Tableaux de Siége/Saint-Cloud

La bibliothèque libre.
Charpentier et Cie (p. 224-234).

XVII

SAINT-CLOUD

Mars 1871.

On nous avait dit que les Prussiens avaient quitté Saint-Cloud la veille, et, cédant à un désir bien naturel après la longue réclusion du siége, nous nous mîmes en route, comptant ne rencontrer aucune figure ennemie et trouver le paysage nettoyé. Nous avions compté sans notre hôte. Au bout du pont de bateaux de Sèvres, encombré de charrois, nous aperçûmes, à notre très-désagréable surprise, trois casques de cuir à pointe de cuivre surmontant trois épaisses figures de soldats fortement râblés, à grosses cuisses, à gros pieds, chaussés de grosses bottes, ayant au côté une musette de toile rappelant les poches de Bertrand dans Robert Macaire, et portant le fusil en travers sur l’épaule avec la même grâce que le balai dont, il n’y a pas longtemps, ils nettoyaient nos rues. Notre œil fut bien forcé de recevoir cette silhouette odieuse que nous voudrions effacer comme une épreuve photographique mal venue, et nous passâmes outre avec un mouvement de rage sourde et de haine malheureusement impuissante, que nos lecteurs comprendront.

D’autres soudards occupaient le corps de garde à l’entrée du parc, dont une grille latérale était ouverte. Une solitude morne y régnait, et l’on n’y entendait que le bruit de la cognée équarissant les arbres abattus. Rien de plus sinistre que la tristesse des lieux peuplés par des souvenirs de splendeur et de fête. On y sent tomber goutte à goutte, sur son cœur, les larmes des choses, car la nature pleure. Sunt lacrymæ rerum, a dit Virgile avec une mélancolique profondeur d’expression.

Cependant, cette partie du parc n’est pas aussi dénudée qu’on pourrait le croire. Des éclaircies ont été pratiquées pour dégager la vue et faciliter le tir des batteries placées plus haut sur le revers de la colline. Mais l’aspect général n’est pas trop changé, et le printemps qui vient, avec ses vertes frondaisons, masquera les cicatrices des arbres survivants et comblera les vides.

La cascade, tombant de son château d’eau sur cet escalier de marbre et de rocaille, légitime admiration du Parisien, n’a pas subi de dégradation, apparente du moins, et pourra jouer encore le dimanche, si le plomb des tuyaux n’a pas été volé par un ennemi soigneux et qui n’oublie rien.

Quand on a gravi la pente sur laquelle les eaux se déploient et dépassé le massif d’architecture de la cascade, on entre dans une région saccagée comme avec une sorte de rage. Des arbres magnifiques, deux ou trois fois séculaires, les géants et les patriarches de la forêt, sciés au bas du tronc, gisent, traînant leur chevelure de branches, sur des arbustes écrasés et des éboulements de terrasses. Ces troncs, ainsi coupés, offrant leur large tranche de couleur claire qui rappelle la carnation humaine, ont quelque chose de tragique et de solennel. On dirait des autels faits pour y jurer une haine implacable, et implorer Némésis, la déesse des justes vengeances. Cet espace franchi à travers les gravats, les pierres, les bouts de bois, les débris et les souillures de toutes sortes, on arrive à cette pelouse qui montait du château à la lanterne de Diogène, dont il ne reste rien, par une pente douce, entre deux grands massifs de verdure, et l’on aperçoit avec stupeur le squelette brûlé d’un monument à peine reconnaissable. Les embrasures des fenêtres, noircies par le passage des flammes, laissent voir le bleu ou le gris du ciel ; tout l’intérieur s’est effondré. On devine à peine, sur la façade, les grandes divisions de l’architecture. Seules, deux statues de bronze vert sont restées sur leurs piédestaux, en avant du péristyle, comme deux sentinelles consciencieuses qu’on a oublié de relever. L’une représente l’Aurore debout sur un petit char et jetant des fleurs ; l’autre, un Hercule bonasse écrasant avec une massue qui ressemble à une bûche, les têtes renaissantes de l’hydre. Les cous décapités sont percés de petits trous d’où jaillissaient des filets d’eau, montrant que l’Hercule a autrefois figuré dans quelque bassin mythologique.

