Tableaux du front russe - Décembre 1915

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Tableaux du front russe - Décembre 1915
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 35-64).
TABLEAUX DU FRONT RUSSE

DU FRONT RUSSE DE GALICIE
DÉCEMBRE 1915


I. — SOUS LA NEIGE QUI TOMBE

Le train sanitaire de la grande-duchesse Olga Alexandrovna, sœur du Tsar, vient d’arriver à P..., dernière gare avant la ligne de feu. La neige tombe à gros flocons, invraisemblablement blanche, plus blanche qu’ailleurs, semble-t-il. L’horizon est bas, cotonneux, rétréci... Au delà d’un certain rayon, très court, on n’aperçoit plus qu’un mouvant rideau de mousseline. Dans ce cercle étroit, des silhouettes vont et viennent en un mouvement continuel et silencieux : capotes brunes, capuchons relevés, papaks de fourrure, d’autant plus sombres que le fond du tableau leur fait un écran plus clair. La neige étouffe le bruit des pas, et le son des voix est comme assourdi... Un paysan en touloupe marron, ceinturé de rouge, passe, mêlé aux soldats, portant sur le bras un coq, la tête et le cou rentrés dans son col de plumes... Devant l’escalier de bois de la petite gare, un planton est de service, si immobile qu’on le dirait figé là pour l’éternité. Ses pieds s’enfoncent sous l’épais tapis blanc, comme pour permettre d’en évaluer la profondeur et, sur sa capote sombre, la neige a formé peu à peu un éblouissant collet d’hermine... Un bruit intermittent et sourd, qui est peut-être le canon, perce l’horizon du côté du fleuve...

Devant une petite boutique en planches, installée entre la gare et les tentes de l’ambulance, des soldats marchandent de menues provisions. L’un d’eux s’en revient, déchirant à belles dents une miche de pain frais, suivi d’un chien, queue frétillante, museau tendu vers l’objet de sa convoitise... Hors la neige, tout est brun, d’un brun qui se dégrade par des nuances à peine perceptibles : depuis ce brun grisâtre qu’on voit à la terre non remuée, avant les labours, jusqu’au brun roux qu’ont les feuilles à l’automne. Parfois, cependant, la robe rouge, verte ou bleue de quelque réfugiée que les soldats nourrissent, jette sur ce tableau à deux tons une note éclatante et imprévue...

Mais le plus impressionnant, c’est le silence ; un silence actif, presque tumultueux. Des chevaux galopent, et leur galop n’éveille aucun écho sur le sol ; des chars roulent sur la route, et l’on dirait que leurs essieux tournent à vide... Ce tableau est-il réel, ou est-ce mon imagination qui l’enfante ? Suis-je près des rives du Styr, sur le front qui regarde la Galicie, ou bien dans le Royaume des Ombres, où les héros, tombés pour la défense de la terre slave, recommencent dans un silence éternel le geste que la mort interrompt ?...

Soudain, une ruée se produit d’où monte une sourde rumeur. Bousculade, coups de poing fraternels, refrains de guerre interrompus... Enfin, voilà de la vraie vie, nerveuse et bruyante : c’est une compagnie de fantassins qui va partir pour les positions. Depuis une heure, « le troupeau brun » attendait, vaguant sous les pins ou piétinant autour des feux péniblement entretenus. Le signal du rassemblement a été donné. Les hommes, en complet équipement de campagne, sac au dos, bidon de cuivre au côté, pelle ou hache à tranchant enfermé dans un étui de cuir, se massent de l’autre côté de la voie, le long de la forêt, sur plusieurs rangs... Le silence, un instant troublé, se rétablit... Un jeune officier parcourt le front de la compagnie, jette un ordre et, sous la neige qui tombe, ces hommes se mettent en marche en traçant sur leur poitrine un grand signe de croix…


II. — AU BIVOUAC

Une immense place, derrière la gare, entre les maisons du village et les prairies : c’est le bivouac. Deux petits bois de pins le flanquent et, au fond, les écuries recouvertes de branchages lui font bordure. Un peu en avant sont creusés les abris. La ligne de leurs toits en pente dessine sur la neige une série de petites vagues blanches, à peine discernables. Mais, sur le devant, on aperçoit la porte, précédée de trois marches en profondeur, et, à côté, une étroite fenêtre à un seul battant. De chacune des vagues blanches sort un tuyau d’où s’échappe un mince filet de fumée bleue... Au centre de la place, sur deux rangs, s’alignent les canons et les caissons, dissimulés sous des branches de sapins. Et cela forme trois allées au milieu desquelles toute la vie du camp se concentre...

Et quelle vie : active, mouvementée, pittoresque !... La neige a cessé de tomber ; le temps est froid et clair. Le sol est dur, et l’on foule avec plaisir la neige restée molle, qui est si douce et chaude sous les pas.

C’est l’heure des occupations particulières ; tout le monde est dehors. Il y a de tout ici : des artilleurs en longue capote brune, des cavaliers, reconnaissables à leur tunique courte, en peau de mouton, ornée pour les officiers d’un passe-poil à frisons courts ; des Cosaques d’Orenbourg, coiffés de papaks à longs poils de chèvre, qui leur donnent un air farouche, des fantassins, dont quelques-uns sont chaussés de ces grandes bottes de feutre beige ou blanc, à semelles et empeignées de cuir si propres à affronter les neiges profondes.

Sur la lisière du petit bois, à droite, deux soldats creusent un nouvel abri ; la terre remuée fait autour d’eux une belle tache jaune. Un autre prépare les rondins de la toiture et s’escrime après une branche de sapin... Entre les arbres, des chevaux errent en liberté ou se roulent avec délices dans la neige fraîchement tombée.

Çà et là sont allumés des feux, et la fumée des cuisines de campagne s’élève entre les allées formées par les canons. En m’y rendant, j’ai failli trébucher contre une marmite enfoncée sous terre, et dont le couvercle est à ras du sol. Un four est creusé dessous, auquel on accède par deux marches. De gros morceaux de braise s’y consument avec lenteur. De temps à autre, un soldat-cuisinier (un cuistot, comme on dit chez nous) vient jeter son coup d’œil à la marmite d’où s’échappe une alléchante odeur. J’interroge l’un d’eux, devant une des cuisines de campagne où l’on prépare le borchtch, la soupe préférée du soldat russe. Tout en remuant le mélange de choux, de betteraves, de tomates et de viande, il m’apprend que « le point » se ravitaille lui-même, qu’un poste de télégraphie sans fil y est installé dont il me montre, là-bas, la tente signalée par son drapeau bleu zigzagué d’un rouge éclair, et, enfin, que l’on forme ici un corps de cavalerie qui partira bientôt pour une destination inconnue. »

Ainsi se confirment une fois encore les bruits d’une probable offensive de nos Alliés sur le front extrême du Sud.

