Tableau de Paris/496

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CHAPITRE CCCCXCVI.

Bagarre.


Il y en eut une affreuse, inouïe, inconcevable. Ce fut le 30 mai 1770 ; j’y étois. À la suite d’un misérable feu d’artifice tiré sur la place de Louis XV, un peuple innombrable (car il ne resta pas ce jour-là un tiers de la ville dans les maisons) se porta en foule dans une rue qui conduisoit aux boulevards, pour y voir la plus triste des illuminations. On pourroit la comparer aux flambeaux funéraires d’un long convoi, rangés sur deux files. Elle sembloit annoncer la catastrophe la plus désastreuse. De gros nuages noirs, je me le rappelle, planoient sur la triste cité.

Cette rue fort large en apparence, se terminoit comme un entonnoir. Des rigoles, des trous, des pierres de taille, plusieurs équipages, rendirent le passage étroit & dangereux.

Tout-à-coup je me sentis horriblement pressé. Je perdis la liberté de respirer, & je fus porté en l’air près de quatre minutes, par les flots tumultueux d’un peuple qui avoit à la lettre l’impétuosité d’un torrent.

Jeté dans l’angle d’un mur qui me sauva la vie, j’eus le bonheur, après de longs efforts, de rétrograder, malgré des avis contraires ; mais je me rappellai à propos que le matin j’avois vu des pierres de taille dans cette rue spacieuse, & cette réflexion me détermina à revenir sur mes pas. Une charpente brûloit près du feu d’artifice tiré, & le singulier effet de cet incendie m’entraîna encore d’un côté opposé à la mort.

Sorti à peine de cet horrible tumulte, j’entendis les cris déchirans des hommes, des femmes, des enfans suffoqués ; mais, quoique saisi d’effroi, je ne soupçonnois pas encore l’amas d’horreurs que cette nuit épouvantable devoit rassembler. Je regagnai mon logis ; je n’appris le désastre que le lendemain, quand l’amitié tendre & inquiete accourut & vint m’embrasser avec la joie de me revoir au nombre des vivans.

J’appris alors que nombre de mes compatriotes avoient péri dans cette affreuse bagarre ; que des scenes cruelles avoient encore ajoûté à l’horreur du trépas. Le pied du fils fouloit involontairement les flancs de la mere ; le pere avoit beau se débattre, il passoit sur le corps de son fils. On voyoit périr à ses côtés l’objet le plus cher ; on devenoit malgré soi l’instrument de sa mort. On portoit sur son sein le corps sans vie, jusqu’à ce qu’il tombât pour être foulé sous les pieds de la rage & du désespoir. Les cris, les hurlemens étouffoient les prieres du sexe foible ; l’enfance & la beauté avoient perdu leur charme & leur pouvoir.

Un grand nombre de cadavres resterent sur la place, & aucun d’eux (ce qui est surprenant) n’avoit une fracture. Ils avoient tous été étouffés, & le froissement les avoit déshabillés en partie d’une maniere tout-à-la-fois déplorable & bizarre.

J’ai vu plusieurs personnes languir pendant trente mois des suites de cette presse épouvantable, porter sur leur corps l’empreinte forte des objets qui les avoient comprimés. D’autres ont achevé de mourir au bout de dix années. Cette presse coûta la vie à plus de douze cents infortunés, & je n’exagere point.

Une famille entiere disparut. Point de maison qui n’eût à pleurer un parent ou un ami !

On n’a point su à quelle cause attribuer cet étonnant désastre. Le lieu paroissoit spacieux, & personne ne prévit le danger.

Aucun administrateur ne fut recherché ; tout fut mis sur le compte de la fatalité. Elle y entra pour beaucoup, il faut l’avouer ; mais cela ne justifie point encore le peu d’ordre qui régna dans cette fête, & qui troubla toutes les imaginations superstitieuses, par l’idée d’un redoutable avenir. Les craintes vulgaires ne se sont pas réalisées.

Cet exemple fatal a du moins servi à établir par la suite, dans les fêtes publiques, l’ordre le plus exact ; mais on a passé subitement à une autre extrêmité. On a depuis invité le peuple à des fêtes, à condition qu’il n’y assisteroit pas. On a fait un désert de l’emplacement qui lui étoit destiné ; on lui a distribué encore plus de bourrades que de petits pains. De sorte, qu’aux fêtes de la naissance du Dauphin, lorsque le roi & la reine se sont présentés aux fenêtres de l’hôtel-de-ville, pour être salués par les acclamations & les bénédictions du peuple, il n’y avoit point de peuple.

On n’est pas encore venu à bout à Paris de donner des réjouissances où le peuple ne fût ni foulé, ni maltraité, ni renvoyé. Peut-être enfin tant d’hommes de génie, ramassant leur intelligence, parviendront à nous montrer une fête digne de la capitale & des sommes énormes que l’on dépense pour mécontenter ordinairement tout le monde, & accorder à la soldatesque le plaisir de bourrer la multitude. L’argent, le goût & les idées ne manquent point. Qui empêche donc qu’on ne voie une fête populaire que l’on puisse citer aux nations voisines ?