La ruine est complète, et il n’y a pas, pour l’édifice, de restauration possible. Ce que les obus ont commencé, l’incendie l’a achevé. On pénètre dans le palais par le vestibule ouvert à tous les vents, obstrué de décombres, de poutres carbonisées, de ferrailles descellées et tordues, de fragments de marbre, et l’on découvre par l’effondrement des planchers, les distributions intérieures, comme dans les coupes des plans d’architecture. On voit, comme des veines dans le corps de l’édifice, circuler les tuyaux des calorifères et des conduites d’eau rompus çà et là, ou rentrant dans l’épaisseur des murs. Pas une cloison ne subsiste. Quelquefois une cheminée se tient suspendue à la paroi, sur un arrachement de plancher, et produit le plus singulier effet. La flamme a dû être guidée dans sa fureur : un élément aveugle n’arrive pas tout seul à cette perfection de ravage et de désastre. On sent là l’œuvre d’incendiaires exercés et pratiques, obéissant à une consigne d’extermination.

Dans l’intérieur de la cour, la destruction a eu ses caprices : des statues sont décapitées, boiteuses, manchotes, borgnes, balafrées d’affreuses blessures, réduites à l’état de troncs informes et calcinées comme de la chaux ; d’autres ont été épargnées, on ne sait pourquoi, et sourient, avec la sérénité indifférente du marbre, au milieu de cette désolation que leur grâce intacte rend encore plus lugubre. Trois lampadaires ont conservé, sans la moindre fêlure, les glaces de leurs lanternes. Mais ces exceptions sont rares ; tout est mutilé, pilé, émietté avec une méchanceté savante, et les maraudeurs, si on ne les arrête, auront bientôt fait disparaître jusqu’au dernier vestige des matériaux.

En sortant de ce qui fut le palais de Saint-Cloud, navré de cette ruine violente à laquelle le temps n’est pour rien, car les siècles détruisent moins que les hommes, nous remarquâmes, aux fenêtres des anciens bâtiments de service, des figures de juifs allemands sordidement et cruellement basses, à cheveux gras, à barbe fourchue, à teints rances, descendants de Judas Iscariote et de Shylock, capables de couper la livre de viande à l’échéance, recéleurs du vol et du meurtre, brocanteurs du pillage, retirant avec leurs griffes sales les lingots de métal fondu des monceaux de braise ; ils avaient cet air de béatitude hébêtée qu’on voit aux vautours gorgés de charogne jusqu’au bec.

Nous remontâmes dans la ville de Saint-Cloud par une rue dont les premières maisons ne semblent pas avoir beaucoup souffert des projectiles et de l’incendie ; mais la croûte extérieure est seule restée debout. Regardez par une porte entrebâillée, entre les planches qui bouchent les fenêtres, vous apercevrez un gouffre d’effondrement du grenier à la cave, et la lumière jouant à travers les brèches des murailles.

On ne peut, sans l’avoir vu, se faire l’idée d’un pareil désastre, et l’on devrait garder Saint-Cloud comme une Pompéi de la destruction. On y viendrait voir ce que c’est que la guerre. La ville n’est désormais plus habitable, et il nous semble impossible de réparer ces décombres qui s’écrouleront au moindre choc. Il faudrait raser la ville et la reconstruire de fond en comble sur de nouveaux frais, après l’avoir déblayée.

Les rues montant vers l’église sont barricadées de pierres, de gravats, de poutres, de persiennes, de grilles arrachées, où l’on commence à pratiquer de petits chemins, mais qu’il faut gravir en beaucoup d’endroits. Des maisons éventrées ont vidé leurs entrailles sur la voie publique et semblent faire effort pour rester debout, comme des soldats courageux qui ont reçu le coup mortel et ne veulent pas tomber ; d’autres, aux embrasures noircies, ne présentent qu’une lézarde comme la maison Usher, dans le conte sinistre d’Edgar Poë, mais elle va du faîte au rez-de-chaussée. La fente hideuse s’élargit à vue d’œil, et l’on sent que les deux morceaux de la muraille vont se séparer et s’affaisser d’un seul bloc. De toit, il n’en subsiste plus nulle part ; les obus les ont crevés, les flammes les ont dévorés. Ces ruines subites n’ont pas le caractère des ruines faites à la longue par le temps et l’abandon. Les années n’y ont pas mis encore leurs douces teintes brunes ; la nature n’a pas égayé de ses lierres et de ses fleurs sauvages les architectures disjointes ; tout y est sec, criard, violent. Le plâtre éraillé garde sa blancheur mate, les cassures fraîches des pierres ont une crudité de ton qui blesse l’œil comme une plaie vive. C’est la différence de la mort naturelle à l’assassinat. Ces cadavres de maisons égorgées ont un aspect navrant qu’il est impossible d’oublier ; elles crient vengeance par toutes les bouches de leurs plaies.

