Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 3/Établissement militaire

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ÉTABLISSEMENT MILITAIRE.

L’armée régulière se compose des Douraunées, des Gholaumi-Schauhs et des Karra-Nohur. Il y a aussi une sorte de milice appelée iljauri, qui marche seulement dans les occasions extraordinaires. La guerre civile actuelle a vu se former des corps de volontaires sous le nom de Dawatullubs.

Les sous-divisions des Douraunées sont tenues de fournir près de douze mille hommes ; c’est à cette condition qu’elles tiennent les tecouls ou fonds de terre, que leur ont accordés Ahmed-Schah et Nadir. Ces troupes reçoivent de plus trois mois de paie par année quand elles sont en activité de service. Cette paie est pour chaque homme de deux cent cinquante francs, lesquels, joints à la rente des terres, font une solde totale de mille francs.

Les soldats de chaque subdivision forment un régiment ou légion séparée sous le nom de dusteh. Les officiers sont nommés d’après les droits de leur naissance, comme les chefs civils.

Lorsque le pays des Douraunées devient lui-même le théâtre de la guerre, le roi peut y lever autant d’hommes qu’il a le moyen d’en payer.

Les Gholaumi-Schauhs, que l’on appelle aussi Gholaum-Khauneh, s’élèvent à plus de treize mille hommes.

Ahmed-Schah a formé cette milice des étrangers qui se trouvoient établis dans le pays des Douraunées. Il y a joint une multitude de déserteurs persans, et notamment des soldats de Nadir-Schah. Cette petite armée a été recrutée dans la suite parmi les Tauriks de Caboul.

Cette troupe est plus fidèle que ne le sont les Afghans dans les guerres civiles ; elle sait qu’elle peut retomber tôt ou tard au pouvoir du prince dont elle auroit déserté la cause, que d’ailleurs les vainqueurs sont moins irrités de sa fidélité que leur propre parti ne le seroit de leur perfidie.

Les Gholaums sont les soldats les plus infatigables. On les enrôle pour la vie, et ils n’ont aucun moyen ni de faire des réclamations tumultueuses, ni même de se faire payer leur solde avec exactitude. Si le roi pouvoit les payer régulièrement, il trouveroit facilement le double de Taujiks à enrôler.

Le nombre de dustehs ou régimens est de huit à dix, et leurs forces varient beaucoup.

Un autre corps de troupes permanent et fort de huit cents hommes, sous le nom de Shahinchis, consiste en soldats montés sur des chameaux, et armés de gros pierriers.

On dit que l’artillerie du royaume est assez considérable ; cependant, Schah-Sujauh n’avoit que cinq pièces de canon lorsqu’il ouvrit la campagne à Peshawer en 1809. Cette artillerie est, sous tous les rapports, supérieure à celle même des naturels de l’Inde.

Le roi a une garde de quelques centaines de cipayes indous, lesquels font le service à la porte de son harem. Ils sont habillés à l’imitation des cipayes anglais, mais n’observent aucune discipline.

L’infanterie irrégulière, qui tient garnison dans les forts, est payée sur les revenus des provinces respectives. Le fort d’Altock n’étoit gardé que par cent cinquante hommes au plus.

Les karra-nokurs sont des soldats fournis en temps de guerre par les propriétaires ruraux, d’après un tarif anciennement fixé. Les dépenses du service sont payées par une remise sur les impôts lors du premier équipement. Leur nombre est très-variable. La cour prétend qu’il est dû un homme par charrue en activité, mais les tribus puissantes ne s’astreignent pas à ce nombre, et quelques-unes n’en donnent pas du tout.

Lorsqu’on lève cette milice, les mulliks somment les propriétaires des terres de fournir leur contingent. Ceux-ci ont le choix de servir en personne ou de se faire remplacer. Les suppléans sont faciles à trouver parmi les pauvres gens du village ou des environs ; leur prix est de cinq à sept tomans (deux cent cinquante à trois cents francs). En outre, le chef du village doit équiper ou entretenir un cavalier à raison de trois tomans. Très souvent le chef douraunée préfère recevoir l’argent au lieu du cavalier ; ce qui porte l’effectif de cette armée au dessous de ce qu’il devroit être. Il n’est pas rare non plus que le roi se contente de contributions en argent au lieu du contingent en hommes que devroient livrer certains districts.

