Tableaux de Siége/Victor Giraud

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Charpentier et Cie (p. 201-211).

XV

VICTOR GIRAUD

Février 1871.

C’est le temps des surprises douloureuses, et l’on ose à peine ouvrir son journal de peur d’y apprendre quelque perte nouvelle. La triste prévision est rarement trompée : on croyait un ami, qu’on n’avait pas vu depuis quelques semaines, vivant et bien portant, échappé aux hasards de la guerre ; son nom n’avait pas figuré sur les funèbres listes. Pas du tout, vous apprenez sa mort avant sa maladie par la lettre encadrée de noir, et à votre chagrin s’ajoute le regret de n’avoir pas serré cette main pâle une dernière fois. On revenait d’un autre enterrement, et, les yeux humides encore, il faut reprendre le chemin du cimetière, malade soi-même et le cœur saignant de tant de blessures, étonné de survivre.

Il n’y a pas que la balle et les obus qui tuent. La mort héroïque au milieu de la fumée du combat et de l’enivrement de la lutte n’est pas donnée à tous. Les nuits glaciales, passées les pieds dans la neige, à l’âpre vent du Nord, le long du rempart, aux grand’gardes, ont fait de plus nombreuses victimes que le feu de l’ennemi. Combien, blessés à mort par une de ces froides flèches, se sont éteints silencieusement dans leurs logis déserts, loin de leur famille et sans que la gloire vint consoler leur agonie, en posant l’étoile sacrée sur leur poitrine exhalant son dernier souffle ! S’ils n’ont pas eu ce bonheur de succomber en soldats sur le champ de bataille, ils n’en ont pas moins donné leur vie, obscurs martyrs du devoir. Quoique leur sang n’ait pas coulé, que leur décès soit mis sur le compte de la bronchite ou de la pneumonie, la patrie doit leur savoir le même gré du sacrifice. La bataille finie, on ne sait pas encore toutes ses pertes, et plus d’un qu’elle semblait avoir épargné, malade, épuisé, à bout de forces, s’est couché pour ne plus se relever. Victor Giraud est de ceux-là.

Victor Giraud est le fils d’Eugène Giraud. Tout le monde peignait dans cette famille comme dans celle de Vernet. Charles, le frère d’Eugène, est lui-même un très-bon peintre d’intérieur, mais celui qui semblait devoir amener sur ce nom le plus de lumière et de gloire était Victor. La nature l’avait richement doué, et un travail de jour en jour plus opiniâtre ajoutait l’expérience à ces dons. Quoique sa vie ait été brisée dans sa fleur épanouie, à trente ans, il a eu le temps de montrer ce qu’il valait et de faire regretter l’artiste autant que l’homme. Nous l’avons connu tout jeune, presque enfant, et l’amitié qui nous liait au père, si souvent rencontré pendant « nos années de voyage » en Espagne, en Turquie et ailleurs, s’était naturellement continuée au fils, dont nous suivions les progrès avec un intérêt particulier. C’était plaisir de voir d’un salon à l’autre se développer et grandir ce jeune talent, qui avait déjà donné au présent des gages sérieux, et sur qui l’avenir pouvait compter beaucoup. Nous le rencontrions le soir, dans le monde ou aux premières représentations, car il aimait, après la journée de labeur et le silence de l’atelier, l’éclat des lumières, les élégances et le mouvement de la vie. Il s’intéressait aux choses de l’esprit, et se connaissait au théâtre mieux qu’un critique du lundi. C’était un beau jeune homme aux cheveux blonds, abondants et touffus, retombant sur le front, à la barbe frisée, aux traits réguliers et purs, d’un galbe antique et rappelant le buste de Lucius Vérus. Il semblait robuste dans sa sveltesse, quoiqu’il eût, au fond, sous ses larges pectoraux, la poitrine délicate.

Mais nul ne pouvait soupçonner un dénoûment si triste et si rapide à cette existence commencée sous les plus heureux auspices et à laquelle tout semblait sourire. Une nuit, il prit froid au rempart, pendant une de ces factions que la lune éclaire de sa lueur glacée et mortelle répercutée par la neige. Il tint bon le plus qu’il put, car en ces moments suprêmes la maladie semble une désertion et comme le refuge de la lâcheté, pensée insupportable à une âme généreuse et fière ; mais le mal fut le plus fort et il fallut bien abandonner le lit de camp pour la couche de l’agonie.

