Tableaux de Siége/La maison abandonnée

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Charpentier et Cie (p. 92-105).

VII

LA MAISON ABANDONNÉE

Novembre 1870.

Il est une situation particulièrement triste, c’est celle des habitants de la banlieue que la guerre a forcés de se replier sur Paris avec leurs paquets faits à la hâte et ce qui pouvait se sauver de leurs meubles. On s’est installé tant bien que mal dans le premier logement venu, au milieu des épaves de son ancien confortable, pouvant à peine se mouvoir parmi cet encombrement d’objets qui ne trouvent plus leur place. Le chariot fuyant devant l’invasion des barbares a été vidé précipitamment, sans choix, ni ordre, et l’on a remis de semaine en semaine, comptant sur une prompte délivrance, le rangement de ce chaos. Tous ces fils déliés dont l’habitude, cette seconde nature, vous attache à une ville, à un quartier, à une maison, moins que cela, à un coin de chambre, à un fauteuil tourné d’une certaine manière, ont été rompus brusquement.

Occupé d’abord par la succession des catastrophes, les colères de la défaite, la fièvre de la défense, on n’a pas senti la rupture de ces fibrilles dont les racines plongent au plus profond du cœur. Mais les jours succèdent aux jours entremêlés d’espoirs et d’abattements ; la vie reprend peu à peu son niveau, et l’on en vient, dans le désastre général, à sentir son propre petit malheur à soi. L’âme vous fait mal et ne s’emboîte pas bien avec le corps. Quelque chose vous manque que vous cherchez vaguement. D’indéfinissables mélancolies vous envahissent ; vous éprouvez des gênes bizarres : ce sont les vieilles habitudes qui reviennent et vous chuchotent à l’oreille des paroles connues, de vieux mots d’autrefois. Elles vous enlacent de leurs bras souples, et, la tête penchée, mouillent votre épaule de tièdes larmes ; elles amènent avec elles le Souvenir et la Nostalgie, deux mornes figures drapées de gris.

Et cela vous prend le matin, lorsqu’en ouvrant les yeux, au lieu du paysage accoutumé que vous aperceviez de votre lit à travers la glace sans tain de la cheminée – les touffes d’arbres montant du jardin profond, et la rangée des peupliers qui se profile sur le ciel – vous découvrez des angles de toits, des mansardes, une forêt de tuyaux en plâtre, en poterie, en tôle, étayés de barres de fer, coiffés de gueules-de-loup et de chapiteaux bizarres dégorgeant leur fumée dans la brume ; un océan de tuiles et d’ardoises brunes, vertes, noircies et rayées par la pluie, sur lesquelles la pâle Aurore d’automne s’avance le pied suspendu comme un couvreur. Puis votre chat épouvanté du déménagement se tient tapi sous un meuble et ne vient pas vous souhaiter la bienvenue quotidienne ; vous étendez la main et vous ne trouvez pas votre Homère ou votre Shakespeare à sa place ; la blanche figure qui, les cheveux négligemment noués, pareille dans sa longue robe aux anges des missels, apparaissait sur le seuil et vous disant en souriant ! « Bonjour, père : » ne vous apporte plus son frais rayonnement. Elle est loin, bien loin, oh ! tant mieux ! sur le bord du lac, à l’abri des hordes sauvages. Le facteur ne vous remet plus de lettre. Toutes ces petites choses vous font saigner le cœur en dedans ; les anciennes blessures se rouvrent et l’on se sent triste jusqu’à la mort.

Chacun des réfugiés, riche ou pauvre, lettré ou illettré, éprouve cela plus ou moins, et tous, même aux endroits dangereux, au risque de recevoir une balle prussienne, vont faire une visite à la maison, villa ou chaumière, boutique ou logement qu’ils ont été obligés d’abandonner, dût-on trouver le lieu dévasté, effondré par les obus, crénelé et percé de meurtrières. On veut revoir le petit jardin, le puits que festonnait le houblon et la vigne vierge, le carré de choux, les tournesols balançant leurs disques au-dessus des plants de légumes, et tout ce pauvre pittoresque de banlieue qui produit plus d’effet peut-être sur les humbles de cœur que les grands aspects de la nature.

Ce désir nous saisit l’autre jour avec une intensité maladivement irrésistible. Nous ne pouvions plus lire ni écrire ; notre plume s’arrêtait au milieu de la ligne attendant que l’esprit la guidât, mais l’esprit était ailleurs. Nous nous étions pourtant bien promis de ne sortir de la ville que triomphant et l’ennemi chassé. Il fallut céder et nous parjurer vis-à-vis de nous-même. Nous n’y pouvions plus tenir. Nous voilà donc parti avec notre compagnon habituel d’expédition.

En passant près de l’arc de triomphe, nous remarquâmes qu’on avait enfin recouvert de planches les bas-reliefs des deux façades. On avait d’abord songé à préserver le chef-d’œuvre de Rude, le Départ des Volontaires, et le groupe de Cortot, moins exposés pourtant, puisqu’ils regardent Paris. Bonne précaution après tout, quoiqu’une cicatrice de boulet ou d’obus ne dépare pas une sculpture héroïque.