Près de la forge, un soldat en tablier de cuir est occupé à ferrer un cheval. Je m’arrête... Aussitôt, c’est un attroupement. — Les soldats des abris voisins ont aperçu mon appareil et viennent me prier de les photographier. J’ai toutes les peines du monde à obtenir d’eux qu’ils ne cachent pas complètement la forge, le cheval, le soldat au tablier de cuir... Le cliché pris, un des hommes court aux écuries, en ramène la plus belle bête et un cavalier s’offre à la monter. Il faut voir avec quel soin il ajuste sa tunique, assujettit son ceinturon, donne à son papak une allure martiale ! Le cheval, jeune, s’impatiente, hennit, gratte fébrilement le sol... Enfin, le cavalier a passé les pieds dans les étriers : un déclic ; c’est fait !... Mais il me reste un regret. Pour un soldat du front mon cavalier était vraiment trop beau dans sa tunique neuve !...


III. — LE COIN DES TRANSPORTS

On nous a garés à deux verstes du bivouac, juste en face d’un camp de transports. Entre la ligne de chemin de fer et la forêt, dans une longue et étroite clairière, une centaine de télègues sont arrêtées. Les hommes qui les conduisent ou les gardent, des moujiks pour la plupart, reproduisent ces mêmes visages et ces mêmes costumes que j’ai déjà vus si souvent : vêtemens sombres où le marron domine, à peine soulignés par une note verte ou rouge, bonnets à longs poils gris, marron, noirs ou blancs, visages aux barbes hirsutes... Assurément, le front français avec ses Hindous, ses Ecossais, ses tirailleurs sénégalais, ses Marocains, doit présenter, en certains endroits, un spectacle étrangement pittoresque, mais je me demande si, autant que sur le front russe, l’imagination s’y reporte à des époques si anciennes qu’on renonce parfois à leur assigner une date... Les hordes qui suivaient les armées de Gengis-khan ou de Timour-leng devaient présenter un aspect analogue à celui de ces foules hétéroclites, — surtout paysannes, — et l’on y retrouvait sans doute les mêmes visages, plus jaunes, sous les mêmes effrayans bonnets de peaux de bêtes.

Cette foule décharge un train et remplit les télègues. Les pains, qui forment dans les chariots d’énormes accumulations de boules noires, font songer à des hécatombes de têtes de nègres, accomplies sur l’ordre de quelque tyran africain. Les hommes s’asseyent dessus, jambes de-ci, jambes de-là, leurs pieds calés contre les miches. C’est la guerre, et l’on n’y regarde pas de si près ! On décharge aussi des caisses carrées, toutes pareilles, que l’on ne ménage guère et dont j’ignore quel peut être le contenu. D’ailleurs, aucune hâte : n’oublions pas que nous sommes en pays russe où l’activité même prend des allures paresseuses !

Dans le foin, des hommes sont couchés et mangent. Leurs bêtes, afin de les imiter, attrapent tout ce qui passe à la longueur de leur cou... Pour un rien, on se chicane ; avec un rien on se réconcilie... Grands cris accompagnés de tout un vocabulaire d’injures, et Dieu sait si la langue russe en est riche ! pour une balle de foin culbutée ou un pain qui a roulé dans la neige. Au fond, la plus parfaite indifférence.

Nous descendons un moment, afin de nous rapprocher de l’étrange cohue. Toutes les télègues ne font pas partie du convoi. Il en est qui vont passer ici la nuit. Chaque cheval porte près de l’oreille une étiquette avec un numéro d’ordre et le nom de son propriétaire. Les hommes ont allumé des feux entre leurs voitures, au fond desquelles ils dormiront ce soir. Les chevaux ont une couverture de laine, mince précaution par ces nuits où le thermomètre descend jusqu’à 16 et 17 degrés Réaumur, au-dessous de zéro. Mais les chevaux russes sont aussi résistans que leurs maîtres.

— Est-ce que vous n’avez pas froid ? ai-je demandé à l’un des hommes.

Nitchevo ! (Cela ne fait rien !) C’est la guerre ! a-t-il répondu.

La nuit tombe, très vite. Les hommes ont achevé leur chargement. Les télègues se mettent en marche dans l’ombre croissante... Leur interminable file, aux contours imprécis, me fait penser aux longs exodes des populations gauloises, telles que mon livre d’histoire les évoqua jadis à mon imagination d’enfant.


IV. — DEMEURES D’OFFICIERS

A l’heure du dîner, sous les arbres du petit bois, deux officiers sont en train de faire cuire le chachelik. C’est le mets favori des habitans du Caucase, Arméniens, Turcs ou Géorgiens. On enfile à une brochette en fer des petits carrés de mouton alternés avec de menus morceaux de graisse et l’on fait rôtir sur la braise, à feu doux. Nos deux officiers accroupis à terre, les mains posées à plat sur le sol, soufflent activement leur feu qui brûle avec trop de fumée. L’un d’eux est Grec d’origine et répond au nom significatif de Christophoros. Sa moustache et ses cheveux noirs, son teint pâle, légèrement olivâtre, trahissent son origine levantine. D’ailleurs, né et élevé en Russie, il ne connaît de sa langue maternelle que deux ou trois mots, parmi lesquels le verbe aimer, ce qui donne lieu à mille plaisanteries dont il s’amuse. Le chachelik cuit à point, Christophoros et son camarade invitent les officiers de notre train à le manger avec eux. En ma qualité de journaliste, on me prie de venir prendre un verre de thé après le repas.

Les deux officiers occupent une des maisons évacuées près du bivouac. La salle où ils sont réunis est petite, meublée d’une table, de quelques chaises et d’une étroite couchette de fer. Des clous plantés dans la muraille y servent de portemanteaux. Une tablette supporte quelques ustensiles militaires et un bougeoir d’étain.

Je trouve les dîneurs animés d’une franche gaîté, cette gaieté de bon aloi qui ne doit rien à l’alcool ! On a mis de côté pour moi quelques morceaux de chachelik, et le samovar chante sur un coin de la table. Mais il n’y a plus de chaises : un officier arrivé des positions a pris la dernière !... Vite, on transforme en tabouret une caisse vide, et nous voilà tous assis... Le convive inattendu a apporté de bonnes nouvelles : une attaque a été repoussée à T..., où l’on a fait des prisonniers et pris des mitrailleuses ; il y a eu quelques rencontres de détachemens de cavalerie en reconnaissance, comme si, de part et d’autre, on tâtait le front pour en chercher le point faible. Le nôtre est solide ; les Allemands le verront bientôt.

Pour fêter ces bonnes nouvelles, le chirurgien-major de notre train se saisit d’une guitare et siffle, en s’accompagnant, un air cosaque au rythme entraînant... Mais, tout à coup, c’est une autre chanson. Le canon, qu’on n’avait pas entendu depuis la veille, se remet à tonner. L’officier venu des positions se lève, ajuste son sabre, et, achevant rapidement son verre de thé :

— Diable ! dit-il, voilà que ça recommence... Il faut que je m’en retourne. Je crois que ça chauffera par là-bas avant cette nuit. Je veux y être. — A après-demain... si je ne suis pas mort ! ajoute-t-il en portant la main à son bonnet de fourrure.,

Je ne sais pas s’il en est revenu.


V. — DANS LE TRAIN DU GRAND-DUC

Le ...e d’infanterie est arrivé des positions à minuit pour recevoir le grand-duc Georges Mikhaïlovitch, qui vient faire une visite aux soldats du front et leur apporter des croix. Toute la nuit, nos vitres ont été éclairées du reflet de leurs feux.

