Tableaux de Siége/Le chemin de fer de ceinture

La bibliothèque libre.
Charpentier et Cie (p. 63-77).

V

LE CHEMIN DE FER DE CEINTURE

Octobre 1870,

La station de la Maison-Blanche est au niveau de la route d’Italie, et l’on descend au chemin de fer, qui se trouve au fond d’une tranchée, par des escaliers couverts d’un toit en tôle que soutiennent des colonnettes de fonte. Nous avions pris des billets d’impériale pour jouir d’une perspective plus vaste, et cette idée était venue à beaucoup d’autres, car les wagons ne renfermaient que de rares voyageurs. Sur les banquettes aériennes, il y avait des mobiles, des gardes nationaux, des bourgeois, des flâneurs, des enfants et même des femmes que n’avait pas effrayées l’ascension ; la curiosité rend les filles d’Eve intrépides : où ne les ferait pas grimper l’espérance de voir quelque chose ?

Toute cette portion du chemin de ceinture est construite avec le soin le plus parfait. Les murs qui soutiennent les terres sont bâtis à la façon des murs cyclopéens, en pierre ajustées d’après le hasard de leurs angles, et cette irrégularité contrastant avec la symétrie des pierres de taille qui encadrent ces pans de mosaïque produit sur l’œil une impression agréable. Les escaliers, les rampes de descente, les pavillons des embarcadères présentent des lignes simples, mais non sans élégance. L’art n’est pas si inconciliable qu’on le croit avec l’industrie.

Sur beaucoup de points de son parcours, le chemin de ceinture est assez profondément encaissé et forme en dedans de la ville un fossé qui pourrait arrêter l’ennemi, si jamais il devait pénétrer jusque-là. C’est l’ébauche d’une troisième ligne de défense qu’il s’agit de compléter, et l’on y travaille activement. De notre impériale nous voyions au-dessus de la tranchée du chemin de fer rouler les brouettes, se baisser et se relever les pelles, aller et venir les hommes en bras de chemise et s’exhausser des épaulements de plusieurs mètres d’épaisseur. Le précepte du général Totleben « remuer de la terre » est mis en pratique avec un zèle qui charmerait l’illustre défenseur de Sébastopol.

Du côté extérieur, au delà du rempart, on apercevait, dans une brume de poussière lumineuse, la silhouette du château de Bicêtre et le profil sévère du fort, qui tirait en ce moment et se couronnait de longs jets de fumée roussâtre traversée par le soleil. En jetant les yeux vers la ville, on découvrait les maigres peupliers qui indiquent le cours de la Bièvre, des terrains vagues, des enclos de planches, des pans de murs lépreux, des hangars de tannerie, des linges se balançant sur des cordes, de petits jardins avec quelques fleurs d’automne, dalhias et tournesols, piquant le paysage de point rouges et jaunes, des cultures de maraîchers étalant leurs carrés de choux, leurs plates-bandes de salade, leurs lignes de cloches diamantées par le soleil et leurs vitres de couches, lançant des éclairs subits.

Plus loin miroitaient les flaques d’eau de la Glacière, fréquentées autrefois des patineurs, dans un temps où le bois de Boulogne n’avait pas de lac. A l’horizon, le Val-de-Grâce arrondissait sa coupole un peu engoncée et bossue, comme tous les édifices de style Louis XIII, et le Panthéon, plus élégant, plus hardi, élevait son dôme posé sur un diadème de colonnes. Au sommet d’une butte ou plutôt d’un renflement de terrain se dessinait, d’une façon assez pittoresque, une carcasse de moulin aux ailes brisées. Cela eût donné à Hoguet, le peintre des moulins à vent, des pierres de taille et des arbres coupés, le motif d’une jolie aquarelle.

Par moment, l’obscurité brusque d’un tunnel que nécessitait le passage d’une voie supérieure ou de trop fortes différences de niveau éteignait le paysage, comme un décor de théâtre quand on baisse le gaz pour faire la nuit, puis la perspective se rouvrait dans un éblouissement de lumière.

