Tableau de Paris/366

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CHAPITRE CCCLXVI.

Entrepreneurs.


Tout se fait aujourd’hui par entrepreneurs. Les vivres, les bâtimens, les fournitures de toute espece ; c’est toujours une compagnie exclusive qui s’offre, qui donne préalablement de l’argent au roi, & qui ensuite travaille à son profit.

De là sont nés cette foule de privileges qui corrompent & alterent toutes les sources de l’industrie. Vous avez une idée heureuse, payez encore si vous voulez la mettre à exécution.

On use tellement de ce terme, que dans l’ordonnance qui veille à la propreté des Tuileries, il étoit dit littéralement : Sa Majesté ayant permis à des entrepreneurs d’établir des petits cabinets d’aisance, pour la commodité du public, veut, &c.[1] On donne deux sols à ces entrepreneurs, & l’on se débarrasse dans le jardin royal du superflu de son dîner. Si le Suisse vous surprenoit voulant frauder les droits de l’entreprise, il prendroit votre canne & votre chapeau, & vous conduiroit chez le gouverneur.

On a abattu tous les ifs qui bordoient les terrasses & servoient de cabinets, parce que leur ombrage cachoit & protégeoit le soir des vices honteux qu’il importoit à la police de déraciner de tout son pouvoir. Voilà pourquoi ceux qui ne soupçonnent même pas ces vices, sont obligés d’avoir deux sols en poche pour faire mentir ce vieil adage : nécessité n’a point de loi.

Enfin, on a vu le sieur Pankouke se nommer publiquement entrepreneur de l’Encyclopédie méthodique ; & de fait, il a payé les matériaux & les manœuvres à tant la feuille, à peu près comme un entrepreneur de bâtimens soudoie à la toise maçons & hommes de peine. Le libraire est encore beaucoup moins architecte que l’entrepreneur qui régit & donne des gages à une nombreuse horde de Limousins, pour qu’on lui bâtisse un palais ou une église. Ainsi le produit des œuvres du génie, & du résultat des connoissances humaines, va encore à celui qui a de l’argent pour payer les auteurs & les ouvriers à la case. Revenez au monde, Socrate, Aristote, Platon, Hippocrate ; auriez-vous jamais imaginé qu’il existeroit un jour un aussi gros livre, & que son matériel exigeroit une forte somme pécuniaire avant qu’on pût lire la science ? Vous la réduisiez en peu de mots, nous l’avons étendue, & à le bien examiner chacun a raison. Les maximes de Socrate sont bonnes ; mais je ne hais point à tenir dans mon cabinet ce fatras intitulé : Bibliotheque complete de toutes les connoissances humaines ; c’est un océan où j’aime à puiser. Laissons donc Pankouke gagner de l’argent comme entrepreneur de cette massive Encyclopédie ; c’est un palais en comparaison de la gargotte du Mercure qu’il afferme aussi.

Un homme, jadis maçon, s’est rendu entrepreneur de l’édition finale de Voltaire. Des murailles de papiers remplacent à ses yeux les moëllons, & les mains de ses ouvriers sont noires d’encre, au lieu d’être blanches de plâtre. Chemin faisant, le même homme fait bâtir une gazette que des compagnons travaillent, & dont le profit est pour le maître.

Sic vos non vobis,
Fertis aratra boves.

  1. On a senti le ridicule de cette expression, on l’a effacée ; mais elle a subsisté imprimée plusieurs mois. Je l’ai lue & l’ai fait remarquer à plusieurs.