Dès le matin, une grande animation règne dans le camp. Sous les pins on voit aller et venir des Cosaques du Caucase, vêtus de la longue tcherkeska, le bachelik rouge flottant sur leurs épaules. Ce sont eux qui doivent former la suite du grand-duc. Leurs chevaux, sellés, sont attachés aux arbres. Ceux des officiers venus de tous les points voisins du front, sont tenus à la bride par des soldats.

Avant midi, tout le monde est à son poste. Le tableau est magnifique dans ce décor de neige et de bois. Au fond, le camp se dessine avec ses abris, ses tentes, ses caissons dételés ; à gauche, s’arrondissent les tentes des ambulances ; à droite, s’étend le petit bois de pins sous lequel sont rangés, sur deux lignes, les cinquante Cosaques de la suite, à cheval. Leur chef, un grand diable blond, se tient en avant, superbe sous son bonnet de fourrure blanche et son bachelik de drap rouge. Au bout de la ligne, flotte le fanion marron et rouge de la sotnia. Sur les pentes du talus sont groupées les sœurs de charité : robes grises, vestes de cuir et voiles noirs. Le long du quai s’alignent les fantassins arrivés cette nuit, et, de l’autre côté de la voie, devant la forêt, les petites croix de bois blanc ont l’air de se soulever sur les tombes, comme si elles subissaient la poussée souterraine des morts !...

Dès que le grand-duc met pied à terre, on entend le commandement : « Sabre au clair ! » suivi d’un autre ; après quoi, la musique attaque une marche guerrière. Le grand-duc parcourt le front des troupes. Il est grand et d’allure martiale. Son visage, barré d’une forte moustache, poivre et sel, respire l’énergie. Au nom de l’Empereur, il remercie les vaillantes troupes de cette partie du front pour leur valeureuse conduite, attache les médailles et les croix sur les poitrines de ces braves, et les salue d’un : « Au revoir, maladsé (mes braves) ! » qui sonne comme un coup de cymbale.

Après le dîner, j’ai eu l’honneur d’être présentée au grand-duc. Réception cordiale, tasse de thé : aucun apparat.

Son Altesse impériale a auprès d’elle deux officiers et le prince Baratinsky : celui-ci fut, il y a quelques semaines, chargé de porter à l’Empereur la croix de Saint-Georges. Le commandant de notre train, ancien condisciple du grand-duc, m’accompagne.

Assis autour des petites tables de la salle à manger qui fut un wagon-restaurant et qui en a gardé la simplicité, nous rappelons les souvenirs de cette guerre déjà si longue. Son Altesse impériale, qui a visité tous les fronts, nous parle de la vie du Tsar à Mohilef, du tsarévitch qui accompagne son père, et dont la constitution se développe et se fortifie dans une plus libre expansion, des soldats si patiens, si modestes, si résolus. Et tout à coup :

— Connaissez-vous, madame, l’histoire du fusil de l’Empereur ?

Non sans une certaine confusion, j’avoue ma complète ignorance.

— Peut-être avez-vous remarqué au cours de la cérémonie militaire de ce matin, reprend le grand-duc, que la garde du drapeau du ...e d’infanterie portait un fusil orné d’une plaque d’argent : c’est le fusil de l’Empereur. Etant à Livadia, — où je possède une propriété, — Sa Majesté eut un jour la fantaisie de s’habiller en simple soldat. Jugez de ma surprise en voyant arriver chez moi le Tsar de toutes les Russies, fusil à l’épaule, et vêtu de l’uniforme du ...e d’infanterie, alors en garnison à Livadia !... L’histoire fit du bruit ; les photographes s’empressèrent... Le régiment dont Sa Majesté avait ainsi honoré l’uniforme fut autorisé à conserver le fusil, qui devint pour lui une sorte de précieux talisman. On en fit orner la crosse d’une plaque commémorative, et la garde en fut confiée au soldat qui accompagne le drapeau. Il a suivi partout le régiment depuis le commencement de la guerre et il est pour lui un constant stimulant à la bravoure. Un jour il s’est trouvé dans une situation périlleuse. Le drapeau et sa garde furent cernés de près : mais on ne rend ni le drapeau de la Russie, ni le fusil de l’Empereur !... Les soldats, voyant le péril, firent des prodiges, la garde dut se servir du fusil, mais les ennemis furent exterminés ou mis en fuite. Le fusil était sauvé, et le drapeau reçut la croix.

— Espérons, dis-je, qu’ayant été à la peine, comme l’étendard de notre Jeanne, le « fusil de l’Empereur » sera bientôt à l’honneur : c’est-à-dire à la victoire !


VI. — LA FOLLE DU CAMP

Au bout d’une ruelle du village évacué de S..., une femme est étendue par terre, à côté d’un feu de brindilles. Le coude appuyé sur le sol, elle soutient sa tête d’une main, tandis que de l’autre elle active la flamme avec une mince tige de fer. Elle est vêtue d’une robe sombre et d’un manteau souillé de terre et de cendre. Une toque d’astrakan, au revers dur et étroit, la coiffe. Sur le bord, sont cousus des boutons de métal, gravés de petits marteaux en relief, comme on en voit sur la tunique des étudians de l’Institut technologique de Petrograd. Des deux côtés de la toque est fixée une jugulaire faite d’une chaîne d’acier. Sous cette étrange coiffure apparaît un visage jaune, sans âge, aux traits écrasés comme ceux des Kalmouks. Les cheveux noirs et plats complètent en cette femme la ressemblance avec le type mongol, auquel elle est certainement apparentée, si même elle ne lui appartient tout à fait. Quelle est cette étrange épave et quels flots l’ont roulée jusqu’ici ?...

Je ne puis exprimer la curiosité intense que tant d’individus, hommes ou femmes, soldats ou civils, réfugiés ou paysans font naître en moi, dans cette immense Russie aux races innombrables... Chassés de l’Ouest par la vague germanique, ou venus des profondeurs de l’Est pour lui opposer une digue, tous ces êtres apportent avec eux un langage, un costume, une âme, des mœurs et des sentimens différens. Les uns sont nés sur la lisière d’une forêt, au bord d’un marécage ou sur les rives d’un lac, au cœur même du pays russe ; les autres ont été bercés par les légendes de la Volga, mère des fleuves, par les chants guerriers des montagnes du Caucase ou des rives du Don ; ceux-ci ont descendu sur des barques légères le cours tumultueux du Tobol ou de l’Amour ; ceux-là ont couché sous la tente des nomades, dans les plaines brûlées du Turkestan... Plus mystérieux encore, quelques-uns sentent bouillonner en eux des atavismes qu’ils ignorent, et qu’ils sont incapables d’analyser ou d’interroger. Connaître l’âme slave ? Nous le pourrons peut-être, un jour, avec beaucoup de patience et après beaucoup d’études ; mais comment pénétrer l’âme collective du peuple russe, semi-européenne et semi-asiatique, faite de tant d’élémens disparates, âme multiforme, changeante, insaisissable qui ne se connaît pas elle-même et qui se modifie sans cesse sous l’influence de. nouveaux apports ?

La femme a levé les yeux vers nous, — des yeux petits où luit une flamme courte, mais vive. Puis elle a ri.

