nombreux avantages, a celui de procurer un air plus salubre à respirer. Et quel service à rendre aux habitans de la capitale !

Mais pourquoi prendre les eaux si bas ? n’étoit-il pas plus simple d’amener les eaux du Port-à-l’Anglois par une machine hidraulique, à la place de l’Estrapade, la plus élevée de Paris ? de là, elles se répandroient plus facilement, & seroient plus pures : mais on a voulu commencer par le quartier le plus riche, le fauxbourg S. Honoré, comme le plus en état de payer les avances de la compagnie qui a fait des fonds pour l’établissement des machines à feu. Ces avances montent à près de deux millions.

Il en coûtera cinquante livres par an pour un muid d’eau par jour : vingt muids coûteront donc mille livres, & ainsi à proportion les tuyaux conducteurs de différentes grosseurs, selon le besoin des particuliers, aboutiront à chaque maison, & l’eau s’élèvera d’elle-même à quinze pieds.

Plus de prétexte pour les boulangers qui font le pain avec l’eau des puits, infectée par la filtration des fosses d’aisance & de mille autres immondices ; ils auront une eau pure, ainsi que les brasseurs, les teinturiers, les limonnadiers, les dégraisseurs, les blanchisseuses, &c. Outre que ces pompes seront d’un grand secours contre les incendies, elles laveront encore à volonté le pavé de Paris, le plus infect & le plus immonde de toutes les villes du royaume.

C’est le feu qui éleve l’eau dans ces deux curieuses machines situées au-dessus de la porte de la Conférence. La simple vapeur de l’eau en ébullition est l’agent d’un mouvement prodigieux, & que nulle autre force connue ne pourroit produire ; elle éleve l’eau à cent dix pieds au-dessus des basses eaux de la Seine, & fait monter en vingt-quatre heures quatre cents mille pieds cubes d’eau, pesant vingt-huit millions huit cents mille livres. Ainsi voilà de quoi abreuver, laver & inonder à souhait tout les quartiers de la ville ; il ne manque plus que des tuyaux, de l’argent & la bonne volonté dès petits propriétaires, qui ne s’empressent pas, dit-on, à se ranger dans la classe des souscripteurs. Tant les vieilles & sottes habitudes prévalent sur les innovations les plus utiles ; ou plutôt tant le bourgeois, foulé de mille manieres, devient mesquin pour les choses essentielles.

Mais quand toutes ces pompes à feu seront dressées, douze à quinze mille porteurs d’eau n’auront plus d’emploi ; peut-être seront-ils incapables de tout autre travail, car ils ont la sangle imprimée entre les deux épaules, & l’habitude de leur corps voué à l’équilibre se prêtera difficilement à porter des fardeaux d’une autre nature.

Les freres Perrier sont les entrepreneurs de ces machines ; l’un invente avec génie, & l’autre exécute de même.

Ils s’occupent en ce moment d’un travail curieux & utile, celui de réduire en petit tous les arts & métiers. Aucun instrument des professions méchaniques n’y manquera, joliment exécuté en relief dans la proportion d’un pouce pour un pied ; cette collection déjà commencée appartiendra à Mgr. le duc de Chartres. C’est immortaliser les arts que de leur donner ainsi l’asyle respecté des palais : si les anciens avoient eu cette prévoyance, nous ne serions pas à gémir sur la perte d’une infinité de procédés qu’il a fallu reconquérir à travers la pénible lenteur des siecles, & dont plusieurs nous manquent sans doute encore ; nous aurions pu retrouver dans un petit coffre enseveli sous terre à Herculanum ou ailleurs, les découvertes de tous les peuples ingénieux qui nous ont précédés. L’Encyclopédie écrite sera toujours vague, bornée, insuffisante, en comparaison de l’objet même qui frappe à la fois l’œil & l’entendement ; l’objet ne leur dérobe alors aucune de ses proportions : il est vu sous toutes ses faces. Les rapports deviennent palpables, & il n’y a plus de langue morte à apprendre, ni de calculs incertains & longs à tracer, pour aboutir le plus souvent à une erreur ingénieusement profonde.