Les nouveaux enrôlés sont obligés de rester sous les drapeaux jusqu’à parfait licenciement, sans recevoir aucune solde, soit du roi, soit du chef du village. Cependant chaque subdivision est obligée de donner des secours en grains aux familles des cavaliers. Depuis la décadence de la monarchie, le roi s’est vu forcé d’accorder quelques gratifications aux karra-nokur, qu’il emploie activement.

Toute cette milice est à cheval, excepté deux mille hommes fournis par le district du Cohistaun, près de Caboul.

Les iljauris ne sont levés, comme on l’a dit plus haut, qu’en des circonstances critiques ; c’est une espèce de landwehr ou de garde nationale mobile. D’après les lois, le nombre devroit s’élever au dixième de la population ; mais il n’est jamais aussi considérable.

Ce sont les hommes les plus pauvres que l’on fait entrer dans l’iljauri ; ils reçoivent une somme une fois payée pour s’entretenir pendant le temps présumé de leurs services ; mais elle excède rarement cinq roupies (quinze francs). Cet argent est payé au moyen d’une taxe sur tous les habitans qui ne paient point d’impôt territorial, notamment sur les mollahs, les marchands et les étrangers. En effet il est juste que les propriétaires, sur qui retombe tout le fardeau des karra-nokur, soient exempts de cette nouvelle charge.

D’après l’exiguité de la paie il est bien difficile de trouver des volontaires pour ce service, et il faut avoir recours à la contrainte. Ce n’est donc que parmi les tribus qui avoisinent les grandes villes, ou sur le passage des armées que l’on peut lever les iljauris. D’un autre côté, cette milice ne pouvant, d’après les statuts, ni être tenue long-temps sous les drapeaux, ni conduite à une grande distance du pays, le roi la met rarement sur pied.

Les haukims des provinces assemblent de temps en temps les iljauris, et ce sont en général les seules troupes dont ils puissent disposer.

Je dois cependant ajouter que les iljauris de Peshawer ont été, à diverses époques, convoqués par le roi, et qu’ils l’ont particulièrement suivi dans toutes ses expéditions contre Cachemire. La milice de Caboul a été aussi plus d’une fois appelée au service d’activité.

Le nombre des iljauris est à peu près égal dans ces deux provinces ; il s’élève, suivant les circonstances, de quatre à six mille hommes pour chacune. Ces miliciens paroissent également susceptibles d’être mis en réquisition pour les travaux publics, comme pour le service militaire. Du temps de Timur-Schah, les iljauris de Caboul ont été employés à nettoyer le canal près de cette ville.

Presque toute cette milice consiste en infanterie. Elle ne reçoit aucune solde du roi, à moins qu’on ne lui fasse tenir la campagne pendant trois mois consécutifs.

Les dawatullubs ou volontaires ne sont levés que pour des expéditions particulières. On paie à chaque soldat cinq tomans (250 francs) au moment où il s’enrôle ; c’est une paie suffisante pour une seule campagne. Mais le volontaire a l’espoir, si la guerre se prolongeoit, de s’en dédommager par la liberté du pillage.

On a toujours trouvé de ces volontaires autant qu’on en vouloit, quand il s’est agi de faire des expéditions dans l’Inde. Il en est que l’attrait du maraudage porte à offrir leurs services sans rétribution aucune.

Le pays est-il envahi par des armées étrangères, on fait une levée en masse de tous les hommes appelés ouloussis, dans les cantons des Afghans.

Il n’y a toutefois que les tribus placées près du foyer de la guerre à qui l’on puisse faire appel. À une plus longue distance elles méconnoîtroient les ordres du roi, et il n’y auroit aucun service à attendre, en bataille rangée, de ces cohortes indisciplinables ; mais ces levées en masse ne sont pas sans utilité, quand on sait les diriger avec sagesse.

Je n’ignore pas que souvent on a mis en réquisition les ouloussis, bien que les tribus ne fussent pas immédiatement menacées.

Par exemple, lorsque les Schiites et les Sunnites déchirèrent Caboul par leurs divisions sanglantes, toutes les tribus du voisinage, notamment celles du Cohistan, accoururent réciproquement au secours de ceux de leur religion.

Je n’ai pas besoin de dire que les ouloussis ne reçoivent aucune espèce de paie.

