Tableau de Paris/323
CHAPITRE CCCXXIII.
Sots usages abolis.
Ce n’est plus que chez le petit bourgeois que l’on emploie ces cérémonies fastidieuses & ces façons inutiles & éternelles qu’il prend encore pour des civilités, & qui fatiguent à l’excès les gens qui ont l’usage du monde.
On ne vous fait plus mille excuses de vous avoir donné un si mauvais repas ; on ne vous presse plus de boire ; on ne tourmente plus ses convives, pour leur prouver qu’on sait recevoir son monde ; on ne vous prie plus de chanter ; on a renoncé à ces usages ridicules, si familiers à nos ancêtres, malheureux prosélytes d’une coutume gênante & contrariante, qu’ils appelaient honnêteté.
La table étoit pour eux une arene, où les assiettes renvoyées, faisoient sans cesse le tour, jusqu’à ce que, venant à se rencontrer dans un choc impétueux, elles se brisoient sous les mains civiles qui s’efforçoient de les passer à leurs voisins. Pas un moment de repos ; on se batailloit avant le repas & pendant le repas avec une opiniâtreté pédantesque, & les experts en cérémonies applaudissoient à ces puériles combats.
Les demoiselles, droites, silencieuses, immobiles, corsées, busquées, les yeux éternellement baissés, ne touchoient à rien sur leurs assiettes ; & plus on les pressoit de manger, plus elles comptoient donner une preuve authentique de tempérance & de modestie en ne mangeant pas.
Au dessert elles étaient obligées de chanter ; & le grand embarras étoit de pouvoir chanter sans pleurer, & de répondre aux louanges qui pleuvoient, sans regarder ceux qui les leur adressoient.
Aujourd’hui les demoiselles mangent, & ne chantent plus, jouissent d’une liberté décente, regardent autour d’elles, parlent un peu moins que leurs meres, & d’un ton plus bas, & sourient seulement au lieu de rire : elles n’ont que la contrainte qui sied à leur âge, & qui rehausse l’innocence de leurs charmes.
La vraie civilité a banni ces impertinentes politesses, si cheres à nos aïeux. Fondée sur le bon sens, elle n’embarrasse point & ne paroît point gênée ; elle obéit aux circonstances, se plie sans effort à tous les caracteres, ne s’appesantit sur rien, dissimule ce qu’il faut dissimuler, met à son aise autrui, & ne s’égare point, parce qu’elle suit, non des regles absurdes, mais ce que lui dicte une bienveillance raisonnée.
Cette civilité peut même aujourd’hui se passer d’expérience, parce qu’on n’offense presque jamais lorsqu’on ne veut pas offenser, & sur-tout lorsqu’on ne montre ni orgueil suffisant, ni prétentions déplacées. Ces deux vices ne sont pas détruits, il s’en faut ; mais ils ne se montrent que rarement dans la société, ou bien l’on en fait justice sur-le-champ ; ce qui corrige & remet l’homme impoli au ton général.