— Que fais-tu là ?

— Je me chauffe.

— D’où viens-tu ?

— D’où Dieu a voulu.

— Qui es-tu ?

La femme rit de nouveau, d’un rire aigu et comme forcé qui découvre toutes ses dents.

— Demande-le aux soldats qui me portent leur pain !

— Tu es seule au monde ?

— J’avais une fille, ils me l’ont prise.

— Qui, ils ?

— Je ne sais pas.

Nous avons tiré de notre poche une vingtaine de kopeh de cuivre que nous avons laissés choir en les éparpillant auprès d’elle. Elle les a couverts de son corps, avec un cri de bête qui fond sur sa proie. Puis, après les avoir réunis entre ses paumes, elle a égrené un long rire, entrecoupé de mots sans suite, plus tintans que des grelots.

— Veux-tu que je danse ?

— Non, non, ne danse pas, c’est trop triste... Et puis, ne sais-tu pas que c’est la guerre ?... Entends le canon... Comment danser pendant que des hommes meurent, là-bas ?

— Des hommes meurent ?… Oui, oui, je sais…Qu’est-ce que ça fait qu’on vive, si on est quand même plus mort que les morts ?… Et, de nouveau, elle égrena son rire, son rire aigu, sec et nerveux, en faisant tinter entre ses mains les kopeks de cuivre.

Des soldats passaient. Nous les interrogeâmes.

— C’est une folle, dirent-ils. On ne sait au juste d’où elle vient. Il en a tant passé comme elle, avec la folie ou le désespoir dans les yeux !… Celle-là s’est arrêtée ici. Le jour, elle se tient dans la rue, couchée près de son feu de brindilles ; le soir, elle dort sous ce toit en planches, roulée dans une couverture, et on la nourrit des restes du camp… Que Dieu la garde ! et qu’Il les maudisse 1

Et les soldats s’éloignèrent, en baisant la petite icône suspendue à leur cou.


VII. — CHANSONS DE GUERRE

Combien j’en aime le rythme, tantôt bizarre et farouche, parfois naïf et ingénu, et, plus souvent, d’une poignante mélancolie. Elles expriment, ces chansons, toute l’âme russe, l’âme du peuple avec ses élans tôt réprimés, ses fougues qui s’achèvent en tristesses, ses espérances jamais tout à fait épanouies. Le sujet, quelquefois banal, n’en est jamais vulgaire, encore moins immoral et grossier. Elles conviennent aux lèvres des jeunes filles presque autant qu’à celles du soldat ; seulement, elles empruntent aux cordes vocales de l’homme une profondeur et une sonorité qui s’adaptent mieux à la gravité du rythme et du sentiment. Quelques-unes sont d’inspiration récente, comme celle du grand Tsar qui se promène pensif à Moscou, parce que Guillaume vient de lui déclarer la guerre, et que ses soldats réconfortent avec la promesse d’entrer coûte que coûte à Berlin… Certaines datent de la guerre russo-japonaise, mais comme les Japonais y sont traités de « diables jaunes, » on ne les chante guère, afin de ne pas offenser un peuple qui fut un ennemi loyal et qui est aujourd’hui un ami.

— Veux-tu que nous chantions pour toi, petite sœur française (frantzonjenka Sistritza) ? m’ont demandé un jour des tirailleurs sibériens.

Je leur avais offert des cigarettes (des papyros, comme ils disent), du chocolat, et ils ne savaient comment me témoigner leur reconnaissance pour ces menus soins.

J’acceptai avec empressement. L’un d’eux donna le ton et tout de suite leurs voix s’harmonisèrent. D’abord, ils chantèrent la chanson de La mort de Yermak le Cosaque, qui conquit la Sibérie et l’offrit au Tsar de Moscou, comme on offre un collier à la femme qu’on aime.

« La tempête mugit, le tonnerre gronde, la pluie fait rage et Yermak pensif est assis sur les bords de l’Irtych. Les compagnons de ses travaux dorment au milieu des tentes étalées, et Yermak songe : « Qu’importe la mort ? Nous avons accompli notre tâche ; la Sibérie est soumise au Tsar, et nous n’aurons pas passé inutiles ! »

Koutchoum, le Tsar méprisable de Sibérie, tant de fois vaincu par Yermak, arrive par un sentier secret et surprend les héros endormis. Yermak se réveille, voit le danger et court vers l’Irtych. Hélas ! les barques sont loin de la rive ; le héros se jette dans le fleuve et le fend de ses bras puissans. Mais sa lourde cuirasse, cadeau du Tsar, l’entraine, et l’Irtych aux vagues tumultueuses se referme à jamais sur lui ! »

A ce chant épique succède une sorte de complainte guerrière. Le père part pour la guerre avec cinq de ses fils. Le sixième a douze ans et veut partir aussi ; mais le père le supplie. Il fait entrevoir à l’enfant trop hardi la dure vie des camps, les risques de la bataille, les souffrances du blessé, les affres de la mort. Le petit héros n’entend rien et brûle de se sacrifier à son pays... Alors, le père ému consent ; il embrasse son fils et l’emmène.

Et, parmi les six frères, l’enfant se montre le plus résolu et le plus vaillant.

Puis vint la Chanson des yeux noirs, des yeux qu’on aime. Le bien-aimé est parti pour la guerre, et la fiancée cherche partout ses yeux noirs. Elle les cherche le matin et les demande encore le soir. Elle erre dans le jardin et dans les champs, comme la Sulamite. Mais les fleurs n’ont rien à lui dire, et l’herbe nouvelle ne sait rien du passé !... Alors elle se lamente : elle.se lamente, car un jour quelqu’un lui passera au doigt l’anneau d’or, mais ce ne sera pas le beau guerrier aux yeux noirs ; quelqu’un la conduira à l’église, mais ce ne sera pas son bien-aimé…


VIII. — LA VAGUE BLANCHE (récit de soldat)

Des soldats sont au repos et causent, assis entre des balles de foin. — Les Autrichiens ? dit l’un d’eux, certes, ils sont rusés ; mais nous non plus nous ne sommes pas très bêtes. Jusqu’à présent, nous avons déjoué toutes leurs ruses. Je vais vous raconter la dernière.

Il y a quelques jours, ma compagnie se trouvait dans les tranchées de première ligne. Pas de combats. Des deux côtés, on s’ennuyait et, par momens, histoire de se distraire, on échangeait des coups de feu. Il semblait qu’on n’en finirait jamais avec ce marasme. Mais l’orage couvait sous cette tranquillité apparente. Il éclata enfin.

Dans nos tranchées nous ne dormions guère, tout occupés à surveiller l’ennemi. J’étais de garde. La nuit arrive, très calme, sans vent, un peu froide et sombre. Notre officier se reposait sur sa bourka [1]. Tout à coup, il me semble vaguement voir remuer la neige, dans l’ombre... « Ah çà ! est-ce que le sommeil me troublerait la vue ? » Je me frotte les yeux... Je regarde encore : décidément, je ne me suis pas trompé... Je m’approche de l’officier.

— Votre Honneur, je crois que ce sont eux.

— Où ?

— Ils sont sortis des tranchées et rampent vers nous.