Les principaux généraux de l’armée ont le titre de sirdars, et il ont toujours été en petit nombre. On n’en comptoit que trois sous le règne de Schah-Shujau. Il ne faut pas confondre ces officiers permanens aveç les sirdars des provinces, quoique ceui-ci aient le même nom.

Quelquefois une espèce de généralissime, nommé sirdari-sirdaraun, prend son rang au-dessus de tous les sirdars, et a le commandement des armées partout où il se présente.

Le shahinchi-baschi, ou commandant de l’artillerie portée à dos de chameau, est un officier considérable. Il ne peut être élu que dans la famille des Baurikzye.

Presque toutes les troupes régulières consistent en cavalerie. Les soldats sont tenus de se monter eux-mêmes. À l’exception des peshkhedmuts, qui sont des espèces de valets attachés à la personne du roi, et composent un corps de cent hommes, il n’y a pas un seul cavalier dont le cheval soit fourni par le gouvernement. Les généraux ont aussi quelques peshkhedmuts ; mais ils doivent les monter et équiper à leurs frais. Ce sont les hommes de l’armée qui ont les meilleurs chevaux et la plus belle tenue.

Les chevaux viennent la plupart de la Tartarie-Usbèque et du pays des Turcomans, le long de l’Oxus. Ce sont des animaux petits, mais actifs et infatigables, excellens pour les contrées montagneuses, où on les emploie, et capables de soutenir de longues marches.

Les armes des Douraunées sont l’épée à la Persane et le mousquet. Quelques-uns des meilleurs soldats ont des lances qu’ils se bornent à tenir en arrêt quand ils chargent l’ennemi, car ils ne savent point manier cette arme avec l’adresse qui distingue les naturels de l’Inde.

Les fusils à batterie sont extrêmement rares. Les principaux officiers ont des pistolets ; quelques soldats en ont aussi.

Les boucliers étoient autrefois une armure défensive, généralement employée ; on a peu à peu renoncé à leur usage.

Le lieutenant Macartney, attaché à l’ambassade, a été à portée, en sa qualité d’officier de cavalerie, d’apprécier la tenue des populzyes, et il en a rendu compte en ces termes :

« Les populzyes sont armés et habillés comme les autres douraunées. Leurs armes sont l’épée, le poignard, la hache de bataille et le mousqueton. Quelques-uns ont des fusils à batterie, qui ne sont pas plus longs qu’une carabine, mais d’un calibre plus fort. Ils adaptent souvent à ces armes à feu de longues baïonnettes. (Voyez plusieurs de nos planches, entr’autres le frontispice de ce volume.) Ils ont aussi de longs pistolets d’arçon, et rarement des lances. La plupart du temps ils cachent leurs armes sous un grand manteau qu’ils appellent clogha.

» Leur habillement consiste en un pyrahun, longue chemise par-dessus laquelle ils portent une tunique de soie, appelée kuba, et le loungi, espèce de schall ; le tout est recouvert du clogha, qui flotte sur leurs épaules, et descend à peu près jusqu’aux chevilles.

» Leur coiffure est un schall roulé en forme de turban. Ils sont chaussés de bottes à la hussarde en peau de daim.

» Les chevaux sont très-petits, mais pleins de feu et extrêmement durs à la fatigue. Comme ils ont l’habitude de laisser paître leurs chevaux dans les champs où ils font halte, ils ne sont nullement embarrassés sur le choix des campemens.

» Les brides sont faites avec du filet.

» Les selles sont de bois, très-légères, et couvertes d’une pièce de velours, rembourrée de coton. Sous la selle on place un morceau de feutre, et cette matière est souvent d’un haut prix.

» Les populzyes sont très-supérieurs aux cavaliers indous, mais ils ne sont pas aussi exercés au manège, et succomberaient sans doute dans un combat corps à corps ; mais ils chargent avec plus de vitesse, parce que les chevaux ne sont point retenus par le mors de la bride. Ils entendent fort bien la manière de charger en ligne. Jamais je ne les ai vus charger sur deux lignes ; mais les troupes qui servirent d’escorte à l’ambassade marchoient par divisions, et observoient exactement les distances dans les manœuvres. Leurs rangs demeuroient serrés et réguliers, quoiqu’il n’y eût point de discipline parmi eux. Il est probable qu’on avoit exercé exprès ce détachement, et qu’on l’avoit dressé d’après des instructions particulières, car cette cavalerie paroît tout aussi irrégulière que celle de l’Indoustan.

