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Tableau de Paris/667

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CHAPITRE DCLXVII.

Coulisses.


Vous voyez la tragédie de Zaïre, le tendre, le jaloux Orosmane, la belle néophyte, le noble Nérestan, & ce vénérable Lusignan, courbé sous le poids des années. Vous voyez Iphigénie qu’on va sacrifier ; le dieu du jour & de la poésie environné des neuf Muses descend de l’olympe dans un char étincelant. Acteurs, décorations, jeu théatral, comme tout cela est beau, noble, brillant dans son point de vue ! C’est un ensemble qui plaît à l’œil & même à la réflexion.

Mais la perspective du théatre est tout. Ne vous placez pas dans les coulisses si vous voulez jouir ; car si vous tournez les loges, tout le charme est disparu. Orosmane a les joues enluminées, & fait peur ; Zaïre est couverte de clinquant, & parle à son perruquier ; Iphigénie ne peut pas tendre la gorge au couteau mortel, car elle n’en a point. Apollon est sec & plat, sa lyre est un morceau de bois. Lusignan, le visage plâtré, porte une perruque de crins blancs enlevés à la queue d’un cheval ; les lampions, les garçons de théatre, les trapes, le derriere des décorations, le rouge plaqué des actrices, tout cela est triste, désagréable, hideux. Il n’y a plus ni forme, ni proportions. L’acteur rentrant dans la coulisse au bruit des battemens de mains, a un visage si défiguré qu’on ne peut se persuader qu’il vient d’être applaudi.

Il n’y a rien qui dégoûte de l’art comme ce qui se voit dans les coulisses : l’imagination est désenchantée. Voir ces rouages, ces poulies, cet oripeau, ce plâtrage, ces lampions fumeux, ces dégoutans valets de théatre, autant vaudroit briser une belle figure de marbre, pour considérer l’intérieur de la pierre. Que l’art dramatique est beau quand on est placé au parterre ! Qu’il est hideux lorsqu’on le juge à côté des machines qu’il fait mouvoir ! L’auteur & l’acteur voyant là les ressorts de trop près, n’ont plus les jouissances qu’ils communiquent. Il faut perdre de vue les coulisses ; il faut même les oublier pour entreprendre un nouvel ouvrage.

Que celui qui chérit l’art & qui ne veut pas en perdre le sentiment exquis, s’abstienne de voir le jeu anatomique de nos spectacles ; il y a de quoi guérir les plus intrépides amateurs de Melpomene & de Thalie. Ces déesses ont perdu leurs attraits à la fumée des lampions ; & tous ces héros de théatre n’ont plus que des physionomies qui vous repoussent autant qu’elles vous charmoient dans l’heureux point de vue.

Il ne faut donc point le quitter, si l’on veut que l’illusion subsiste ; & le meilleur moyen, je crois, pour convertir le jeune homme trop atteint de la manie du théatre, seroit de le faire circuler dans les coulisses pendant quelques mois. C’est là que le fantôme de la renommée littéraire tout-à-coup se décompose, & qu’il faut une tête forte pour surmonter ce coup-d’œil. Il décourage, il attriste, il émousse nos pinceaux.

Il vaut mieux être loin & se confier à son imagination, que d’aller suivre l’art pas à pas dans ces ruelles où les couleurs grossieres sont sur les toiles & sur les visages.

Par coulisses, j’entends aussi les épreuves par lesquelles un auteur doit passer. Présentation de piece, lecture, répétition, conciliation d’acteurs, arrangement de scene ; quelle patience héroïque, quelle constance ne faut-il pas à un auteur pour surmonter ces importuns & misérables détails !

On parle d’un jeune homme éperduement amoureux d’une belle femme qui lui refusoit ses faveurs. Il la poursuit, il s’attache à ses pas, il tombe à ses pieds, embrasse ses genoux ; d’une main impatiente & que le desir anime, il découvre ses charmes. La belle femme avait un cancer au sein ; l’amoureux guéri recule & fuit : ainsi plus d’un adorateur de Melpomene & de Thalie, après avoir convoité leurs charmes, après leur avoir fait une espece de violence, découvre un jour l’ulcere secret qui lui fait prendre la fuite.

Vous qui voulez jouir de l’art & conserver ses douces illusions, demeurez au parterre & n’en sortez point. Ne montez pas même au foyer, & laissez les auteurs, martyrs de vos voluptés, errer dans les coulisses.