Gentilly est bientôt dépassé, et l’on traverse souterrainement le parc de Montsouris, qui, avant que les limites de la ville fussent reculées jusqu’aux fortifications, se trouvant en pleine banlieue, n’avait pas l’honneur d’être un parc et fournissait à Louis Cabat le sujet d’un de ses plus jolis tableaux, le Cabaret de Montsouris, digne de faire pendant à une toile du même peintre, l’Ancien jardin Beaujon, souvenir d’un site parisien qui n’existe plus et ne se retrouve que dans ce petit cadre. Que d’aspects charmants ont ainsi disparu, depuis notre enfance !

Franchir les stations de Montrouge et de Vaugirard est pour la locomotive l’affaire de quelques minutes. Le convoi ne court plus au fond d’une chaussée ; le terrain s’abaisse en approchant la Seine, et les rails sont posés sur des remblais qui permettent à la vue de s’étendre au loin. On découvre les forts de Vanves et d’Issy, le val Fleury que le chemin de fer de Versailles (rive gauche) enjambe sur un viaduc à deux étages d’arcades, dont les baies laissent voir du ciel, des arbres et des pentes de collines ; le bois du bas Meudon blondissait, doré par les premières bises, mais d’une douceur de ton extrême et comme entrevu à travers une gaze d’argent.

Tout l’horizon, du reste, était noyé dans une clarté blanche où se perdaient les contours ; cependant il n’y avait pas de brouillard, mais plutôt une sorte de poudre lumineuse ; la nature ce jour-là semblait peinte avec la palette de Corot.

Comme pour rappeler au sentiment de la réalité l’âme que ce magnifique spectacle aurait portée à la rêverie, de fortes détonations, qui cette fois ne partaient pas des forts, se faisaient entendre à une distance très-rapprochée. Le convoi ralentissant sa marche s’engageait sur le splendide viaduc du Point-du-Jour, qui relie les deux rives de la Seine.

Du haut de cet observatoire, un merveilleux panorama se déroulait devant nous. D’un côté, Paris avec ses dômes, ses tours, sans clochers lointains, ayant pour premier plan l’eau du fleuve, glacée de reflets de nacre ; de l’autre, les collines mollement onduleuses de Meudon, de Bellevue et de Sèvres, veloutées de verdures bleuâtres, charmants promenoirs, fréquentés jadis des amoureux, qui avaient inspiré à Victor Hugo ce vers délicieux :

Et quand je dis Meudon, suppose Tivoli !


maintenant réceptacles des Prussiens, cachés sous leurs ombrages comme des bêtes fauves. Là sont nos ennemis, invisibles le jour et rôdant la nuit à l’heure où sortent les animaux féroces. Aucune fumée ne trahit leur présence, rien ne bouge, nulle baïonnette ne luit. La solitude semble complète, et il faut un raisonnement pour se convaincre que Paris est bloqué. Calme trompeur ! à l’abri de ces bois que la sève d’automne a empêché d’incendier, ils fouillent le sol comme des taupes et recommencent avec une aveugle ténacité les retranchements que les bombes du Mont-Valérien et les boulets de la canonnière Farcy détruisent chaque matin.

Le fleuve était désert. On n’y voyait qu’une chaloupe cuirassée vers la pointe de l’Île Saint-Germain et les lignes des estacades de défense y traçaient trois barres noires. A gauche et à droite, en contre-bas, à une grande profondeur, car le dernier étage du viaduc, sur lequel passe le train, est très-élevé, s’allongeaient les quais tout hérissés d’obstacles qu’il est inutile de décrire.

Pendant que nous étions là-haut, les batteries d’Auteuil et du Point-du-Jour lancèrent quelques projectiles de gros calibre, avec un bruit dont les échos des arcades redoublaient le fracas. C’était la première fois que nous entendions parler le rempart ; il a le verbe haut et saurait se faire écouter dans un dialogue avec l’ennemi.

Si, contrairement à leurs habitudes, nous disions-nous, il prenait fantaisie aux Prussiens de répondre, quel merveilleux objectif – qu’on nous permette de nous servir une fois de ce cliché à la mode, qui donne à la guerre un petit air esthétique tout à fait convenable – offrirait à leurs boulets cette ligne de wagons arrêtés, se détachant en vigueur sur la clarté du ciel ! et qu’elle chute effroyable feraient du haut de cette crête au fond de la Seine nos morceaux dispersés ! Cette pensée était sans doute venus à plusieurs de nos compagnons de route. On ne riait plus, on ne bavardait plus, et les physionomies avaient pris une expression sérieuse. Ce ne fut pas sans une certaine satisfaction qu’on sentit le convoi se remettre en marche.