L’officier se leva d’un bond et s’approcha du parapet. Tout était trouble ; le ciel se confondait avec la terre ; il ne distingua rien d’abord.

Mais moi, dont les yeux étaient habitués à cette obscurité, je voyais distinctement une longue vague blanche, qui, partie des tranchées autrichiennes, roulait lentement vers nous. On n’en pouvait pas distinguer les contours, mais on remarquait que la neige, au lieu de former une surface plane et immobile, se gonflait par endroits de boursouflures, qui s’avançaient, peu à peu, dans la direction de nos tranchées.

L’officier, les ayant reconnues, jeta un ordre à voix basse. D’un seul coup, tous les défenseurs delà tranchée se trouvèrent prêts... Derrière la première vague blanche, une autre se mit à rouler vers nous, puis une autre et une autre encore... Plus de doutes.

— Sale truc ! dit un soldat, en éteignant soigneusement sa cigarette pour ne pas mettre le feu aux balles de foin.

Sans bruit et retenant notre souffle, nous nous accroupîmes devant les créneaux. Les Autrichiens, enveloppés de couvertures blanches, rampaient, rang après rang, sur la neige : nous les tenions à bout de fusil... Un bref commandement se fit entendre : « Pli ! » Une salve retentit. L’effet fut extraordinaire. En un instant, toute la première ligne des vagues blanches fut disloquée. Çà et là, on vit se dresser de noires silhouettes d’Autrichiens se lançant à l’attaque. Nos mitrailleuses commencèrent à chanter et à faucher dans leurs rangs une belle moisson. On les voyait très bien maintenant. Ils bondissaient sur leurs pieds, essayaient de se débarrasser de leur couverture et, de nouveau, roulaient dans la neige, atteints d’une balle. Quelques-uns avaient à peine le temps de découvrir leurs épaules ; d’autres s’embarrassaient dans les plis de l’étoffe et perdaient un temps précieux. L’une après l’autre, chaque ligne de vagues fondait avant même de déferler jusqu’à nos fils de fer barbelés...

Quand le jour se leva, il ne restait des vagues blanches qu’un amoncellement de corps noirs, sur la neige tachée de sang.

— Du vilain sang sur de la belle neige ! dit un Cosaque en manière de conclusion.


IX. — PRISONNIERS DE GUERRE

C’est le soir, à l’heure trouble du crépuscule.

Le tumulte du camp s’apaise… Chacun a regagné son poste, sa tente ou son abri... Des feux de bivouac s’allument entre les arbres... Les cuisines de campagne se mettent en marche sur les routes devenues plus sûres avec la nuit...

Soudain, on entend des pas précipités, un piétinement de troupeau, des appels, des cris, la sourde rumeur d’une horde en fuite... Est-ce une surprise de l’ennemi ? Non, car il y aurait aussi des coups de feu. Est-ce une avance imprévue des Russes ?... Tous les risques plutôt que cette ignorance. Je me précipite au dehors. Un moutonnement gris ondule sur la neige : ce sont des prisonniers allemands et autrichiens que les Russes ramènent.

Ils arrivent harassés, affamés, désordonnés, tumultueux, talonnés par le désir du gite et du pain. Aucune envie de fuir, de profiter d’une distraction de leurs sentinelles : ils sont bien trop heureux d’en avoir fini avec ce cauchemar ! Ils se hâtent, — mais c’est du côté de la Russie où ils savent qu’on trouvera du pain. Notre train les attire, avec sa croix rouge peinte sur fond blanc ; ils l’entourent, sans que personne essaye de les en empêcher. La Croix-Rouge russe n’a pas, comme l’allemande, répudié son symbole : un prisonnier n’est plus pour elle un ennemi ; elle reste accueillante à ses douleurs.

Quel pauvre et misérable troupeau ! Par cette soirée déjà glaciale, ils grelottent sous des vêtemens insuffisans. L’un d’eux, le cou nu sous un tricot de laine, sans tunique et sans capote, est pâle à croire qu’il va défaillir. Un autre me montre ses yeux rouges et gonflés : « Sistra, balit (Sœur, j’ai mal) ! » Hélas ! comment y suffire ? Ils sont si nombreux à étaler leurs souffrances ! Malgré soi le cœur se serre, car, enfin, tout cela, c’est de la pauvre humanité... Beaucoup tendent les bras et crient : « Du pain ! du pain ! »

Les soldats cuisiniers arrivent avec un énorme chaudron de cacha [2], préparé pour le souper de nos infirmiers. Avec quelle avidité ils se jettent sur ce repas chaud et inattendu ! Les officiers essayent de crâner, sous le col de fourrure de leurs vestes grises ; cependant ils acceptent avec plaisir le bol de gruau qu’on leur tend. Par pitié pour leur amour-propre, nous leur offrons des cuillers de bois dont la vue fait épanouir sur leur visage un sourire de remerciement. Les Allemands, toujours taciturnes, mangent en silence, ne parlent que si on les interroge. L’un d’eux a répondu à mes questions :

— Nous nous sommes bien battus, malgré qu’on ait toujours froid et souvent faim. L’artillerie russe ne nous laisse pas de repos. Quand elle s’y met, nos tranchées deviennent un enfer. Depuis trois jours, elle tirait d’une façon insupportable ; nous n’y tenions plus. Nous nous sommes rendus dès que nous avons pu ; mais ce n’est pas facile... Nous souffrons beaucoup ; cependant nous savons qu’il ne peut pas être encore question de paix.

— Qu’attendez-vous de la paix ?

— Pas grand’chose... Maintenant, nous sommes vainqueurs ; mais si cela dure longtemps encore...

— Si cela dure ?

L’Allemand a détourné la tête.

— Je ne sais pas, je ne sais rien. Il n’y a que Dieu qui sait ! C’est bien dur !

Puis il s’est enfermé dans un mutisme dont il n’a plus voulu sortir.

Les Autrichiens sont plus malheureux encore. J’ai vu leurs vêtemens de dessous, jusqu’à leur linge. C’est une pitié ! Comment peut-on laisser des hommes se battre dans un tel état ? Plusieurs d’entre eux m’ont avoué ne s’être pas déshabillés depuis des semaines, et ils n’avaient comme sous-vêtement que de minces tricots. Quant à leur ration journalière, ils m’ont assuré qu’elle se compose de trois doigts de viande et de 200 grammes de pain. Leur état mental est en rapport direct avec ces conditions physiques : leurs paroles, leurs lettres, leurs carnets de notes, tout en fait foi. Pourtant, l’heure du combat venue, ces hommes se battent avec un magnifique courage. Quel sentiment les anime ? De quelque nom qu’on le nomme : patriotisme, instinct de conservation, haine ou désespoir, il faut qu’il soit bien fort pour leur permettre de réagir, à la minute précise, contre de si défavorables conditions. Mais combien de temps cela durera-t-il ?

Pendant que nos prisonniers se réconfortent, un train a été formé pour eux. Va-t-on les emmener ce soir ? Où les mettre, en effet, et comment les garder, même une nuit, si près de la ligne de feu ? On leur distribue du pain, on allume du feu dans leurs wagons, et un signal retentit. Aussitôt le troupeau humain se rue vers les portes ouvertes, s’entasse sur les planches qui, de chaque côté, forment lit. Puis le train démarre, emportant vers les lointains steppes sibériens ces tristes victimes de l’ambition d’un seul.


