Tableau de Paris/611

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CHAPITRE DCXI.

Journaux, le vrai Journaliste.


Les critiques en un sens, troublent toutes nos jouissances. Un art dans son enfance excite des transports très vifs. Marche-t-il vers la perfection ? la critique vigilante le suit du même pas. Il reste à savoir si le plaisir n’est pas interrompu par ces observations qui marquent toutes les taches & les font appercevoir, & s’il n’étoit pas plus entier, plus égal, plus profond, lorsque l’auditeur, moins fin, ou plus grossier, se livroit naïvement à la maniere dont il étoit affecté.

Qu’avons-nous gagné en raffinant ? Plus de gloire sans doute, moins de volupté peut-être. Le cordonnier qui fit changer le tableau du peintre qui avoit manqué la chaussure, avoit raison ; mais il n’y avoit qu’un cordonnier qui pût voir la difformité du soulier. Appellez le tailleur, le chapelier, l’anatomiste, chacun dans sa partie trouvera des fautes ; mais le gros du public ne les voit pas de même : sans quoi l’art deviendroit aussi effrayant que la nature.

Si l’art aujourd’hui n’avance point vers sa perfection, ce n’est pas assurément faute de régles & de préceptes. Indépendamment de toute cette multitude de journaux qui, d’une voix monotone & lamentable, crient tous également à la décadence, on voit éclorre tous les ans de gros volumes sur les théatres & sur les genres. Ils ne sont point remplis de réflexions neuves ; on y concentre toujours l’art dans la seule maniere de Corneille & de Racine, & l’on se dispense d’aller au-delà. La petite théorie des auteurs convient merveilleusement à leur pratique.

Qui voudroit acheter tout ce qui s’est dit depuis cent ans sur l’art dramatique, composeroit une bibliothèque immense & inutile. Je crois que la postérité rira bien de cette idolâtrie, qui a saisi toute une nation, pour des tragédies bizarres, & qui la fait tourner servilement dans le même cercle, toute excursion lui paroissant chimérique & insensée.

On a vu passer sous les yeux de tant d’aristarques cinq à six cents tragédies, qui ont absolument la même physionomie, toutes pâles & sans expression, parce que le souffle du génie ne les a point vivifiées. La forme, la coupe des scenes, le rang des personnages, la diction rimée, tout est uniforme & fastidieux. À quoi servent les aristarques ?

La même piece a été retournée tous les vingt-cinq ans ; & c’est en cela que la pauvreté de la tragédie françoise se manifeste. Elle n’est point avertie de sa foiblesse, parce qu’elle croit remplacer par une vaine élégance toutes les richesses de l’art & de la nature.

Il n’y a qu’une bonne poétique, c’est celle qui enseigne à jeter au feu toutes ces feuilles, où des juges transcendans & des législateurs suprêmes, s’érigeant en hommes de goût par excellence, vous disent à Paris ce qu’il faut penser de tout ouvrage littéraire composé chez les nations voisines, dont ils n’entendent seulement pas la langue.

Le critique de nos jours n’est plus qu’un satyrique. Mais voyez-vous cet insecte ailé, qui tourbillonne autour d’un flambeau ? C’est l’image d’un folliculaire, qui fait cent tours & qui finit par être écrasé d’un coup de mouchette.

La critique en littérature est la chose du monde la plus inutile. L’ouvrage qu’on examine est imprimé ; les fautes sont commises, & le tems qui plonge dans l’oubli les productions défiles ou frivoles, me paroît le vrai, l’irrévocable journaliste. On ne revient point de ses jugemens ; il n’écoute ni la cabale ni les préventions ; il absorbe le livre dans son gouffre, ou le fait surnager sur l’abyme.

Pourquoi donc se dévouer à la haine de ses rivaux, & offenser l’amour-propre des hommes vivans, pour opérer ce que le tems doit faire mieux que tout autre ?

D’ailleurs l’invective est presqu’inséparable de la critique littéraire : on a beau choisir ses termes, on veut toujours dire que tel écrivain est un sot ou un ignorant. On verse le ridicule sur son œuvre ; & de là à sa personne il n’y a qu’un pas.

Les lettres faites pour répandre quelque charme sur la vie, ne doivent jamais être le prétexte de troubler le repos d’un galant homme, qui aura mal réussi en voulant instruire ou amuser les autres. Le critique le plus sage a encore quelquefois le foible de la jalousie ou de l’envie. Puis, quel est l’homme assez maître de ses passions, assez impartial, assez éclairé & doué d’un tact assez subtil pour être le juge suprême des talens & des réputations ? Que le tems prononce ; c’est à lui seul qu’appartient cet emploi.

Mais ce qui doit consoler les auteurs, c’est de voir que le plus impitoyable des critiques est toujours un auteur méprisé. Qui se sent des forces pour courir dans la carriere, ne s’amuse pas à jeter des bâtons aux jambes de ceux qui courent.

Tous ces jugeurs sont plus intrépides dans leur prononcé, & plus orgueilleux de leurs extraits, que les auteurs ne le sont de leurs productions. Ils prennent le talent d’injurier & de nuire pour la preuve d’une supériorité réelle & décidée.

Ainsi l’on ne voit plus dans l’attelier des arts,
Que légions de rats & grouppes de lézards.
Leur souffle empoisonné flétrit les renommées,
Le Pinde est envahi par d’insolens Pygmées.
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Ces docteurs pointilleux dans leur triste manie,
Le scalpel à la main, dissequent le génie ;

Et veulent qu’abaissant son vol audacieux,
Comme eux, il pense, écrive, & qu’il rampe comme eux.

M. Guyetand.