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Tableau de Paris/674

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CHAPITRE DCLXXIV.

Vue des Alpes.


Jai quitté Paris pour mieux le peindre. Loin de l’objet de mes crayons, mon imagination l’embrasse & se le représente tout entier. Je le considere avec plus de recueillement. C’est au séjour de la paix & de la tranquillité que je décris le bruit tumultueux, l’agitation & les vices de la capitale.

Le magnifique amphithéatre des Alpes est sous mes regards, & ma pensée plonge dans la fange de ses ruisseaux infects & de ses mœurs. Tandis que j’écris ce livre, tout-à-la-fois trop long & trop court, je vois autour de moi des hommes qui n’ont pas la moindre idée du tableau dont j’apprête les couleurs.

Heureux l’habitant des Alpes, élevé sur un rocher entre le ciel & la terre ! Il respire un air pur, il voit le soleil dans toute sa pompe, il possede la modération, il est satisfait ; & n’appercevant pas les travers & les folies de l’opulence, il se croit riche.

La superstition ne l’approche point ; la superstition habite toujours chez les peuples pauvres & malheureux qui souffrent des attentats d’un fisc dévastateur. Ici, son nom même est inconnu ; les roides formalités des douanes accablantes, pour un tribut mesquin, n’épouvantent point une industrie libre. Ces petites peuplades qui jouissent sans partage des biens de la terre, ayant une certaine abondance, sont exemptes de ces craintes de l’avenir, qui tourmentent le Parisien. L’inquiétude est son élément ; il regarde sa subsistance comme pouvant lui échapper le lendemain.

Ici l’habitant des montagnes, avec un peu de travail, s’approprie les richesses simples qui l’environnent ; il ne connoît point ces convulsions de l’ame, qu’enfantent les desirs trop vifs & les espérances trompées. Et comme tout est lié, comme le moral dépend du physique, la tranquillité du pays se réfléchit sur son visage calme. Les vices honteux n’approchent point sa cabane champêtre ; le lait de ses troupeaux semble garantir l’innocence de ses filles ; les forces de son esprit semblent visiblement combinées avec celles de son corps. Il n’a point le feu du génie ; mais il n’est pas soumis à de viles erreurs. Il méconnoît les arts brillans ; mais les préjugés nuisibles ne l’obsedent pas. Il ignore les jouissances vives ; mais il foule aux pieds les opinions extravagantes.

Oh, comme ce spectacle change les idées qu’on a reçues dans la capitale ! Qu’il est bon, qu’il est utile d’avoir plongé son ame dans cette athmosphere de liberté & de simplicité ; d’avoir vu des peuples imperceptibles à l’œil audacieux de la remuante politique, mais qui n’accusent point leurs administrateurs, qui les respectent & qui les regardent comme amis de la patrie[1] !

Oh, c’est de dessus ce rocher solitaire qu’il faut contempler les agitations des grandes villes, voir les passions cupides se heurter, les grands vouloir encore arracher aux petits ce qu’ils possedent, & les petits se venger par des haines sourdes & des imprécations concentrées ! C’est d’ici que l’on pourroit dire la vérité, la dire d’un ton qui maîtriseroit l’attention ; la répéter avec force, avec véhémence, avec dignité. Quand on écrit en face de ces montagnes, le censeur royal n’y empêche point d’être le censeur des administrations vicieuses, & de marquer au front les ennemis de l’humanité ou de la liberté publique.

N’est-ce pas ici que le prophete semble vous dire à l’oreille : crie à plein gosier, ne t’épargne point ; éleve la voix comme le son du cor : tourmente qui ne veut point entendre ; n’abaisse point l’énergie de ton caractere ; charge-toi du ministere le plus imposant. Censure, non les abus d’une ville, mais les abus dont la réforme intéresseroit l’humanité entiere. Sur ce rocher qui domine l’Europe, écris pour l’univers.

Mais ce moment d’enthousiasme qui échauffe un instant l’ame de l’homme, est trop impétueux & trop grand pour être contenu long-tems dans le sein d’un être foible & borné. L’homme le plus près des cieux a senti l’étincelle divine dont son ame fut allumée ; c’est devant la majesté du ciel qu’il a reconnu avec plus de force les folies & les malheurs de la terre ; mais à force de sentir, bientôt ce qu’il sent le mieux, c’est sa foiblesse, sa petitesse, son impuissance. Il voit les maux politiques invinciblement liés à la force physique, à la force écrasante.

