Tableau de Paris/553

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CHAPITRE DLIII.

Courtiers.


Qui pourroit nombrer la foule de ces ministres de l’usure, qui courent toute la ville pour découvrir & reconnoître ceux qui sont tourmentés par des besoins pécuniaires ? Leur métier est de faire prêter de l’argent, & leur premier mot est toujours qu’ils n’ont point d’argent.

La moitié des Parisiens brame après l’espece monnoyée : où est-elle ? Il y a trente fois plus de papier que d’argent. Comment rafraîchir une terre perpétuellement altérée ? Les courtiers sont ceux qui portent l’arrosoir, ils savent où puiser. Infatigables commis des agens de change & des capitalistes, ils rient de notre détresse, & songent à en tirer tout le parti possible.

L’homme qui vous propose de l’argent a l’air hâve, famélique ; il porte un habit usé. Il est toujours las ; il s’assied en entrant : car il arpente dans un jour tous les quartiers de la ville, pour faire correspondre les ventes & les achats, & pour lier les fréquens échanges de différentes marchandises.

Vous livrez d’abord entre ses mains vos billets ou lettres de change. Il sort : toute la clique des courtiers les aura scrutés en moins d’une heure. Alors il reviendra vous offrir une pacotille de bas, de chapeaux, de galons, de toile, de soie crue, de livres ; il vous amenera jusqu’à des chevaux. C’est à vous de métamorphoser ces objets en argent. Vous voilà tout-à-coup chapelier, bonnetier, libraire, ou maquignon.

Nombre d’exemplaires de l’Encyclopédie, cordes sur balle, circulent dans les affaires ; & un jeune homme, pour mettre une fille d’opéra dans ses meubles, commerce des ballots de science, sans connoître autre chose du volumineux dictionnaire que son titre. Un autre reçoit des tonneaux de vin, & n’a point de cave.

Voilà donc votre billet payé en marchandises. Vous obtenez quelquefois un quart en argent ; & le même courtier, auquel vous êtes obligés de recourir, est encore l’homme propre à vous débarrasser des marchandises qui vous pesent. Nouvel agiotage qui réduit bientôt votre billet au tiers de sa valeur.

Le courtier, après vous avoir prouvé que son entremise vous a été fort heureuse, vous demande, outre vos pertes, un louis d’or sur mille livres, parle de sa conscience & s’en va.

Ces courtiers se rencontrent sur le pavé qu’ils battent incessamment, s’accostent, parlent sur le bord des allées, & se donnent mutuellement des clartés vigilantes sur le degré de nécessité où sont réduits les emprunteurs, ainsi que sur leurs ressources présentes ou futures.

Ils entrent par-tout ; chez le pauvre auteur qui veut négocier un billet de libraire, & qui voit le courtier rire & secouer la tête à cette signature ; & chez la belle dame qui s’est oubliée la veille au sallon de Marly, & qui les supplie presqu’à mains jointes de venir à son secours.

Il faut entendre leurs réflexions plaisantes ; on est tenté d’en rire, malgré qu’on enrage. Voilà que l’auteur reçoit une caisse de quincaillerie, & que l’on donne à la belle dame huit cents aunes de drap ; il faut que le poëte pacifique vende des lames & des couteaux, & que la belle dame demande à tout son voisinage, qui veut habiller des domestiques ? j’ai du drap.

Le marquis de **** faisant des affaires de cette nature, on lui alloua un magasin complet de bierres pour ensevelir les morts ; de sorte que pendant trois mois, il vendit au rabais à toutes les fabriques de Paris des cercueils de toute grandeur. Le débit étoit sûr ; & plus d’un affamé d’argent ne demanderoit pas mieux que de rencontrer une pareille pacotille.

Quand l’emprunteur lâche sa lettre de change, le courtier ne lui en donne point de reconnoissance. Le courtier ne vole jamais le billet en entier ; il ne fait perdre que les deux tiers ou les trois quarts. Mais le gain n’est pas pour lui, il est pour des usuriers au front voilé. Il a soin de vous en avertir, sans les nommer : ce qui l’enhardit à donner à ses opérations particulieres le caractere de la plus haute impudence. Il ne rougit point, il sourit, & vous traite assez familiérement, qui que vous soyez, pendant que vous avez besoin de son office.

Plus vous criez famine, plus leur joie augmente. Le confrere accuse son camarade, quand il n’a pas été assez adroit, & que ses fripponneries sautent aux yeux ; & le lendemain celui-ci vous enveloppe dans un artifice de création toute nouvelle. Il y a de grands coups de maître en ce genre.

Connoissant bien la marche des affaires de commerce & leurs formes juridiques, c’est avec ces mêmes formes qu’ils enlacent tous ceux qui veulent réaliser du papier en argent. Vous auriez vingt procès contr’eux que vous les perdriez tous. Quand l’escroc veut jouter avec eux, l’escroc est désarçonné. On en a vu cependant qui les ont fait tomber dans le piege ; mais c’est un exemple presqu’unique & cité éternellement parmi eux, qui doit préserver d’une pareille erreur trois générations consécutives de courtiers.