Tableau de Paris/544

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CHAPITRE DXLIV.

Libelles.


Un libelle bien plat, bien atroce, bien calomnieux, paroît sous le manteau ; c’est à qui l’aura. On le paie un prix fou ; le colporteur qui ne sait pas lire & ne veut que gagner du pain pour sa pauvre famille, est arrêté. On le jette à Bicêtre, où il devient ce qu’il peut.

Plus le libelle est défendu, plus on en est avide. Quand on le lit & qu’on voit que rien ne compense sa basse témérité, on est tout honteux d’avoir couru après. On n’ose presque dire, je l’ai lu. C’est l’écume de la basse littérature ; & quelle chose n’a pas son écume ?

Le mépris seroit peut-être l’arme la plus sûre contre ces misérables écrits aussi éloignés du talent que de la vérité.

Quel est le libelle qui, au bout de quinze jours, n’a pas été flétri par l’opinion publique, & abandonné à sa propre infamie ? La recherche qu’on en fait, voilà ce qui lui donne une conséquence sérieuse. La méchanceté est avertie, & se promet un plaisir secret bien digne d’elle.

Quand les hommes en place sauront-ils dédaigner également & les louanges intéressées des adulateurs intrigans, & les satyres que la faim commande ?

D’ailleurs, ceux qui siegent sur les gradins supérieurs doivent toujours s’attendre à quelques traits lancés par ceux qui sont en-bas ; cela devient presqu’inévitable. Il faut bien qu’ils paient leur place plus commode : du moins on attribue à ceux qui nous dominent de rares jouissances ; ils en ont quelques-unes ; ils l’avoueront eux-mêmes, quand ce ne seroit que de se sentir au-dessus de la multitude. Le cœur humain est naturellement envieux. Que les hommes en place pardonnent donc ou dissimulent à propos. Les satyres tomberont ; c’est en se montrant impassible qu’ils désarmeront l’ardente malignité.

Je le répete, on n’est pas aux premieres loges au même prix qu’au parterre ; & quand on fait obéir les autres si facilement, il faut consentir de bonne grace à payer ce plaisir qu’accompagnent nécessairement plusieurs autres prérogatives. Elles sont assez nombreuses ; car de fait tous les ministres tiennent beaucoup à leur place, mais beaucoup.

L’homme qui ne sait pas pardonner une injure, & qui montre un amour-propre chatouilleux, soit dans la carriere de la politique, soit dans celle de la littérature, qu’il sorte des rangs ; il n’est pas né pour la gloire. Il faut savoir écouter celui qui improuve, comme celui qui approuve. On ne devient invulnérable que quand on a pu se dire à soi-même : ceci n’est qu’une légere blessure ; je n’ai pas senti le coup.

Cependant il est un genre de libelles odieux qui, ayant tous les caracteres de la calomnie, doit être réprimé. Celui-là n’est ordinairement que le fruit de la vengeance sourde & envenimée ; car que fait à tout homme de lettres le manege secret des cours ? Il saura assez tôt ce qui doit convenir à la plume de l’histoire.

Mais si le libelle audacieux se trahit par sa fureur, s’il révolte ou dégoûte, plus modéré il devient quelquefois le contre-poids de la trop grande puissance ; il passe les bornes ainsi qu’a fait une autorité abusive. De petits despotes insolens & nuls l’ont souvent provoqué ; & le public, à travers deux extrêmes, apperçoit la vérité.

Un libelliste doit être puni, comme tout ce qui est violent doit l’être. Mais que les intéressés s’abstiennent de prononcer ; car alors où seroit la proportion entre la peine & le délit ?

Je n’appelle point libelles ces accusations atroces & gratuites contre la vie privée des princes & des particuliers. Ces traits injurieux & sans but sont un attentat à l’honneur ; leurs auteurs doivent être punis.

On a arrêté un inspecteur qui, préposé à la découverte de ces libelles, en proposoit la fabrique à de faméliques écrivains, & qui, après leur avoir tendu ce piege infernal à l’appât de quelqu’argent, alloit les dénoncer & les vendre au ministere.

Le même fourbe annonçoit avec toute l’apparence du zele, qu’il connoissoit l’asyle clandestin où se forgeoit la foudre satyrique. Il se faisoit payer ; il supposoit un voyage lointain, & le coquin receloit chez lui l’édition scandaleuse qu’il vouloit vendre au ministere, comme si elle lui avoit coûté beaucoup de recherches & de peines.

Ces malheureux, aveuglés par l’âpre soif d’un peu d’or, s’amusent des inquiétudes du ministere ; & plus ils le voient dans les transes de l’appréhension, plus ils se plaisent à grossir le danger & à redoubler ses alarmes.

La liberté a rendu le ministere d’Angleterre insensible aux libelles. Le dédain est sûr avant que l’ouvrage soit commencé. Si la satyre est ingénieuse, on en rit sans y croire ; si elle est plate, on la méprise. Mais de toutes façons, rien ne porte coup.

La licence chez ce peuple singulier s’étend jusqu’aux gravures. Les ministres y sont représentés sous des figures emblématiques ; le roi lui-même a sa caricature, suivant qu’il a plu à l’imagination du destinateur. Toutes ces estampes satyriques restent exposées en grand nombre devant toutes les boutiques. On passe, on regarde, on sourit, on leve les épaules & l’on n’y songe plus. Rien ne fait tort à l’homme public, ni peinture, ni livre ; ces charges se détruisent l’une par l’autre.

Le gouvernement François ne sauroit-il adopter en partie cette insouciance ? Un mépris plus caractérisé pour ces plumes viles & inconnues, qui cherchent à piquer la sensibilité de l’orgueil, dégoûteroit les lecteurs de ces satyres plates & mensongeres, dont ils ne sont si avides, que parce qu’ils s’imaginent que le gouvernement en est véritablement offensé.

Observons que ces écrits qui flattent plus ou moins la malignité publique, dissipent en étincelles fugitives un feu central, qui comprimé feroit peut-être le volcan.

L’inquiétude des esprits & la mauvaise humeur se satisfont complétement avec ces pamphlets ; chacun se croit vengé quand le papier est noirci. Ne faut-il pas donner un jouet à un enfant, de peur que l’étourdi dans son oisiveté ne se mette à casser les meubles ? C’est un petit tambour qui étourdit, mais qui avertit en même tems qu’il ne fait point d’autre mal. Enfin, les hommes en place peuvent pardonner aux auteurs de ces écrits ce qu’ils disent, en faveur de tout ce qu’ils ne disent pas.