» Les cavaliers sont de petits hommes, mais robustes et pleins d’ardeur. Je les ai vus courir au galop sur des montagnes escarpées et raboteuses où le moindre faux pas du cheval les eût mis en pièces. »

Les Douraunées ne font jamais le service de l’infanterie.

Les Gholaums sont armés à peu près de la même manière, mais ils ont un plus grand nombre de fusils à batterie et de lances.

Les Ghiljies ont de plus un petit bouclier.

Les Afghans orientaux ont une épée à la manière des Indous, un bouclier, une cuirasse de peau, un mousquet, et parfois une lance. L’usage de cette dernière arme commence à disparoître parmi eux.

Chaque cavalier porte avec lui ses provisions, qui consistent en pain et fromage, et en une grosse bouteille de cuir remplie d’eau.

L’infanterie est armée de l’épée, du bouclier et du mousquet. Celle du Cohistan, qui passe pour la meilleure, porte le fusil à batterie, une pistolet et une dague sans épée. Les Ghiljies, près de Caboul, les Khybériens et d’autres tribus substituent à l’épée un grand couteau de trois pieds de longueur.

En marche, les soldats de chaque détachement doivent serrer leurs rangs, quoiqu’en général ils manœuvrent avec peu d’ordre. Ils ont cependant un grand nombre d’officiers dont les fonctions sont de maintenir parmi eux la plus grande régularité possible.

Il y a dans leurs camps très-peu de valets en comparaison de ceux qui encombrent les armées indiennes, et ces valets sont presque tous à cheval. Ils n’ont point coutume d’emmener de femmes ni d’enfans dans leurs expéditions. Les tentes et le bagage sont portés par des chevaux, des chameaux et des mulets. Un petit bazar accompagne l’armée.

Les journées de marche ordinaires sont de quatre à cinq lieues. Le gouvernement prend rarement la peine de faire des approvisionnemens de grains ou d’autres objets nécessaires aux armées. Accoutumés à se suffire à eux-mêmes, les soldats en éprouvent moins d’incommodité que si c’étoient des troupes plus régulières.

Il y a cependant des cas où l’on fournit du grain aux troupes, ou dans lesquels des sommes d’argent sont distribuées aux soldats pour qu’ils achètent des vivres.

Dans les provinces orientales où les habitans ont quelque chose de cette douceur qui caractérise les Indous, on voit les soldats afghans s’emparer, sans façon et sans payer, des grains, des fourrages, des combustibles et autres objets qu’ils trouvent à leur convenance. L’état de crise et d’anarchie où se trouve le gouvernement ne contribue pas peu à favoriser ces désordres, en les laissant impunis.

Mais il n’en est pas ainsi dans le pays des Khybériens. Les armées qui traversent leurs districts sont obligées d’acheter tout ce qu’elles consomment.

Lorsqu’une armée afghane est en pays ennemi, elle envoie de toutes parts des détachemens de troupes légères, pour surprendre les postes mal gardés et piller les campagnes.

Ces troupes entendent mal l’art de faire les sièges, et le mauvais service de l’artillerie suffiroit pour les rendre inhabiles à l’attaque des places fortes. Aussi les sièges, ou plutôt les blocus sont-ils de très longues durée.

Lorsque les Afghans en viennent aux mains avec l’ennemi, leur plan est de faire une charge furieuse l’épée à la main, et de là dépend le sort de la bataille. Les Persans ont coutume d’opposer un feu bien nourri d’infanterie à une pareille attaque, et c’est souvent avec succès. Nadir-Schah employa constamment cette tactique.

La manière dont les Douraunées font actuellement la guerre civile donne une très-foible idée de leurs moyens militaires. Les armées qu’ils mettent en campagne n’excèdent guère dix mille hommes de chaque côté ; elles sont généralement mal payées et peu obéissantes. La victoire se décide presque toujours par la défection d’un des chefs ; alors la plus grande partie de son armée suit son exemple ou prend la fuite. Lors même que les combats sont décidés à l’arme blanche, ils sont peu sanglans. Ce sont plutôt les officiers qui vendent chèrement leur vie, comme principaux intéressés à la querelle ; car les soldats sont d’une indifférence inconcevable sur l’issue des événemens.