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Tableau de Paris/620

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CHAPITRE DCXX.

Journal de Paris.


Il a fallu faire une espece de violence au ministere pour pouvoir l’établir. Après toutes les contradictions usitées, le gouvernement a reconnu de quelle utilité cette feuille pouvoit être. En un instant tout Paris est instruit ou désabusé sur ce qu’il lui importe de savoir au juste.

Louis XVI, voulant couper une branche d’arbre, se blesse de son couteau-de-chasse à la cuisse. La capitale est en alarme ; on apprend en peu d’heures que la blessure est légere, & les esprits sont calmés. Il y a mille circonstances qui intéressent le public ; il pourroit se tromper dangereusement ; il est redressé tout-à coup par la vérité des faits, & la fermentation tombe en un clin-d’œil.

Mais ce qui rend cette feuille infiniment précieuse, c’est qu’elle est devenue le véhicule de la charité universelle. L’exemple du bienfait invite à la bienfaisance ; la vertu qui sommeille au fond du cœur de l’homme est avertie, & il s’établit une succession de bonnes œuvres.

La correspondance des lumieres gagne à la publication de cette feuille. Chaque art est pour ainsi dire stimulé, parce qu’aucun fait intéressant dans les arts n’est passé sous licence.

On pourroit en retrancher la partie littéraire, qui donne d’inutiles extraits d’une foule d’ouvrages éphémeres ; car l’art du souligneur n’est pas celui du critique. Cette feuille devroit être uniquement consacrée à ce qui peut intéresser la curiosité publique.

Un fait de la veille dit plus que ces réflexions vagues sur les arts. Les réflexions communes sont bientôt épuisées, les faits sont toujours nouveaux.

Il seroit bon qu’on y trouvât le récit fidele de tous les accidens qui arrivent sur le pavé de la capitale. Les gens à équipages rougiroient peut-être, en lisant que tel & tel homme a péri sous les roues de leur char ; que, pour gagner trois minutes au spectacle, ils ont écrasé un fantassin surchargé d’un fardeau qu’il voituroit pour l’intérêt de la société.

On a vu avec étonnement tel malheureux demander au barbare inconnu qui l’avoit mutilé, le prix de ses bras & de ses jambes. Un habitant de Londres, qui lisoit cet article, n’en pouvoit croire ses yeux. Là, un boiteux traversant une rue, arrête à plaisir une enfilade de voitures. Mais puisque le gouvernement a permis la publication d’une annonce aussi extraordinaire, c’est qu’il veut mettre un frein à l’insensibilité cruelle des gens qui n’ont pas fait la leçon la plus sévere à leur cocher. Il faudroit les nommer publiquement. Celui qui a passé sur le corps d’un de ses concitoyens, reverroit l’image sanglante ; elle se marieroit à son nom, & ce seroit là son premier châtiment.

Toutes les violences commises & impunies pourroient être soumises de même à l’animadversion publique ; & cette feuille, en exerçant une juste censure des délits difficiles à réprimer, mais qui nuisent au repos public en exposant les extravagances puériles ou barbares des riches qui se permettent tout, appuyés qu’ils sont de leur crédit ou de leur opulence, les retiendroit peut-être par la crainte du mépris ou du ridicule, & feroit plus de bien que les semonces particulieres des magistrats.

La feuille de Londres paroît tous les soirs ; mais comme il faut que Paris contraste avec cette ville dans les plus petites choses, la feuille françoise paroît tous les matins.

Le Journal de Paris soutient le Journal des savans, qui ne produit pas de quoi payer les frais d’impression : c’est un enfant en train de faire fortune, qui nourrit son vieux pere.

Les Journaux sont classés rigoureusement ; & comme on les assujettit à des pensions, on conserve leurs privileges, quelqu’ennuyeux & sots qu’ils puissent devenir. Mais pourquoi ne laisse-t-on pas à chacun la liberté de s’exercer dans ce genre de productions, ainsi qu’il est permis de cultiver tout autre ?

Au bout de deux ou trois ans, les bons Journaux domineroient, & les mauvais s’éteindroient dans l’oubli. On retrouveroit au moins la même somme d’argent ; & le commerce de l’encre, du papier & des caracteres iroit trois fois plus vite : tout cela nourriroit le pays latin où sont les imprimeurs, les brocheurs, les relieurs, les colporteurs, &c. &c. qui commencent à crier famine.

Le gouvernement pensionne plusieurs écrivains ; mais il ne débourse pas pour cela de l’argent. Il assujettit les Journaux à une taxe, & paie les gens de lettres avec les travaux des gens de lettres. Tel auteur a une pension sur une feuille satyrique, où il est déchiré à belles dents : ainsi il boit & mange son jugement & sa condamnation ; ce qui est assez plaisant.

On trouve sur la même feuille l’article des spectacles & celui des enterremens. Mon Dieu ! s’écrie-ton, monsieur un tel est mort ; le voilà enterré ! Vite, allons à l’Ambigu-comique, on y donne la pantomime de Dorothée.

Quand aux petites affiches elles ne rendent service qu’aux selliers, aux bijoutiers, aux marchandes de modes, aux jeunes seigneurs qui brocantent des chevaux, des tableaux, des diamans ; on y annonce les ventes après décès.

Il est clair qu’avec de l’argent on peut meubler une maison de la cave au grenier, en moins de vingt-quatre heures : ce qui seroit impossible dans une ville du second ordre. Les choses invendues & à vendre s’y trouvent en foule.

La répétition des articles, enterremens & spectacles, tels qu’ils sont dans le Journal de Paris, fait qu’on lit deux fois la même chose dans le même instant. Les rédacteurs ne pourroient-ils pas s’accorder pour faire disparoître ce double emploi ?

Les petites affiches, quoiqu’elles paroissent journellement, ne contiennent pas ce qu’elles devroient contenir. Le rédacteur, au lieu de faire son métier, qui est d’annoncer les garde-robes & les meubles à vendre, a la rage de vouloir juger des pieces de théatre, auxquelles il n’entend rien. Il est despote à sa maniere, avec son privilege exclusif. On lui apporte, par exemple, un article qui annonce une chaise de poste à livrer gratis à celui qui la ramenera de Paris à Bruxelles, ou à Bordeaux. Le rédacteur refusera d’annoncer au public cet avantage, cette commodité qui satisfait deux particuliers, sous prétexte que cela feroit tort aux loueurs de carrosses, aux messageries ; & voilà comme le privilege met de la partialité & des entraves au bien général, jusques dans une misérable feuille. Ainsi du reste. On diroit que le rédacteur de cette feuille a peur de rendre service aux particuliers, & de faire quelque chose d’avantageux au bien public.