Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale/La Bourgogne

La bibliothèque libre.

La sèche et sombre contrée d’Autun et du Morvan n’a rien de l’aménité bourguignonne. Celui qui veut connaître la vraie Bourgogne, l’aimable et vineuse Bourgogne, doit remonter la Saône par Châlons, puis tourner par la Côte-d’Or au plateau de Dijon, et redescendre vers Auxerre ; bon pays, où les villes mettent des pampres dans leurs armes[1], où tout le monde s’appelle frère ou cousin, pays de bons vivants et de joyeux noëls[2]. Aucune province n’eut plus grandes abbayes, plus riches, plus fécondes en colonies lointaines : Saint-Bénigne à Dijon ; près de Mâcon, Cluny ; enfin Cîteaux, à deux pas de Châlons. Telle était la splendeur de ces monastères que Cluny reçut une fois le pape, le roi de France, et je ne sais combien de princes avec leurs suites, sans que les moines se dérangeassent. Cîteaux fut plus grande encore, ou du moins plus féconde. Elle est la mère de Clairvaux, la mère de saint Bernard ; son abbé, l’abbé des abbés, était reconnu pour chef d’ordre, en 1491, par trois mille deux cent cinquante-deux monastères. Ce sont les moines de Cîteaux qui, au commencement du XIIIe siècle, fondèrent les ordres militaires d’Espagne, et prêchèrent la croisade des Albigeois, comme saint Bernard avait prêché la seconde croisade de Jérusalem. La Bourgogne est le pays des orateurs, celui de la pompeuse et solennelle éloquence. C’est de la partie élevée de la province, de celle qui verse la Seine, de Dijon et de Montbar, que sont parties les voix les plus retentissantes de la France, celles de saint Bernard, de Bossuet et de Buffon. Mais l’aimable sentimentalité de la Bourgogne est remarquable sur d’autres points, avec plus de grâce au nord, plus d’éclat au midi. Vers Semur, Mme  de Chantal, et sa petite fille, Mme  de Sévigné ; à Mâcon, Lamartine, le poëte de l’âme religieuse et solitaire ; à Charolles, Edgar Quinet, celui de l’histoire et de l’humanité[3].

La France n’a pas d’élément plus liant que la Bourgogne, plus capable de réconcilier le Nord et le Midi. Ses comtes ou ducs, sortis de deux branches des Capets, ont donné, au XIIe siècle, des souverains aux royaumes d’Espagne ; plus tard, à la Franche-Comté, à la Flandre, à tous les Pays-Bas. Mais ils n’ont pu descendre la vallée de la Seine, ni s’établir dans les plaines du centre, malgré le secours des Anglais. Le pauvre roi de Bourges[4], d’Orléans et de Reims, l’a emporté sur le grand-duc de Bourgogne. Les communes de France, qui avaient d’abord soutenu celui-ci, se rallièrent peu à peu contre l’oppresseur des communes de Flandre.

Ce n’est pas en Bourgogne que devait s’achever le destin de la France. Cette province féodale ne pouvait lui donner la forme monarchique et démocratique à laquelle elle tendait. Le génie de la France devait descendre dans les plaines décolorées du centre, abjurer l’orgueil et l’enflure, la forme oratoire elle-même, pour porter son dernier fruit, le plus exquis, le plus français. La Bourgogne semble avoir encore quelque chose de ses Burgundes ; la sève enivrante de Beaune et de Mâcon trouble comme celle du Rhin. L’éloquence bourguignonne tient de la rhétorique. L’exubérante beauté des femmes de Vermanton et d’Auxerre n’exprime pas mal cette littérature et l’ampleur de ses formes. La chair et le sang dominent ici ; l’enflure aussi, et la sentimentalité vulgaire. Citons seulement Crébillon, Longepierre et Sedaine. Il nous faut quelque chose de plus sobre et de plus sévère pour former le noyau de la France.



  1. Voyez les armes de Dijon et de Beaune. App., 33.
  2. Voir le curieux recueil de la Monnoye. — Piron était de Dijon (né en 1640, mort en 1727).
  3. Notre cher et grand Quinet, né à Bourg, a été élevé à Charolles. App., 34.
  4. Charles VII.