X. — SOUS LA TENTE DES INFIRMIÈRES

Un peu à l’écart du bivouac, entre la gare et le petit bois de pins, on voit flotter le drapeau de la Croix-Rouge. Il surmonte une tente rectangulaire, plus longue que large, éblouissante de blancheur sous la neige tombée. C’est celle des Sœurs de Charité. Du côté qui regarde la voie, le tuyau d’un poêle, surmonté d’un chapeau conique en tôle, perce la paroi de la tente ; et l’on grelotte en songeant à l’insuffisance probable de ce mode de chauffage sous ce frêle abri.

En face du bois est l’entrée, fermée par une couverture de laine disposée en rideau. Des femmes, traînant des enfans accrochés à leurs jupes, rôdent à l’entour, — des réfugiées, attirées par l’inépuisable charité des sœurs. D’une main hésitante, j’ai soulevé la couverture : tout est noir et silencieux à l’intérieur. Cependant, à mon appel, une voix d’homme répond et m’invite à entrer. Les sœurs sont absentes, et l’homme, un soldat-infirmier, prépare le dîner pour leur retour. Dans cette obscurité à laquelle mes yeux commencent à se faire, je distingue à présent une table chargée d’objets disparates, le poêle dont on aperçoit le tuyau du dehors, quatre couchettes de fer, rangées deux par deux contre la paroi de toile et un paravent placé entre la porte de la tente et les lits. Une épaisse couche de paille jonche le sol.

Tout à coup, le rideau de la tente se soulève, et la Sœur Aînée (la directrice) entre, vêtue de son costume de front. N’était son brassard de la Croix-Rouge, on la prendrait pour un jeune moujik avec sa touloupe en peau de mouton, ses grandes bottes de cuir, son bonnet de fourrure, dont les poils défrisés tombent jusque sur ses yeux et cachent ses oreilles et son cou.

Nous nous sommes déjà rencontrées à l’ambulance, ce qui nous permet d’abréger les formules de présentation.

Il est bientôt quatre heures, et la Sœur Aînée n’a encore rien pris depuis son café du matin. Elle arrive du village de X... d’où elle a ramené une petite fille et des paysans blessés par des bombes allemandes. L’enfant sera conduite à notre train où je la trouverai tout à l’heure.

Tout en causant, la sœur a quitté sa touloupe et je retrouve une femme, pas très jeune, mais au regard très clair, au sourire très bon et très doux. Trois décorations, dont une gagnée sur ce front et les deux autres sur les champs de bataille de Mandchourie, ornent sa poitrine.

Le soldat-infirmier apporte, dans une petite marmite, la soupe et le bœuf, et la sœur s’installe sur un coin de la table, en femme qui a décidément renoncé à toute espèce de confort. Simplement, parce que je l’interroge, elle me raconte sa vie, sous cette tente si froide aux dernières heures de la nuit, alors que le poêle s’éteint ; les heures d’attente sous la neige, les réveils imprévus, les repas irréguliers et hâtifs... Elle dit aussi les terribles angoisses de la fuite à travers bois et le long des routes encombrées de fuyards, sous le feu des obus allemands, lors de la rapide retraite de Pologne, dont elle fut, et où il fallait, avant tout, songer à sauver les blessés... Malgré tout, elle aime cette vie de dangers et de fatigues, et elle l’aime à cause du soldat russe si sobre, si courageux, si modeste, si patient...

— Et maintenant, demandai-je, ne craignez-vous pas de voir revenir ces terribles jours ?

La sœur, dont le diner s’achevait, repoussa son assiette et, me regardant avec une flamme de confiance dans les yeux :

— Je ne crains plus rien, dit-elle ; l’heure des épreuves est passée, nous attendons maintenant celle de la victoire…

J’ai vu, il y a peu de jours, dans le village de Z..., à trois verstes de la ligne de feu, une autre sœur de charité. Seulement, celle-là a « quitté le voile » pour revêtir l’habit du soldat. Elle manie le fusil comme un homme, fait le coup de feu dans la tranchée, et a pris part à plusieurs assauts à la baïonnette. Avant-hier soir, elle est sortie de Z... avec quelques-uns de ses compagnons d’armes pour aller prendre un relevé des positions allemandes.

Partie en avant, elle franchit le Styr, se glisse jusqu’aux points qu’elle avait besoin de reconnaître et qu’elle reconnaît en effet... Tout à coup, une sentinelle jette un cri d’alarme ; l’héroïne est serrée de près... Mais ses compagnons arrivent, tuent les Allemands qui la menacent, et elle regagne avec eux son cantonnement, non sans rapporter de précieux renseignemens et des trophées : un fusil et un casque que j’ai tenus hier soir entre mes mains...


XI. — LE CIMETIÈRE DE LA FORÊT

Un jeune soldat est mort à l’ambulance. Deux de ses camarades sont occupés à lui creuser une fosse dans le cimetière aux croix neuves sur la lisière de la forêt. Rien n’est émouvant comme ces humbles tombes, éloignées des demeures humaines, autour desquelles l’herbe poussera en liberté et où les jeunes arbres croîtront. Passé le furieux débordement de la vague allemande, elles resteront comme ces jalons indicateurs que l’on érige sur les rives de certains fleuves pour en marquer les crues. Le voyageur qui les rencontrera au bord d’une route, le bûcheron qui les croisera dans les bois, le paysan qui labourera son champ autour d’elles, joindra les mains en murmurant : « C’est jusque là qu’ils sont venus. » On aura reconstruit les ponts, réédifié les villages, rien ne restera de la dévastation antérieure, rien, que ces tombes, vestiges glorieux de la digue opposée du Nord au Sud de la Sainte Russie à l’injuste et odieuse avidité allemande.

J’ai compté seulement trois croix orthodoxes au cimetière de P... C’est que la croix catholique exige moins de bois et surtout moins de travail. Or, ils n’ont que peu de temps à donner aux morts, ceux dont la vie, à chaque minute incertaine, doit être vouée sans réserve à la défense du sol. Les plus soignées parmi les tombes sont celles des Cosaques. Plus ou moins, tous les hommes d’un même régiment appartiennent au même, village, en tout cas, à la même région : Cosaques d’Orenbourg, du Don, du Térek, du Kouban... Ils se connaissent et entretiennent entre eux, surtout à la guerre, une très fraternelle camaraderie. Certains régimens, ceux de la Division Sauvage, par exemple, s » flattent de n’avoir pas laissé jusqu’à ce jour, entre les mains de l’ennemi, un seul de leurs blessés ni de leurs morts. Chaque Cosaque doit pouvoir rendre compte au village de la vie de chacun de ses frères d’armes ou renseigner sa famille sur l’emplacement où repose son corps. Les inscriptions qu’on leur dédie sont naïves et touchantes et rappellent la bravoure du héros tombé ou l’amitié qu’il inspira...

