Tableau de Paris/635
CHAPITRE DCXXXV.
Bâtimens.
La maçonnerie a recomposé un tiers de la capitale depuis vingt-cinq années. On a spéculé sur des terreins ; on a appellé des régimens de Limousins, & l’on a vu des monceaux de pierres de taille s’élever en l’air, & attester la fureur de bâtir.
Si ce goût servoit à la commodité publique, on pourroit lui donner des éloges ; mais c’est la maçonnerie, & non l’architecture, qui triomphe : le parvenu veut avoir des appartemens spacieux, & le marchand prétend se loger comme le prince.
Tandis que les salles de spectacle s’élevent de toutes parts, qu’on a rebâti l’opéra, le théatre françois, le théatre dit italien, l’Hôtel-Dieu demeure resserré dans son enceinte mal-saine ; on a construit des boudoirs, des salles de bains ; chacun a bâti pour soi, s’est livré aux recherches voluptueuses, & les lits des hôpitaux sont demeurés les mêmes.
Les spéculateurs ont appellé les entrepreneurs qui, le plan dans une main, le devis dans l’autre, ont échauffé l’esprit des capitalistes. Les jardins se sont pétrifiés, & de hautes maisons ont frappé les regards au même lieu où l’œil voyoit croître des légumes.
Le milieu de la ville a subi les métamorphoses de l’infatigable marteau du tailleur de pierres : les Quinze-vingt ont disparu, & leur terrein porte une enfilade d’édifices neufs & réguliers ; les invalides, qui sembloient devoir reposer au milieu de la campagne, sont environnés de maisons nouvelles ; la Vieille-monnoie a fait place à deux rues ; la chaussée d’Antin est un quartier nouveau & considérable.
Plus de porte Saint-Antoine. La Bastille seule à l’air de tenir bon, de vouloir épouvanter sans cesse nos regards de son hideuse figure. Sur ces fossés, témoins des jeux sanglans de la fronde, s’élevent des bâtimens qui feront douter s’il y eût jamais là des remparts que le boulet a frappés.
Les grues qui font monter en l’air des pierres énormes, environnent Sainte-Genevieve & la paroisse de la Madeleine. Dans les plaines voisines de Mont-Rouge, on voit tourner ces roues qui ont vingt-cinq à trente pieds de diametre, & qui épuisent les carrieres.
Malgré cette multitude de bâtimens nouveaux, les loyers n’ont pas baissé de prix ; la population n’a point augmenté ; il est venu une foule d’étrangers, de curieux, de provinciaux oisifs, de laquais. On demeure à Paris, mais on n’y séjourne que l’hiver. Paris est désert l’été : il n’en faut pas moins des appartemens vastes, qui demeurent vides pendant la moitié de l’année.
Les chambres trouvent toujours des locataires ; & tandis que plusieurs hôtels n’ont que le portier pour gardien & pour habitant, les petits se disputent des tanieres & des mansardes.
L’architecture a cherché des formes nouvelles ; & ce caractere d’élégance & de bizarrerie qu’on a imprimé aux bijoux, on l’a appliqué aux bâtimens modernes. On voit des colifichets au contour fantasque, & les palais sont devenus des bagatelles. La maison de feue madame Thelusson offre un domicile étrange : mais on dit qu’il étoit tems d’ôter à l’architecture sa pesante gravité, & de la soustraire à ces regles monotones qui imprimoient par-tout l’ennuyeux compas.
L’architecture, jadis majestueuse & qui ne dérogeoit pas, s’est ployée à la licence de nos mœurs & de nos idées. Elle a prévu & satisfait toutes les intentions de la débauche & du libertinage ; les issues secretes & les escaliers dérobés sont au ton des romans du jour. L’architecture enfin, complice de nos désordres, est non moins licencieuse que notre poésie érotique.
Il paroît qu’on ne songe pas à déserter Paris ; car c’est à qui se logera d’une maniere plus magnifique. L’architecte, étranger à tous les goûts raffinés du siecle, est jugé sans imanation, eût-il quelque chose du style de Michel-Ange.
On rebâtit le palais de la justice. Oh, si l’on pouvoit rebâtir de même l’art de la rendre, & que l’on vît tomber avec ces gothiques murailles ce code ténébreux, & ces formes barbares où se plaît & se nourrit la chicanne, comme dans un labyrinthe approvisionné & digne d’elle !
Verra-t-on la population s’augmenter lorsqu’il y a de quoi loger le double d’habitans ?
Les maçons ont dû faire fortune : aussi sont-ils fort à leur aise, après quelques années de travaux. Aucun métier n’a été plus lucratif que le leur ; mais le pauvre Limousin, qui plonge ses bras dans la chaux, semblable au soldat, reste au bout de dix années toujours pauvre, tandis que le maçon qui voit la truelle, mais qui ne la touche pas, visite en équipage les phalanges éparses de son régiment plâtreux, & ressemble à un colonel qui fait une revue.
Tandis que l’on ne parle que de quitter Paris & d’aller vivre à la campagne, l’on bâtit à la ville.
Je ne sais si les maisons appellent tôt ou tard les habitans ; s’il faut qu’elles se remplissent inévitablement ; si la case suppose nécessairement l’animal qui doit en remplir le vuide ; si les murailles attirent & fixent l’espece humaine : mais ce n’est pas tout que d’être logé.
En attendant que toutes les autres aisances se joignent à celle-ci, on déserte les provinces beaucoup plus que l’on ne faisoit autrefois. On retombe l’hiver sur la capitale ; c’est un penchant universel & presqu’invincible. On dit qu’on aime le lieu où triomphent les beaux arts, & l’on n’avoue pas que c’est le goût du plaisir & souvent du libertinage qui vient chercher ces asyles, où l’on file à son gré une vie voluptueuse & clandestine.