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Tableau de Paris/315

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CHAPITRE CCCXV.

De l’ancienne Compagnie des Œuvres fortes.


Jabhorre les cyniques encore plus que les pédans : mais je voudrois voir au milieu de Paris, un Diogene dans son tonneau (l’indécence toutefois supprimée). Je voudrois qu’il fût permis à un homme de cette trempe d’apostropher ses concitoyens, & de leur reprocher leurs vices. Paris en auroit bien autrement besoin qu’Athenes.

Du moins des censeurs du scandale public, des mœurs, tels qu’ils étoient établis chez les Romains, seroient très-nécessaires parmi nous. Car nos loix si imparfaites préviennent-elles la confusion des rangs ? répriment-elles les extravagances du luxe, qui ruine les fortunes médiocres ? empêchent-elles les banqueroutes ? arrêtent-elles la débauche qui va le front levé ?

On a créé des censeurs pour les livres : ces censeurs proscrivent tout ce qui peche contre la décence, tout ce qui contredit les loix de l’honnêteté, &c. Pourquoi n’y auroit-il pas des censeurs qui demanderoient compte à cette foule de désœuvrés, de l’emploi de leur tems, qui iroient au-devant des grands scandales, qui préviendroient les délits ? Nous ne savons que punir : un acte public de dépravation est-il donc moins dangereux qu’une phrase imprimée ?

S’amuser, terme à Paris synonyme à celui de se ruiner. Nos danseuses sont entretenues par des jeunes gens qui n’ont aucun frein, & dont l’exemple pervertit ceux qui sortent de l’adolescence. On n’oppose aucune barriere à ces désordres qui sont la perte des familles. La police attend que le mal soit fait, & ne songe pas à l’anéantir dans son origine. D’un côté, de dangereuses Circés, de l’autre des intrigans audacieux, corrompent tous les ordres de la société. N’est-il pas déplorable que le mot de Moliere, n’ayez de probité que ce qu’il en faut pour n’être pas pendu, soit devenu un axiome réduit en pratique ?

En 1661, il s’éleva en France une espece de compagnie qui, éprise d’un zele ardent pour le rétablissement des bonnes mœurs, se mit à censurer toutes les actions malhonnêtes que les loix ne punissent pas. Ils faisoient des perquisitions secretes sur les mœurs & les personnes, en établissoient le rapport dans leurs assemblées, & d’après une délibération motivée & unanime, ils exposoient au public les délits & la honte des coupables.

Ces redoutables écrivains avoient pris le nom de compagnies des œuvres fortes : mais comme ils n’avoient pas ménagé des personnes puissantes, & qu’ils n’avoient pas plus épargné la conduite des rois que celle des particuliers, Louis XIV se courrouça, & ordonna qu’on eût à sévir contre tous les membres de la compagnie. Ils ne purent tenir contre l’autorité royale ; & les œuvres fortes, qui de jour en jour s’animoient d’une chaleur nouvelle, n’eurent plus lieu dans la capitale.

De grands noms appartenoient à cette espece de ligue offensive contre le vice & les mauvaises mœurs ; mais on fit entendre à Louis XIV (ombrageux à l’excès sur tout ce qui avoit un caractere d’union), que ces écrivains courageux & véhémens étoient un reste de la ligue & de la fronde. Il le crut sans examen, & menaça de les envoyer tous en Canada.

Or, comme l’a dit M. Thomas, on n’est guere tenté de répondre à ceux qui exilent : la compagnie se tut, & ne censura plus personne. Cependant quelques membres échappés se crurent, loin de la capitale & au sein de la Bourgogne, plus à portée de reprendre leur hardi projet. L’autorité les poursuivit encore, & la chambre du conseil de la ville de Dijon lança contre leur assemblée un arrêt de proscription, en les menaçant des peines les plus graves. Ces auteurs des œuvres fortes abandonnerent alors leur vocation, & se turent pour jamais… Je les regrette.

En 1742, on vit à Paris un hardi mendiant qui, dit-on, avoit du génie, de la force dans les idées & dans l’expression. Il demandoit publiquement l’aumône, en apostrophant ceux qui passoient, & faisant de vives sorties sur les différens états, dont il révéloit les ruses & les fripponneries. Ce nouveau Diogene n’avoit ni tonneau ni lanterne : il en vouloit sur-tout aux prêtres, aux catins & aux hommes de robe. On appella son audace effronterie, & ses reproches des insolences. Il s’avisa un jour d’entrer chez un fermier-général avec son habillement déchiré & crasseux, & de s’asseoir à sa table, disant qu’il venoit lui faire la leçon, & reprendre une portion de ce qui lui avoit été enlevé. On ne goûta point ses incartades ; & comme il avoit le malheur de n’être pas né il y a deux mille ans, il fut arrêté & mis en prison.

Ce mendiant auroit dû savoir, puisqu’il avoit de l’esprit, qu’on taxeroit infailliblement de folie à Paris, ce qu’on eût admiré dans Athenes. On souffre parmi nous le plus vil, le plus bas, le plus lâche coquin ; mais tout frémit & se souleve à la moindre approche de ce qu’on nomme un cynique, ou de ce qui lui ressemble : ce caractere-là n’existe pas même à Paris, parce qu’il est le plus diamétralement opposé à la forme de notre gouvernement & de notre esprit de société.

Nous avons des discours moraux & politiques à foison, des sermons par milliers : peut-être, pour nous corriger, nous faudroit-il des plaisanteries sanglantes, des satyres vives, des bourades à bout touchant. Mais qui se chargera de fronder tout ce qui est vicieux, de mépriser tout ce qui est vil, de faire tonner la vérité, & d’épouvanter ses ennemis ? Que quelqu’un ait le courage de braver l’inimitié des méchans, on le nommera un fanatique, une bête féroce, un chien enragé ; tandis que les flatteurs, les adulateurs, les menteurs seront les hommes polis, les hommes comme il faut.