L’élégie de Ronsard sur la forêt coupée nous revenait en mémoire, à l’aspect de ce pauvre bois de Boulogne, dont les arbres taillés en sifflet à quelques pieds de terre forment une herse de pieux aigus où s’enferreraient les chevaux et les hommes. Un arbre abattu, cela est plus triste qu’une maison ruinée. Pour relever l’une, il ne faut que de l’argent ; pour faire repousser l’autre, il faut la lente collaboration de la nature, qui ayant l’éternité devant elle, ne se presse jamais et se rit des impatiences de l’homme éphémère ; mais Paris qui ne recule devant aucun sacrifice a tranché sans regret sa belle chevelure verte, pour être plus apte au combat et ne pas donner prise à l’adversaire.

En passant le long du rempart, notre regard plonge dans de riantes villas, asiles charmants de la vie heureuse, qui ont conservé leurs bassins de marbre, leurs parterres de fleurs, leurs massifs d’arbres rares, leurs vases et leurs statues. Au bord de l’avenue Uhrich nous apercevons l’ambulance américaine installée sous des tentes, mode reconnu le meilleur pendant la longue guerre de la Sécession. Qui eût pensé, il y a trois mois, que le drapeau de la Société internationale flotterait au bois de Boulogne, abritant des blessés ?

Le soir commençait à tomber, des teintes d’un violet froid envahissaient le ciel ; les objets s’estompaient et prenaient des formes confuses ; il nous fallut remettre à une autre fois le reste de l’excursion. Ce jour-là, par malheur, le vent roulait des nuages gros de pluie et une tempête furieuse se déchaînait sur la ville, faisant voler comme des feuilles mortes les tuiles et les ardoises des toits ; mais nous sommes un vieux voyageur qui a vu déjà bien des orages et nous avons pour principe de ne jamais nous occuper de la température, cet éternel souci du philistin. Nous voilà donc parti par un temps « à ne pas mettre un poëte à la porte. »

On rétrograde d’abord jusqu’à Courcelles, où la voie d’Auteuil se raccorde avec le chemin de fer de ceinture. Cette portion du chemin n’est pas moins curieuse que la première. On contourne intérieurement le rempart qui offre l’animation la plus pittoresque. Les casemates, les postes blindés, les abris formés de planches épaisses soutenues par des pieux, les rangées de tonneaux remplis d’eau ou de sable, les haies de fascines, les sacs de terre rangés sur le parapet pour protéger les sentinelles, les défenses de toutes sortes se multiplient à l’infini ; les murailles des jardins et des enclos sont crénelées, percées de meurtrières. Des palissades hérissent l’abord des stations ; des barricades construites en pavés, en madriers, en troncs d’arbre, offrent partout des obstacles. Des chemins creux les rattachent l’une à l’autre lorsqu’il faut traverser un terrain découvert.

Tout ce que peut imaginer le génie de la défense désespérée est accumulé là. Nous ne savons pas si nous sortirons de Paris, mais, à coup sûr, personne n’y entrera. Ce ne sont que terrassements, épaulement, fossés, escarpes et contre-escarpes, piéges à loups, chausse-trapes, chevaux de frise, surprises désagréables. Il faudra une bataille pour enlever chaque pouce de terre. En attendant l’assaut, les gardes nationaux, les mobiles, les francs-tireurs ont l’oreille et l’œil au guet ; ni le vent, ni la pluie, ni la boue, qui leur met des guêtres jaunes aux pieds, n’altèrent leur bonne humeur. Ils vont, ils viennent, font l’exercice, allument pour leur popote un feu auquel l’aquilon sert de soufflet, fument leurs pipes, boivent un verre d’eau-de-vie à la cantine, et ne s’inquiètent nullement des gouttes d’eau dont le goupillon de l’orage leur asperge le nez.

Au delà du rempart, on apercevait dans la campagne une tourelle à deux étages surmontée d’un sémaphore, le coteau de Sannois reconnaissable à son escarpement couleur d’ocre, et les pentes plus éloignées de Montmorency azurées par la distance.