Devant le solennel pylône, du côté où aboutit l’avenue de la Grande-Armée, il y a toujours un rassemblement, une espèce de club en plein air qui discute les questions du jour, et se transmet les nouvelles vraies ou controuvées. On peut y apprendre sur place comment se forment les légendes et comment l’imagination du peuple ajoute, en toute sincérité, à un fait réel ce qu’il faut pour devenir poétique ; là, de récits divers agrandis ou fondus ensemble, se compose petit à petit le romancero du rempart. Les exploits des mobiles et des francs-tireurs racontés par des rhapsodes populaires, font penser aux prouesses de Chingachgook et d’Œil-de-Faucon à la poursuite des Mingos.

Des barricades construites avec beaucoup de soin coupent la route deux ou trois fois de l’arc de triomphe à la barrière ; cependant jusque-là l’aspect des lieux n’a pas beaucoup changé. Mais quand on a franchi le pont-levis du rempart et les défenses accumulées sur ce point, on se croirait transporté dans un endroit inconnu, tant la physionomie du site a pris un autre caractère. La zone militaire des fortifications, entièrement démolie et rasée, offre des perspectives toutes nouvelles. On aperçoit sur la droite, en sortant, la chapelle commémorative construite à la place où est mort le duc d’Orléans, sur le chemin de la Révolte. Sans doute elle a obtenu grâce comme monument historique ; d’ailleurs sa forme basse se rapprochant de celle d’un tombeau n’exigeait pas impérieusement qu’on la sacrifiât ; on y admirait de magnifiques vitraux d’après les cartons d’Ingres et qu’on a dû mettre en sûreté. De l’autre côté, l’usine de M. Gellé, remarquable par sa haute cheminée de briques roses et la suave odeur de parfumerie qu’elle répandait aux alentours, a été abattue et les maisons, ses voisines, out eu le même sort jusqu’au chemin de la porte Maillot.

Cette démolition laisse voir tout en plein la façade du restaurant Gillet. On n’y fait plus de noces, les festins sont supprimés, et l’on ne voit plus au retour du bois un couple descendre de voiture et se glisser d’un pas rapide et furtif par l’escalier des petits salons pour y faire un dîner fin. Les fourneaux, toujours flambants jadis, sont éteints. Mais l’animation n’en est pas moindre pour cela devant l’entrée principale. Le général Ducrot a installé son quartier général chez Gillet, et c’est un mouvement perpétuel d’ordonnances, de cavaliers, de soldats et de gens qui viennent chercher des laissez-passer, car on ne peut sans permission aller au delà du pont de Neuilly.

Pour nous rendre à notre maison, rue de Longchamps, nous prenions souvent l’avenue Maillot, qui longe le bois de Boulogne, dont elle est séparée par un saut-de-loup assez profond. C’est en temps ordinaire une route très-agréable. On a, d’un côté, le Bois et, de l’autre, une rangée de coquettes maisons précédées de petits jardins. La route elle-même est plantée de marronniers, mais nous y reviendrons tout à l’heure.

Quand nous eûmes tourné le coin du restaurant, un horizon que nous ne connaissions pas se développa subitement devant nos yeux et nous causa la plus profonde surprise. Une immense zone s’étalait à perte de vue hérissée de fûts semblables à des colonnes tronquées ; on aurait dit un de ces cimetières d’Orient où la place de chaque tombe est marquée par un pieu en marbre ; c’était, moins les cyprès gigantesques, l’image exacte du champ des Morts d’Eyoub ou de Scutari. Nous n’étions cependant pas à Constantinople, mais bien à la porte Maillot ; de vagues fumées bleuâtres, de légères traînées de brume rampant sur le sol et enlevées par le vent favorisaient encore l’illusion. Ces colonnes étaient les troncs d’arbre, coupés à trois pieds de terre, du pauvre bois de Boulogne et non des tombes de Turcs. Ce vaste abatis dégageait au loin des constructions ordinairement cachées derrière les feuillages et qui apparaissaient comme des blocs erratiques dans la plaine dénudée. C’était d’une désolation navrante, mais non sans beauté. Cet horizon sévère eût charmé un peintre. L’œuvre de la cognée continuait, et çà et là un arbre tombait avec un sourd gémissement, et nous ne voudrions pas jurer que ce fût toujours un sacrifice stratégique et que le bûcheron tint ses pouvoirs du génie militaire. A chaque instant passaient des vieilles décharnées, « plus horrificques » que la sibylle de Panzoust, à qui l’on n’aurait cru que le souffle et qui cheminaient sous d’énormes brassées de bois dont les branches par derrière les couvraient comme une carapace et leur donnaient l’air de tortues redressées à demi sur leurs pattes. Une petite fillette de douze ou treize ans courait avec un tronc d’arbre de quatre ou cinq pieds de long sur l’épaule. Mais il y a fagots et fagots, comme dit Sgnanarelle, et les fagots de siége sont d’une belle taille.