Après les tombes des Cosaques, les mieux entretenues sont celles de la cavalerie, moins éprouvée au combat, ce qui donne aux survivans une facilité relative de s’occuper des morts. Quant aux pauvres fantassins fauchés par milliers, c’est à peine si l’on arrive à épargner à quelques-uns la fosse commune ; mais la Russie les aime, et le cœur de chaque vrai Russe est un cénotaphe pour ces héros obscurs.

Sans apparat, afin de n’émouvoir personne, on apporte le corps du jeune soldat pour qui la fosse est achevée. Une sœur l’accompagne et un infirmier porte la croix de bois blanc. Quelques hommes qui ont aperçu le petit convoi se joignent à lui. Peut-être n’ont-ils pas connu celui qui va dormir son dernier sommeil sur ce coin de terre russe qu’il arrosa de son sang. Qu’importe ? A cette heure, ils le chérissent comme un ami, car la divine fraternité des devoirs est entre eux.

La journée a été claire et bleue dans ce décor de neige blanche. Maintenant, le soleil se couche derrière les canons du bivouac. Un rayon lointain glisse entre les arbres et, sur cette tombe où l’on descend l’humble jeune héros, jette un présage d’immortalité.




LA VEILLÉE DES GRANDS BLESSÉS
À BORD DU TRAIN DE LA GRANDE-DUCHESSE OLGA ALEXANDROVNA

Trois heures du matin. On frappe à la porte de mon coupé. Avertie la veille de cette visite nocturne, j’ai eu soin de ne pas fermer au verrou.

— Entrez !

La porte s’ouvre, et le jeune visage de Sistra Nathalie Dimitrievna, éclairé par la lueur d’une bougie, apparaît dans l’entrebâillement. Nous devons relever ensemble la sœur de garde et achever la nuit dans le wagon des grands blessés.

Avant de nous y rendre, il faut visiter tout le train, s’assurer que les infirmiers sont à leur poste, que les malades et les blessés légers dorment et, s’ils souffrent, leur faire prendre la potion qui ramènera le sommeil.

Le premier wagon est celui des officiers. Ils y sont logés à deux ou quatre, selon les compartimens. Un petit grattement avant d’entr’ouvrir la porte, afin d’avertir de notre présence... Rien d’anormal... Allons, c’est bien... Et l’on passe !

Sistra Nathalie Dimitrievna marche devant moi avec sa croix-rouge et son voile blanc. Son pas est léger, comme il convient à une garde-malade de nuit. Elle a, devant chaque couchette, une façon d’incliner son buste, de voiler la flamme de la bougie qui révèle une âme attentive. Les blessés légers dorment, la tête enfouie sous leur couverture, malgré la température de 18 degrés que l’on entretient dans les wagons. La plupart des Russes, qui supportent si admirablement les froids du dehors, aiment à vivre chez eux dans une atmosphère d’étuve. Un des hommes chargés d’entretenir les feux dans notre train m’en fournit chaque jour un amusant exemple. Assis par terre, roulé en boule dans un espace de trois pieds carrés à peine, il dort à côté du poêle embrasé. Une touloupe doublée de fourrure, dont le col immense remonte plus haut que ses oreilles, l’enveloppe. Un bonnet de laine lui couvre la tête jusqu’aux yeux. Ainsi « encoquillé, » il ne se réveille que lorsque le thermomètre naturel de son corps l’avertit qu’il faut jeter du charbon dans le foyer, ou quand son estomac lui sonne l’heure de la soupe. Au sortir de son train, en plein mois de décembre, avec ce même bonnet et cette même touloupe, notre homme affrontera les rues de Petrograd, — ceux qui savent ce que c’est me comprennent !... — comme s’il avait emmagasiné assez de calorique pour ne pas s’apercevoir du changement.

Dans le wagon des malades, notre attention est attirée par un gémissement suivi d’un appel : « Sistritza ! » (Petite Sœur !) Un beau gars à moustache blonde gît, les yeux grands ouverts. Sa main passe et repasse sur sa poitrine, continûment. La sœur se penche, l’interroge, le calme par quelques bonnes paroles et lui administre une potion :

— Maintenant, ferme les yeux, tu vas dormir.

Tout au bout du train, dans un wagon destiné aux isolés, un grand malade est couché. Il nous est défendu de nous approcher de lui, à cause de la contagion que nous pourrions apporter aux blessés. Mais on l’a donné pour mort après le dîner, et nous tenons à savoir comment il a passé la première partie de la nuit. La porte entr’ouverte doucement, nous faisons signe a l’infirmier qui le veille : le malade est dans le coma, le médecin est venu le voir tout à l’heure et pense qu’il mourra avant le lever du jour... Encore un, hélas ! qui s’en ira dormir à quelque cent mètres de nous, dans le petit cimetière, sur la lisière de la forêt !

La tournée achevée, nos mains soigneusement lavées dans une solution de sublimé, nous nous rendons auprès des grands blessés. Ils occupent deux wagons, de vingt couchettes chacun. Tout y a été disposé en vue de la moindre souffrance. Grâce à l’écartement des voies russes, les wagons sont larges et commodes. Leur mode de suspension ne laisse rien à désirer et, de plus, les quatre coins des couchettes reposent sur un boudin à ressort, destiné à amortir les chocs.

Sistra Nathalie Dimitrievna et moi, nous nous installons auprès d’une petite table, l’oreille tendue au moindre appel. Parfois, tout en travaillant, nous échangeons quelques mots à voix basse. Quelle impressionnante et mystérieuse veillée ! Le train est arrêté en pleine campagne, à six verstes à peine de la ligne de feu. Aussi loin que la vue s’étende, de la neige, des forêts, et, çà et là, quelques pauvres isbas dont les habitans sont partis. Leurs fenêtres sans vitres sont comme des yeux où le regard s’est éteint... On croirait voir des morts oubliés sur un champ de bataille. Devant la forêt, les croix neuves du cimetière de campagne, que l’on n’a pas eu le temps de peindre, tracent de minces lignes blanches sur l’écran noir des sapins. Près de nous, des soldats de garde se sont creusé un gîte entre des balles de foin. L’un d’eux veille, et un feu allumé tout près projette fantastiquement son ombre agrandie. Comme le paysage est calme, comme la nuit est silencieuse !... Perfide silence ! Derrière la ligne brune des forêts, la mort guette, prête à siffler par la voix des balles, à rugir par celle des canons.

Dans le fond du wagon, un balbutiement se fait entendre : « Ma... ma. Ma... ma ! » Nathalie Dimitrievna se lève. Celui qui gémit ainsi, c’est Karpe Kousmitch, que la mort nous prendra sans doute avant la fin du voyage. Il a perdu son père, mais il lui reste, dans un village du gouvernement de Kalouga, onze frères ou sœurs dont il est l’ainé, malgré ses dix-neuf ans, et une mère, précocement vieillie par ses trop nombreuses maternités. Une balle lui a traversé la tête. Comme elle a touché les centres nerveux, tout son côté gauche est paralysé. Maintenant, un abcès interne se forme au siège de sa blessure et toute l’habileté de nos chirurgiens ne peut plus rien pour lui. Le pauvre enfant passe ses jours et ses nuits dans une sorte de coma coupé de lucidités brèves. Alors, il se rend compte qu’il va mourir. Il n’a pas un regret, pas une plainte : toute la résignation de l’âme russe est en lui. Ses sommeils sont entrecoupés de délires, pendant lesquels il parle avec une émouvante petite voix d’enfant. Sistra Nathalie Dimitrievna l’entoure de soins maternels. Il s’en aperçoit :

— Ma chère maman, comme tu me soignes bien ! dit-il, croyant, malgré les vingt ans de Nathalie, avoir affaire à sa mère véritable.