Le pauvre artiste dans ses nuits de souffrance, quand le délire de la fièvre commençait à troubler sa pensée, murmurait : « Est-il heureux, Regnault ! au moins il a été tué par une balle, lui ! » C’est une noble jalousie de mourant, qu’on ne peut qu’admirer, mais la mort a ses préférés à qui elle donne pour couronne funéraire une couronne de laurier.

L’art a largement payé sa dette à la patrie dans cette guerre funeste. Ses plus chers enfants sont tombés à la fleur de l’âge, pleins d’audace, de génie et de feu, et l’avenir de la peinture en est peut-être compromis pour longtemps. Après l’école romantique, une nouvelle école se formait, passionnément préoccupée de la couleur, rêvant des alliances et des contrastes de tons auxquels on n’avait pas songé, voyant la nature sous un jour bizarre et particulier. Il semblait qu’un monde inconnu s’ouvrit devant les yeux étonnés. Sans imiter Regnault ou Fortuny, le peintre espagnol qui n’a pas voulu exposer, mais que les artistes connaissent bien, Victor Giraud cherchait aussi dans ce sens. Il avait, comme Gœthe, une théorie des couleurs dont l’expression la plus complète se trouve dans son tableau intitulé le Charmeur, l’un des plus remarquables du dernier Salon. On en sait le sujet. Un charmeur d’oiseaux égyptien faisait exécuter à ses petits élèves leurs tours d’adresse devant une réunion de patriciennes et de jeunes beaux romains, dans une galerie ornée de plantes rares, de vases grecs et de peintures décoratives. Les personnages étaient de grandeur naturelle et les femmes étalaient toutes les recherches de ce mundus muliebris, thème d’invectives pour les moralistes et les poëtes satiriques. Leurs types, d’une beauté délicate, avivée par les artifices de la coquetterie antique, beaucoup plus compliquée que la coquetterie moderne, offraient ces expressions de blasement profond, de dédain aristocratique et de perversité frivole caractéristiques des époques de décadence. On comprend le parti qu’avait tiré le jeune peintre de ces bijoux, de ces coiffures, de ces tuniques, de ces broderies et de tout ce luxe chatoyant et discord auquel il avait su donner de l’harmonie par l’ingénieux emploi de tonalités conciliatrices, comme les Orientaux qui empêchent le choc de couleurs ennemies au moyen d’un simple fil d’or ou d’argent.

Le Marchand d’esclaves, traité dans la dimension historique, avait obtenu beaucoup de succès à l’un des salons précédents. On y remarquait cette intelligence des types exotiques qui était une des qualités de l’artiste. C’est là un beau sujet pour la peinture qu’un jeune patricien ennuyé et chercheur d’impossible, à qui l’on montre des jeunes filles de tous les pays du monde, et de toutes les nuances, depuis le marbre blanc de la Grecque jusqu’au bronze fauve de l’Abyssinienne. Victor Giraud l’avait traité de la manière la plus brillante, avec ce sentiment de la composition, cette couleur exquise et rare, et cette dextérité merveilleuse d’exécution qui le caractérisaient. C’était de l’antique ; mais plus souple, plus libre et comme rajeuni et renouvelé par la compréhension moderne, à la façon d’André Chénier.

On n’a pas oublié non plus cette scène tragique en costume du Directoire, où un mari jaloux tuait dans l’escalier l’amant de sa femme, qui glissait évanouie sur la rampe avec un mouvement inspiré de la Kitty Bell, d’Alfred de Vigny, apprenant la mort de Chatterton. Ce tableau, d’une audace singulière, préoccupa fort l’attention du public.

Maintenant l’œuvre est interrompue ; la palette a glissé de la main défaillante de Victor Giraud. Trois ou quatre toiles feront survivre cette mémoire. Henri Regnault n’en a guère laissé davantage. Le sort leur fut, à l’un et à l’autre, avare de jours, mais ils les ont bien employés, et quoique emportés si jeunes, tous deux ont trouvé le temps de prouver leur valeur et de faire deviner ce qu’ils contenaient de projets et de rêves pour les œuvres futures.

