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Tableau de Paris/299

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CHAPITRE CCXCIC.

Almanach Royal.


Il a près d’un siecle. Il indique l’existence des dieux de la terre, des ministres, des hommes en place, des maréchaux de France, des premiers magistrats, &c. Il marque leur demeure, le jour & l’heure où il est permis de les aborder & de brûler l’encens dans leur anti-chambre. Tous les favoris de la fortune sont inscrits dans ce livre, & les moindres oscillations de la roue y sont marquées. Ceux qui se sont jetés dans les routes de l’ambition, étudient l’almanach royal avec une attention sérieuse.

On y lit depuis le nom des princes jusqu’à ceux des huissiers audienciers du Châtelet. Malheur à qui n’est pas dans ce livre ! Il n’a ni rang, ni charge, ni titre, ni emploi. Heureux les gros décimateurs ; ils sont encore plus riches que ne le dit l’almanach.

Que de noms divers sont renfermés sous la même couverture ! Le greffier ne tient pas plus de place que le président, ni l’exempt de robe courte que le gentilhomme de la chambre. C’est presque l’image de ce qu’ils seront un jour dans le tombeau.

On y voit la liste des conseillers du roi, qui n’ont jamais conseillé le monarque, & qui ne lui parleront jamais ; la liste des secretaires du roi, qui n’ont jamais écrit une panse d’a sous sa dictée.

Plus d’une belle consulte l’almanach royal, pour voir si son amant est lieutenant ou brigadier, conseiller ou président, agent de change ou banquier. Le nom d’un secretaire de ministre se grave bien plus avant dans la mémoire que celui d’un académicien, & tout le monde achete cet almanach pour savoir au juste à quoi s’en tenir. L’un tombe, & l’autre s’éleve ; les noms culbutés sont comme des noms décédés : plus de considération pour ceux que Plutus ou Thémis ont chassé de leurs temples.

Une fameuse courtisanne avoit chez elle un almanach royal. Quand il arrivoit quelqu’un, il falloit qu’il lui montrât son nom ; s’il n’y étoit pas, elle jugeoit ce vulgaire mortel indigne de ses faveurs, & dès lors sa porte lui étoit fermée.

Fontenelle disoit que c’étoit le livre qui contenoit le plus de vérités.

Que de réflexions on fait en parcourant cet almanach ! On frémit, quand on voit seize colonnes en petit caractere, chargées de noms de procureurs, lorsqu’on suit la liste de deux cents médecins, de cent cinquante apothicaires, sans compter les huissiers exploitans. On se perd dans le nombreux domestique de la maison des princes. Quelle valetaille sous tant de noms divers, & qui cherchent à parer leur servitude !

Plus bas vous verrez combien le public entretient de notaires, d’avocats, de greffiers & autres gens de plume. Il faut que tout cela vive. Quel régiment dévorateur !

Calculez ensuite combien de mille livres chaque évêché enleve tous les ans à la terre & aux pauvres cultivateurs les sommes immenses que coûtent les successeurs des humbles apôtres ; vous serez vraiment effrayé ; on ne l’est pas moins, lorsqu’on monte aux classes supérieures : ces personnages n’ont que des titres qui annoncent l’oisiveté, & tout l’or de la nation les couvre. Que de bouches sucent & rongent le corps politique ! C’est le catalogue des vampires.

Ceux qu’on voit sur cet almanach ne sont ni cultivateurs, ni commerçans, ni artisans, ni artistes, & c’est néanmoins la partie de la nation qui régit entiérement l’autre. Anéantissez en idée tous ces noms, la nation ne subsisteroit-elle pas encore ?… Oh ! très-bien, je vous l’assure.

Cet almanach rapporte près de quarante mille francs par année. Jamais l’Iliade ni l’Esprit des loix n’ont rapporté autant à leurs imprimeurs. Homere eût-il imaginé qu’on imprimeroit tant de noms dévoués à mourir dans la plus profonde obscurité, malgré le titre qui sembloit devoir les protéger contre le néant ?… Que je crains que l’almanach présent & tout entier n’y descende avant la révolution du siecle ! Voyez les almanachs précédens depuis 1699, & comptez les noms qui survivent ; comptez, vous dis-je, par curiosité, ou par spéculation.