Elle est au-dessus de sa tête. Cette avalanche roulante avec le bruit du tonnerre, va engloutir l’observateur, le réformateur & ses plans généreux. Foible & petit, ébranlera-t-il plutôt le mal moral que le mal physique ? Dans ce cœur si chaudement ému, quelle force, quel moyen trouvera-t-il ? Qu’est-il ? Que veut-il ? Que peut-il ?

Bientôt reconnoissant, qu’un chaînon est lié à l’immense chaîne, & ne peut rien sur elle, il sort de son délire, il n’en conserve que la sensation adoucie, comme un mouvement curieux & bon de l’ame humaine ; & son cœur ne se sent plus pressé que du soupir de la pitié.

Il vouloit réformer les hommes ; il ne fait plus qu’admirer la nature. La nature autour de lui semble lui crier : je suis grande, & tu es petit ; cet horizon est immense & ta conception est bornée. Ce rocher a vu les premiers jours de l’univers ; s’il pouvoit parler, il te confondroit. Sois en silence devant ces masses énormes.

Oui, c’est ici que cette foule d’abus, qui investissent l’humanité, semblent attachés à l’homme qui rampe dans le bas des plaines, comme la taupe qui a creusé son habitation dans la terre. Il s’est éloigné de la région céleste ; il n’a point su gravir le sommet des montagnes, pour y retirer cet air fortifiant qui monte l’ame au ton de la vertu. L’homme secoueroit sans doute les viles passions en gravissant vers un séjour élevé ; & toutes ses pensées ne sont peut-être basses & terrestres que parce qu’il s’est enseveli dans des maisons que la boue & la fange environnent. Que l’homme monte sur les hauteurs ; sa pensée s’élevera avec lui, & il perdra toutes ces petites idées rampantes & uniformes comme le terrein sur lequel il marchoit. C’est ici que l’homme est plus fort, qu’il est meilleur. La nature semble porter plus visiblement, sous un aspect informe, brut & sévere, l’empreinte d’une main auguste & créatrice. Ici, les noires forêts de sapins jettent leur ombrage solemnel. Là roule en mugissant le torrent qui a coupé la montagne, depuis sa cime jusqu’à sa base, & qui semble tomber dans un abyme sans fond. On admire, on recule d’effroi ; l’œil revient sonder le gouffre ; le pied est tremblant, & l’ame est en extase.

Un vaste amphithéatre de glaces éternelles, un paysage majestueux, des lacs qui répetent les sommets irréguliers qui les environnent ; des pyramides dont la base semble les fondemens du globe ; des ruines immenses & magnifiques, images & restes du chaos ; comme si une planete étoit tombée sur notre globe & eût semé inégalement dans sa chûte les ossemens ou les membres épars d’un monde dissous[2] ; des bouts de rochers pendans en précipices, où l’homme a planté sa cabane, où il vit libre & heureux au milieu de ces majestueuses horreurs : voilà les grands objets qui attachent l’ame toute entiere, & la remplissent sans l’épouvanter.

Le naturaliste & le poëte y reçoivent des leçons fécondes & des images neuves. Le globe laisse voir à nu ses entrailles, ainsi que le travail souterrein des fleuves ébauchés, qui doivent sortir de ses flancs pour arroser les royaumes & alimenter leur opulence.

C’est là que l’homme est parfaitement libre, & qu’il ne pourra jamais être asservi. Le tonnerre darde sous les pieds de ces heureux républicains, ses fleches enflammées. Et quand l’Europe est en feu, c’est de loin qu’ils apperçoivent la fumée des combats, la discorde sanglante des états vient expirer aux pieds de ces montagnes, qui semblent le véritable séjour du sage & du contemplateur.

  1. Dans le canton de Soleure, le 2 juin 1783, il s’est donné un repas solemnel ; espece de célébration annuelle de la liberté helvétique, consacrée par la présence des savans & des hommes éclairés de l’Allemagne & de la Suisse. Tous les convives burent dans un vase sculpté qui représentoit Guillaume Tell & son fils avec la pomme ; ils y burent du vin qui avoit crû sur le fameux cimetiere, aujourd’hui planté en vignes, où s’est donnée la bataille S. Jacques en 1444, entre Louis XI & une poignée de Suisses.
  2. C’est une idée qui m’a frappé, en voyant le Mont-Pilat ; & il a été impossible à mon imagination de ne pas faire aussi un systême.