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Tableau de Paris/772

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CHAPITRE DCCLXXII.

Marais.


Pourquoi avoir donné à ces belles & utiles plantations le nom de marais, ce qui réveille l’idée sale d’une eau croupissante, & d’une terre limonneuse, desséchée sous les chaleurs de l’été, tandis que ce sont des jardins bien cultivés, & remplis de plantes potagères ? L’ordre, la propreté, la symétrie, distinguent la main de ces jardiniers. L’arpent rapporte jusqu’à cent écus. C’est une verdure éternelle dans ces marais, où les salades de toutes les saisons montrent successivement leurs tiges.

Dans les temps de sécheresse, ces jardiniers puisent l’eau sans relâche. La terre est altérée autour de ces plantes ; & celles-ci fraîches & brillantes sont toujours humectées d’une salutaire rosée ; même avant qu’elles soient cueillies, elles rafraîchissent le sang par l’organe de la vue.

Les jardiniers qui font valoir ces marais, s’appellent maraîchers. Ils ont besoin d’un travail assidu ; ils promènent l’arrosoir à chaque instant ; & rien n’est plus agréable à l’œil que cette gerbe crystallisée, inondant ces jeunes plantes, trésors de végétations, & saine nourriture de l’homme dans toutes les saisons.

Ces plantes, dressées en pyramides sur des hottes, s’en vont avant le point du jour, & sous la rosée du matin, étaler leur verdure dans nos marchés ; ce qui a fait dire qu’il n’y avoit pas de plus beau jardin dans le monde que les halles à Paris.

L’alentour de la capitale est peuplé de ces marais, & de maisons agréables, différemment situées. On y trouve des hôtels, & même quelques palais, qui ne sont séparés que par cette brillante végétation : & pour varier le coup-d’œil, on a marié à ces jardins utiles ces jardins de l’opulence dont on admire la pompe, mais qui font rapporter la vue sur la simple laitue & la fraise odorante.

L’odeur du fumier ne déplaît point, lorsqu’il appartient à cette riche reproduction. On sort, quand on veut, de ces marais, où le melon est enfermé sous sa cloche, & se transforme de loin en topaze, pour se promener aux champs-élysées ; lesquels se marient aux hauteurs de Passy, au bois de Boulogne : c’est une continuité de jardins publics ; & vous retrouvez les mêmes jouissances du côté de Vincennes. Meudon, avec sa situation pittoresque, vous appelle ; Saint-Cloud vous invite. Vous suivez les détours de la Seine, & par-tout des endroits enchantés : Londres n’a pas un de ces avantages. Toutes ces vastes & riantes promenades sont ouvertes incessamment à tous les promeneurs, soit à pied, soit à cheval ; & elles sont solitaires les jours ouvrables, tandis que les dimanches & fêtes elles offrent les jolies filles de la capitale, les paysannes sveltes des hameaux, qui se regardent étonnées de se trouver ensemble, & qui après une muette censure de leurs habillemens & de leurs charmes, dansent sur le même plateau, & troquent d’amans au milieu de leurs danses ; ce qui éveille la jalousie, & ajoûte à l’amour pour toute la semaine. Au troisième dimanche il en resulte un joli mariage, qui donnera à l’État un sujet qui fera vivre, par le produit de ses mains, une multitude d’êtres. Mais en me promenant je rencontre l’insipide peuplier, qui remplace, aux environs de la ville, le noyer arrondi, le chêne robuste, le platane philosophique, l’orme vigoureux. Le premier coup-d’œil en est agréable ; mais cet arbre se ressemble, & la monotonie se fait sentir. Je ne voudrois plus voir le peuplier ni l’orgueilleuse charmille. Je préférerois le sycomore ou le platane, & des allées un peu ouvertes à ces petites routes tournantes, où vous êtes emprisonné dans des murailles de verdure.

Je ne sais pourquoi il est si difficile de faire un jardin. Il y en a qui m’excèdent avec leurs fleurs & leur treillage. Celui du maréchal de Biron est de ce nombre, triste jardin, bien français.

Il n’est pas hors de propos de remarquer que le peuplier & le marronnier d’Inde, autre espèce dont le bois & le fruit ne sont bons à rien, ont pris faveur en France.

Je ne connois rien de plus beau aux environs de la capitale, que Chantilly. Je ne lui ai encore rien trouvé de comparable. Trente voyages dans ce lieu enchanté n’ont pas encore épuisé mon admiration. C’est le plus beau mariage qu’aient jamais fait l’art & la nature. Ils sont parfaitement d’accord, & cette heureuse intelligence ajoûte aux plaisirs de l’observateur. Jamais le propriétaire n’en aura joui comme moi, car il n’a point eu la surprise ; il étoit prévenu par les comptes & par la dépense, & moi je n’ai rien vu de cela, & j’ai usé long-temps de toutes les beautés de ce lieu. Oh ! qu’il y a une manière de jouir du luxe des princes ! Voilà le secret du philosophe.

La manie des jardins anglois a puni ces financiers gonflés de nos richesses, en en ruinant plusieurs de fond en comble. On n’a pu ni les plaindre ni les justifier ; & les trésors coupables ont fui de leurs mains, & n’ont point passé à leurs descendans. Oh ! s’ils n’avoient eu que des marais, des plantes potagères, des arbres fruitiers, leurs noms ne seroient point avilis, & ils auroient joui des dons de la nature, sans la tourmenter par des travaux extraordinaires, qui n’ont abouti qu’à leur ruine, & qu’à priver la terre de sa fécondité ; car on a pulvérisé mes chers marais, pour élever sur leurs tiges les édifices scandaleux de l’orgueil & du libertinage.