Tableau de Paris/580
CHAPITRE DLXXX.
Philosophie.
Il eût été peut-être à desirer que l’idée de la double doctrine, que les anciens philosophes enseignoient suivant qu’ils croyoient devoir s’ouvrir ou ne pas s’ouvrir sur leurs propres idées, fût tombée dans la tête des premiers écrivains de la nation. Ils n’auroient pas exposé la philosophie aux furieuses & outrageantes déclamations des sots, des ignorans, des méchans ; ils n’auroient pas encouru la haine & la vengeance des prêtres & des souverains. L’usage d’une double doctrine auroit satisfait les génies élevés & les esprits vulgaires. Le bien public, ou ce qui le représente, le repos public, exige quelquefois que l’on cache certaines vérités. Quand elles tombent sans préparation au milieu d’un peuple, elles causent une explosion qui ne tourne pas au profit de la vérité, & ne fait qu’irriter les nombreux ennemis de toute lumiere. D’ailleurs chacun se croit appellé à juger & à prononcer sur ces graves & importantes matieres ; il en résulte une confusion & une discordance qui ne produisent que du bruit ; les sciences livrées indiscrétement à tous les esprits perdent de leur majesté ; elles se dégradent sous des mains téméraires, folles ou basses, qui les défigurent ou les vendent au pouvoir.
Le but de la double doctrine n’étoit pas un artifice pour conserver la réputation des sciences & de ceux qui les cultivoient ; mais une précaution sage pour empêcher les esprits esclaves de toucher aux vérités politiques & morales, dont la discussion ne convient qu’aux ames généreuses, parce que les ames timides les abaissent à leur niveau, tandis que les esprits violens déplacent au lieu d’arranger.
Un naturel pervers & corrompu décompose la signification précise des mots, & loge les idées les plus fausses dans les termes les plus sacrés. La multitude ne sait plus à qui elle doit demander l’instruction ; & des nuages pâles, formés par les passions les plus contraires à la recherche de la vérité, obscurcissent les notions morales qui méritent le plus de respect.
Ces réflexions sont superflues, on le sait ; la découverte de l’imprimerie a fait déborder le fleuve des sciences : mais on ne peut s’empêcher de réfléchir à la double doctrine des anciens, lorsqu’on lit ces brochures licencieuses ou frénétiques, où l’on touche étourdiment à tous les objets, où les expressions sont dénaturées de leur véritable sens, où les mots qui réveillent l’attendrissement du sage sont profanés, où l’on ne sait plus si c’est la folie ou la perversité qui a pris la plume.
Ce paragraphe demanderoit un certain développement : ce sera pour un autre ouvrage ; il n’est applicable ici qu’à quelques livres qui ont affligé les hommes de bien, & dont il faudroit combattre les principes sans en indiquer les auteurs ; car on voudroit ménager ceux-ci, en sévissant contre leurs dangereuses idées.