Par les larges écroulements des façades, l’intérieur des logis se découvre, comme ces décorations qui servent au théâtre pour jouer des pièces à action double. On voit dans quelques chambres que le feu n’a pas atteintes, des papiers de tenture fleurettes et à losanges des cheminées avec leurs chenets, des portraits de famille suspendus à la muraille, un pot à l’eau sur une toilette, des vaisselles de ménage sur des planches d’armoire, des matelas éviscérés, des chaises marquant, auprès du foyer, la place des hôtes disparus ; une commode près de glisser au fond de l’abîme, et retenue en l’air par un équilibre bizarre. Mille petits détails révèlent la vie intime de ces maisons, naguère si gaies et si heureuses Nous avons pu même reconnaître un portrait lithographié de Louis-Philippe, encadré de sapin verni, et toujours accroché au troisième étage d’une habitation effondrée. Des fragments d’escalier, comme dans les eaux-fortes de Piranese, aboutissent au vide ; des portes ouvrent sur le ciel ; des balcons restent appliqués, d’une manière hasardeuse, à des façades démantelées et trouées à jour, décrivant d’étranges arabesques, que reproduisent des photographes encapuchonnés de noir comme des nécrophores, et la tête courbée sur leur boîte.

Détail touchant ! une statuette de la sainte Vierge, dans sa petite niche grillée, a échappé aux flammes avec ses bouquets et ses couronnes. Les âmes pieuses auraient vu jadis un miracle dans cette préservation au moins singulière. Une telle croyance n’a rien qui répugne à notre philosophie.

Comme des fourmis à leur fourmilière renversée par un pied brutal, quelques habitants commençaient à revenir à leurs maisons. Ils se glissaient à travers les amoncellements de ruines, cherchant la place de leurs anciens gîtes, en déblayaient le seuil et poussaient avec effort les portes sur lesquelles les Prussiens ont écrit, avec un charbon pris au brasier de Saint-Cloud : « Défense d’entrer. » Des ménagères puisaient de l’eau à une borne-fontaine à moitié enfouie sous un monceau de gravats, et dont le trop plein s’extravasait parmi les pierres. Ce faible essai de vie, dans cette ville morte, avait quelque chose d’attendrissant. Une petite plante verte d’espérance germait déjà entre ces décombres entassés par les barbares.

Il semble, à l’aspect de cette dévastation, qu’elle a été froidement et méthodiquement exécutée. Des incendiaires enrégimentés ont dû mettre le feu aux maisons, l’une après l’autre, avec du pétrole et des torches. Quelques-unes, quatre ou cinq tout au plus, sont conservées, et, sur les volets de l’une d’elles, on lit, en allemand :

cette maison sera respeetée jusqu’a nouvel ordre
28 janvier 1871
jacobi, major général.

A droite et à gauche tout est ruiné et brûlé.

La tristesse et la fatigue nous gagnaient, et nous dirigeâmes nos pas vers le bateau qui devait nous faire traverser la Seine, dont le pont est rompu. La Tête-Noire, au coin de la place d’Armes, est broyée par les obus, et, de longtemps, les canotiers n’y feront escale pour leurs joyeux repas.

Arrivé sur l’autre rive, nous nous retournâmes : Saint-Cloud, avec ses maisons sans toits et la blancheur morte de ses décombres, ressemblait à un grand cimetière dominé par sa chapelle funèbre. L’église, épargnée seule, veillait sur ce cadavre de ville.