L’autre jour — mardi 21 février, — mardi gras ! le hasard a parfois de ces amères ironies qu’on croirait calculées par une méchanceté diabolique, le portail de Saint-Philippe du Roule était tendu de noir. Un G d’argent brillait sur la litre funèbre, et les amis du défunt, vieux et jeunes, amaigris par la famine, se traînaient vers l’église comme des spectres.

Nous étions tout près du catafalque qui recouvrait celui que nous avions vu, il y a quelques mois à peine, jeune, beau, souriant, aimé ; et si l’on nous eût dit : « C’est toi qui jetteras l’eau bénite sur son cercueil, » on n’eût provoqué chez nous qu’un geste de dénégation et d’incrédulité.

Les jeunes sont pressés, les jeunes vont devant,

selon le vers du grand poëte Victor Hugo, que nous murmurions malgré nous à travers les répons de la liturgie. Les cierges brûlaient sur le fond du chœur tapissé de deuil, comme des étoiles pâles sur un ciel noir ; les prêtres, en dalmatiques à croix d’argent, accomplissaient, avec des gestes lents, les rites sacrés, pendant que la voix des enfants de chœur montait vers le ciel blanche, aiguë et grêle comme le prélude du Lohengrin. Par instants, l’orgue, avec sa basse profonde, poussait des lamentations sourdes, soupirs étouffés de l’âme, sanglots de cette douleur qui ne veut pas être consolée. L’effet eût été navrant sans quelque note ailée et lumineuse planant sur cette tristesse et parlant d’espérance et d’immortalité.

A l’élévation, une batterie de tambours voilés de crêpes éclata tout à coup avec son roulement amorti mais puissant, mâle expression de douleur et de respect militaires, qui remua tous les cœurs et fit tomber de bien dés yeux des larmes longtemps contenues. C’étaient les compagnons de guerre disant adieu à leur frère d’armes.

Pour nous, tout en déplorant avec amertume ce deuil nouveau, une ancienne blessure, difficilement cicatrisée et qui se rouvre au moindre contact, saignait dans notre cœur.

L’hémicycle formant le fond de la nef de Saint-Philippe du Roule contient un calvaire de la dimension du calvaire de Tintoret à la Scuola di San Rocco, œuvre pleine de génie et de passion, d’une mélancolie intense, de notre cher et toujours regretté Théodore Chasseriau, dont la perte n’a pas été assez sentie quoique le grand art la déplore et la déclare irréparable. Il est mort bien jeune aussi celui-là, à l’âge de Raphaël et de lord Byron, et Gustave Moreau, le peintre de l’Œdipe, a fait dans un tableau d’un charme funèbre et pénétrant sous le titre de : le Jeune homme et la Mort, une apothéose de ce génie qu’il aimait et comprenait. Hélas ! on a beau, quand on avance dans la vie et que vos compagnons de jeunesse s’arrêtent sur le bord du chemin, avoir des amis qui pourraient être vos fils, ils meurent encore avant vous et il faut suivre leur cercueil !

Après avoir silencieusement serré la main au vieux Giraud, — c’est ainsi qu’on l’appelait pour le distinguer du jeune Giraud, — car que peut-on dire à un père foudroyé d’une telle douleur ? nous reprîmes lentement le chemin de notre logis, à travers les Champs-Élysées, accablé d’une désespérance et d’une tristesse profondes. De temps à autre quelques sons rauques, étranglés et lamentables comme le râle d’un mourant parvenaient à notre oreille. C’étaient deux pauvres enfants hâves, déguenillés, qui soufflaient dans des cornets à bouquin, achetés sans doute avec quelques sous extirpés à l’aumône.

Rien de plus lugubre que cette trompe de terre cuite qui sonne, nous ne savons trop pourquoi, « le joyeux appel du carnaval, » et qui serait mieux à sa place dans un convoi funèbre. En effet, c’était la semaine grasse, et les deux Gavroches, mal informés de la situation, mais connaissant les traditions carnavalesques, essayaient à leur manière de fêter mardi gras, en toute innocence de cœur sans doute, car le gamin est patriote. Bientôt ils s’aperçurent du mauvais effet produit par cette note discordante dans le silence et la tristesse de la ville. Ils baissèrent le ton, comme effrayés du bruit qu’ils faisaient, et finirent par remettre leurs cornets dans leur poche.