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Tableau de Paris/637

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CHAPITRE DCXXXVII.

Maçons.


Qui est-ce qui pourroit s’imaginer qu’un ouvrier de cette espece fît de la musique, en construisant un mur ? Voici comment il veut participer à l’art des Pergolese, des Gluck & des Gretri.

Tous les murs des maisons de ville doivent être construits en totalité, ou en pierres de taille, ou en moëlons ; ou partie en pierre de taille, & partie en moëlons. Ces trois constructions appartiennent aux maçons. Le plus grand vice dans un mur de maçonnerie, construit de l’une des trois manieres citées, est de ne point se trouver d’aplomb. Il est rare que le maçon commette cette faute ; elle est trop visible ; il en seroit trop tôt convaincu.

À l’égard des murs en moëlons, il y emploie du débris de cheminées abattues, parce que ces débris ne lui coûtent que très-peu de chose, ou rien du tout. L’emploi qu’il en fait lui épargne même les frais de voiture, pour les transporter dans les lieux indiqués par la police.

Mais où la ruse & la fripponnerie du maçon triomphent & se cachent, c’est dans les murs en pierres de taille, en tout ou en partie. Chaque pierre doit avoir l’épaisseur du mur, pour que le mur soit très-solide ; & le propriétaire paie cher pour cette dépense fondamentale.

Que fait le maçon imposteur ? Il emploie du carreau de pierre de trois pouces d’épaisseur, il le met debout de chaque côté du mur, de maniere que les deux carreaux ressemblent parfaitement à une pierre de taille. L’œil est trompé. Si le mur doit avoir vingt pouces d’épaisseur en un seul morceau de pierre, il n’en a que six en deux morceaux ; & si le morceau en pierre vaut six livres, les deux morceaux ne valent que vingt ou trente sols.

Il reste un vuide de quatorze pouces entre les deux carreaux. Quelquefois le dangereux maçon laisse ce vuide par économie, mais quand il a un reste de pudeur, il le remplit avec des débris de cheminées, ou par de petits morceaux de moëlons liés avec du mortier ou du plâtre.

Ce délit punissable, en terme de coterie ou de maçonnerie, est appelle faire de la musique, par ressemblance des lignes & des espaces dans les papiers de musique. Ainsi, non seulement le maçon vole, mais il en plaisante encore.

Il enleve au propriétaire la solidité de son mur, & à sa bourse quatre livres dix sols, sur six livres, chaque fois qu’il répete ce vol.

Beaucoup de maçons s’en rendent coupables d’autant plus intrépidement, que les gens du métier sont les seuls qui puissent s’en appercevoir ; encore faut-il que le maçon soit grossier dans son travail. Quand il ne l’est pas, quand il a eu recours à une certaine ruse, les gens du métier eux-mêmes n’y connoissent plus rien qu’en perçant la pierre au milieu, ou le mur à côté de la pierre soupçonnée carreau.

On s’en apperçoit si sa pierre n’est point piquée à la pointe du marteau, ou si elle n’est pas sciée dans le sens du plat de la pierre ; mais les maçons habiles la font piquer ou scier dans le sens du plat représentant la pierre.

Qu’on s’étonne encore de la prompte fortune de ces entrepreneurs. C’est en faisant de la musique de cette sorte qu’ils parviennent à avoir une voiture pour aller à l’opéra, & Gluck n’a point tant gagné en traçant les lignes de sa musique sublime.

Ce délit, rarement dévoilé, n’est jamais puni, même quand l’entrepreneur en a été convaincu. Le maçon décrédité dans l’esprit d’un particulier ou d’une communauté, manque seulement de profiter du vol qu’il auroit fait dans la suite ; il va abuser un autre citoyen que la ruineuse manie de bâtir a saisi, & qui ne sait pas que le maçon est expert en musique.

Les constructeurs du Colysée ont été de grands musiciens. Aussi contemplez sa figure.

On voit encore des vestiges du Colysée bâti par les Romains ; mais le nôtre n’a pas vécu intact pendant quinze mois. Chaque année en a vu une portion se briser, se fendre ou s’écrouler. À la septieme année, il a été interdit pour toujours, à cause de sa mauvaise construction & des risques que le public courroit en le fréquentant. Il seroit déjà écroulé entiérement, si en attendant le jugement des procès, il n’y avoit pas été mis bien des étais ; mais avant peu il n’en existera plus rien par sa chute universelle.

Les procès résultans de sa vicieuse construction, ont mis dans un jour évident les fautes graves des ouvriers en bâtimens, & combien les malheureux propriétaires ont été trompés par ces hommes à lourd marteau.

La tête la plus fortement organisée ne sauroit débrouiller ce chaos juridique ; & cette leçon doit avertir les propriétaires à ne point bailler désormais des fonds pour tout édifice où ils ne seront pas maîtres absolus.

Monseigneur le comte d’Artois vient de purifier ce terrein par une acquisition solemnelle.

Les ouvriers plaident encore contre les propriétaires du Colysée. Quel que soit l’arrêt qui interviendra, il est de fait que les architectes, maçons, charpentiers, menuisiers, serruriers écrasent encore plus les citoyens avec le marteau, que les gens de justice ne les égratignent avec leurs plumes. Un entrepreneur de bâtimens n’a aucun reproche à faire à un procureur de la cour. Quod erat demonstrandum.