Les hôtels, les villas, les cottages, en style de la reine Élisabeth, Renaissance, hollandais, qui bordent l’avenue Maillot, presque tous abandonnés, servent de logement aux moblots, comme l’attestent les pantalons et les chemises pendus aux fenêtres. Parmi ces charmantes maisons, il y en avait une qui nous plaisait entre toutes, et où nos rêveries aimaient à placer des scènes de bonheur. Il nous semblait qu’on devait être heureux dans ce palazzino, abrité derrière un rideau de lierre d’Irlande. Nous en admirions, à travers un interstice du feuillage, les colonnes de pierre blanche, le perron poncé, l’heureux mélange de briques coloriées, le balcon débordant de fleurs, les stores toujours baissés discrètement et semés de quelques oiseaux peints. La maison était encore là, mais son expression n’était plus la même, elle avait l’air ennuyé et triste.

Il nous fallut quitter l’avenue Maillot obstruée de barricades d’autant plus fortes qu’on se rapprochait davantage de l’avenue de Madrid, et nous gagnâmes la rue de Longchamp par des voies latérales presque désertes où allaient et venaient des moblots, des artilleurs faisant cuire leur pitance avec des broussailles et des morceaux de bois recueillis dans les terrains vagues.

Quelques abois de chiens inquiets et surpris de notre passage troublaient seuls le silence. De temps à autre détonnait un coup de fusil adressé à un moineau – et au loin l’on entendait le roulement d’une école de tambour.

Enfin nous arrivâmes devant notre maison, ne sachant pas trop si nous allions en trouver un seul vestige. A l’extérieur, rien n’était changé. La tête de la Victoire du Parthénon, dont M. de Laborde a rapporté le marbre d’Athènes, et qui figure, moulée en plâtre sur un fond de rouge antique, dans une niche circulaire, sur le mur de notre atelier, était toujours à sa place, sœur triomphante de la Vénus de Milo, force superbe de la forme, vis superba formæ, immortel idéal de beauté, divinité tutélaire du pauvre logis. Une fenêtre était ouverte, comme si la maison eût abrité encore ses anciens habitants. Cela nous parut de bon augure. Nous sonnâmes : le jardinier vint nous ouvrir, et nous entrâmes, le cœur ému, dans cette habitation, aussi petite que celle de Socrate, et qu’il n’avait pas été difficile de remplir d’amis.

Quand on pénètre dans un logis désert depuis longtemps, il semble toujours qu’on dérange quelqu’un. Des hôtes invisibles se sont installés là pendant votre absence et ils se retirent devant vous : on croit voir flotter sur le seuil des portes qu’on ouvre le dernier pli de leur robe qui disparaît. La solitude et l’abandon faisaient ensemble quelque chose de mystérieux que vous interrompez. A votre aspect, les esprits qui chuchotaient se taisent, l’araignée tissant sa rosace suspend son travail ; il se fait un silence profond et, dans les chambres vides, l’écho de vos pas prend des sonorités étranges : pas le plus léger dégât n’avait été commis. D’ailleurs personne n’était entré là, depuis notre départ. Le modeste asile du poëte avait été respecté.

Sur la cheminée de notre chambre, un volume d’Alfred de Musset était resté ouvert à la page quittée. Sur la muraille pendait accrochée la copie commencée d’une tête de Ricard par notre chère fille, si loin de nous, hélas ! et qui ne lira pas cet article. Un flacon d’essence débouché s’évaporait sur sa toilette de marbre blanc et répandait son parfum faible et doux dans sa petite chambre virginale.

Nous montâmes à l’atelier que nous étions en train d’arranger pour de longs travaux qui ne se finiront peut-être jamais. Il n’y avait plus que la tenture à poser, et nous pensâmes à ce grave aphorisme de la sagesse orientale : « Quand la maison est finie, la mort entre. » La mort ou le désastre. Une mélancolie profonde s’emparait de nous en regardant ces lieux où nous avons aimé, où nous avons souffert, où nous avons supporté la vie telle qu’elle est, mêlée de biens et de maux, de plus de maux que de biens, où se sont écoulés les jours qui ne reviendront plus et qu’ont visités bien des êtres chers partis pour le grand voyage. Nous avons senti là, dans notre humble sphère, quelque chose d’analogue à la tristesse d’Olympio...

L’heure s’avançait et les portes de Paris ferment maintenant à cinq heures. Avant de quitter notre chère demeure abandonnée, nous allâmes faire un tour au jardin. La brume du soir commençait à monter et à mettre au bout des allées des gazes bleuâtres. Le vent poussait les feuilles mouillées, et les arbres dépouillés tremblaient et frissonnaient comme s’ils avaient froid. Quelques dahlias achevaient de se flétrir dans les plates-bandes, et un vieux merle botté de jaune, à nous bien connu, partit brusquement devant nos pieds en battant des ailes comme s’il voulait nous saluer. Deux formidables coups de canon envoyés comme bonsoir aux redoutes prussiennes par le Mont-Valérien, ne parurent pas effrayer beaucoup l’oiseau habitué à ces vacarmes. C’est ce même merle qui niche chaque printemps dans le vieux lierre, draperie verte jetée sur le mur, et siffle d’un air moqueur en passant près de notre fenêtre, comme s’il lisait ce que nous écrivons.