En se retournant vers la ville on avait la perspective de grandes cours, de vastes enclos attenant à des maisons décrépites composées de pièces et de morceaux comme l’habit d’arlequin. C’étaient des magasins hybrides où viennent échouer les épaves des démolitions, une espèce de temple ou de Rastro architectural. Là se trouvaient des entassements de portes, de jalousies, de persiennes, de fenêtres ayant encore leurs carreaux, de cages d’escaliers ; de boiseries déchirées par pans, de devantures de boutiques, d’auvents, de parquets, de poutres, de planches, de quoi bâtir toute une cité assez grande sans charpentier, sans maçon, sans menuisier, sans serrurier.

Dans d’autres cours des charrettes renversées en arrières tendaient au ciel leurs brancards comme pour implorer de l’ouvrage. Des linges séchaient aux croisées, et toutes sortes de petites industries familières s’exerçaient dans les espaces vagues. Des poules picoraient en liberté comme à la campagne. Paris a conservé là son ancien aspect de faubourg et de banlieue, que la ville nouvelle ignore et qui a ses hasards pittoresques.

Nous étions en vue de Montmartre, dont la silhouette sombre se dessinait farouchement sur un fond d’orage. Les premiers plans étaient formés par les rotondes des gazomètres dont les couvercles s’abaissent de plus en plus et par des cheminées d’usine d’un noir d’encre. Des fumées bleuâtres traînaient entre le premier et le second plan, augmentant ainsi la perspective aérienne du tableau. On distinguait au flanc de la butte, d’un ton plus clair que le reste, la batterie de canons qui doit déjouer tout l’acier fondu de Krupp, les deux moulins, seuls survivants de cette bande ailée et gesticulante que Don Quichotte de la Manche eût attaquée, la tour de Solférino avec ses signaux et quelques maisons dont les lignes sévères ne dérangaient pas le contour général. Toute la butte était de ce ton que les peintres d’aquarelle appellent « teinte neutre » dont la gamme va du noir bleu au gris violâtre.

Des bancs de nuages effondrés, croulants, semblables aux décombres d’une ville cyclopéenne en ruines, laissaient filtrer entre leurs blocs disjoints des jets de lumière livide qu’avivait parfois le souffle de la tempête. C’était beau et grandiose comme les gravures bibliques de Ninive ou de Babylone de l’Anglais Martynn.

Les rues en contre-bas sont occupées par des usines, des fabriques, des docks avec leurs grands murs de briques et leur poulie à la fenêtre du grenier, indice d’une grande activité industrielle interrompue par la guerre. Celles de ces rues qui aboutissent à une porte du rempart présentent à leur extrémité des barricades savamment construites, imprenables comme des forteresses. Voici le canal de l’Ourcq, encombré de bateaux des gabarits les plus variés qui ont cherché refuge dans ses bassins ; la présence de cette flottille aux mâts goudronnés, aux peintures de couleurs vives, donne à ce coin du tableau un petit air hollandais tout à fait agréable. Voilà Pantin que couronne une église gothique (gothique moderne), à double flèche, d’un effet pittoresque et charmant, mais à peine avons-nous le temps de la regarder. Le chemin s’enfonce entre deux pentes garnies de roches factices plantées de pins par M. Alphand, et bientôt s’engloutit dans un interminable tunnel, qui passe sous le parc des buttes Chaumont. On sort un instant du souterrain, et par un second tunnel un peu moins long que le premier on traverse le Père-La-Chaise au-dessous de la tombe des morts ; l’eau qui suinte de la voûte a filtré à travers leurs os et nous y pensions, non sans une secrète horreur. Quand on se retourne au débouché du souterrain, on aperçoit au revers de la colline, sur un fond de noire verdure la ville funèbre avec ses petites maisons blanches faites à la taille des Mânes.

Les colonnes de l’ancienne barrière du Trône apparaissent bientôt, surmontées de leurs glorieux stylites : Philippe Auguste et saint Louis. Saint-Mandé montre ses jolies habitations bourgeoises précédées de petits jardins. Vincennes étale son bois, que dominent son donjon, sa tour de Mirabeau et les minarets terminés en croissant de sa Sainte-Chapelle. La station de Bercy n’est plus qu’à sept ou huit minutes et nous avons accompli notre voyage.

La tempête s’est apaisée ; il ne pleut plus, et des lambeaux de nuages, striés de rose par le couchant, flottent dans un ciel qui a ce ton de cendre d’Égypte verdie ou de turquoise malade qu’on remarque entre les blanches colonnades des festins de Paul Véronèse.