Quelquefois aussi, il l’appelle : galoubka, « ma petite colombe. »

Hier, tant est grand son désir de lui offrir quelque chose en échange de ses soins, il lui a dit :

— Si tu veux du fil, du long fil bien blanc, j’en ai là, dans mon sac, prends-le.

Pauvre cher garçon qui ne s’aperçoit pas qu’en se donnant lui-même, il a tout donné !

Nos braves blessés ! Je les ai vus arriver tous, les uns portés sur des civières ou se soutenant avec des béquilles ; les autres le bras en écharpe ou la tête entourée de bandages ; quelques-uns non pansés encore, les vêtemens tachés de sang, à peine revenus de l’attaque ou sortis de la tranchée. On les a couchés devant moi sur la table d’opérations, on m’a montré leurs blessures, et je les connais par leur nom. Celui dont les pâles yeux bleus restent ouverts et fixés sur nous toute la nuit, c’est Illia. Une balle l’a traversé de part en part, et il est agité de vomissemens que Nathalie Dimitrievna calme en lui glissant de petits morceaux de glace entre les lèvres. Grâce à Dieu, le docteur nous assure qu’il guérira. Nous lui avons offert de mettre entre nous et lui l’écran qui le protégerait contre la lueur de notre petite lampe. Il a refusé, se sentant moins seul à regarder deux êtres qui veillent comme lui. Et, chaque fois que nous nous tournons vers sa couchette, il fait un effort pour sourire doucement.

Presque en face d’Illia se trouve Piotr. Une balle, entrée par l’œil droit, lui est sortie par l’oreille gauche. Il y a trois jours, il a dû subir l’ablation de l’œil, mais il ne se rappelle rien.

Slaou Bogou ! (Dieu soit loué !) dit-il, j’ai assisté à bien des combats, mais sans jamais être blessé.

Il se croit malade et s’étonne seulement des épaisses ténèbres dans lesquelles son œil droit est plongé. Il rêve à voix haute et nous entretient de son champ, des derniers labours, du toit de l’isba qu’il fallait réparer à l’automne et aussi des semailles prochaines.

Ah ! ces rêves, échos des champs de bataille ou souvenirs du passé, comme ils ajoutent pour moi à la mystérieuse angoisse de cette nuit ! En France, dans mes rares veillées du dernier hiver, les propos échappés à nos soldats pendant la fièvre me rappelaient des choses familières, des gestes connus : la maison paysanne sur la grande route ou au bord du champ, la vie du bureau, du magasin, de l’atelier ; les plaines où se livrèrent jadis d’autres batailles et dont mon enfance apprit à honorer les noms. Ici, ces phrases entrecoupées et incomplètes, ces confidences inachevées ne font qu’ouvrir à mon imagination des échappées qui, aussitôt, se referment et ma curiosité devient plus profonde de se sentir inassouvie !

Victimes plus ou moins directes de la guerre, tous nos blessés ne viennent cependant pas des tranchées. Celui-ci, dont la jambe mutilée repose sur un coussin, nous a été apporté sanglant, à dix heures du soir, il y a quatre jours, et il a fallu l’opérer bien vite.

Faisant partie d’un convoi militaire, il est tombé du train à cent mètres à peine de la gare de débarquement. Blessé à la tête, la jambe réduite en une bouillie sanglante, il n’a dû qu’à la rigueur de la température, — et peut-être aussi à l’écrasement des artères, — de ne pas succomber à une hémorragie. Maintenant il se sent mieux, il est gai, plaisante tout le jour, résigné à sa mutilation, et s’endort le soir d’un sommeil tranquille.

La passivité du soldat russe dans la souffrance, sa résignation au fait accompli vont parfois jusqu’au mysticisme. Sistra Marie Dimitrievna me cite en exemple le fait de ce soldat mutilé, d’un des hôpitaux de Tsarskoïé-Sélo, qui, venant de croiser le Tsar au cours d’une promenade, se tourna vers elle et lui dit :

— Loué soit Dieu pour mon bras amputé. Sans lui, je n’aurais jamais vu l’Empereur !

Dans une des couchettes de la rangée supérieure dort la petite Katia du village de X… Nous avions visité son village, situé sur la lisière des marais, près des rives de Styr, et admiré le sang-froid des paysans. Confians dans la valeur des armées russes, et bien qu’à trois verstes à peine de la ligne de feu, ils n’ont pu se décider à quitter leurs chaumières, à abandonner leurs bestiaux, tout leur pauvre avoir si laborieusement acquis. Le lendemain, on nous apportait l’enfant, blessée à la jambe par une bombe allemande en même temps que quelques moujiks inoffensifs. Katia, si courageuse devant sa blessure, a peur d’être emmenée bien loin... et pleure ! Le jour, elle étouffe ses sanglots dans l’oreiller, à cause de ces hommes qui l’entourent ; le soir, elle s’endort, la poitrine encore gonflée de soupirs. Il a fallu tous nos efforts, — et plusieurs tablettes de chocolat, — pour la convaincre qu’on la laisserait à l’ambulance la plus voisine où sa mère viendra la chercher dans quelques jours ; son sommeil est plus calme cette nuit. Katia nous est arrivée dans un état de propreté douteuse : Nathalie Dimitrievna a passé une heure à la laver et à la peigner, après le pansement. La leçon muette n’a pas été perdue. Ce matin, j’ai eu la surprise de trouver Katia assise sur son lit, lissant soigneusement ses cheveux blonds. C’est maintenant une tout autre petite fille, jolie et délicate comme la fleur du lin, une pauvre petite fleur déchirée par la brutale main allemande.

Parmi les derniers arrivés se trouve un prisonnier autrichien. Sa blessure, pansée trop tard, présente un aspect gangreneux, et il a la fièvre. Mais sa joie est grande d’être parmi des Russes. Hier, je me suis arrêtée un instant près de lui. Mains jointes, les yeux clos, il récitait à mi-voix les prières orthodoxes en langue slave, et je n’ai pas osé l’interrompre dans l’accomplissement de ce pieux devoir. Mais, aujourd’hui, comme je demandais à l’infirmier si c’était un Slovaque, le blessé, sans attendre la réponse a protesté vivement : « Niet Slovaque, Roussky ! » (Pas Slovaque, Russe !) Et, tandis que le docteur le pansait, il l’a prié de le guérir vite et de l’envoyer sur le front combattre avec les Russes.

Si tel est le sentiment des Slaves d’Autriche, jugez de ce que doit être celui de nos braves soldats.

Depuis un mois, je vis avec eux, sur le front. Combien l’atmosphère que l’on y respire est différente de celle des grandes villes, faite le plus souvent de pessimisme et de découragement ! Officiers ou soldats, valides ou blessés, personne ici ne doute de la victoire, personne n’est disposé à considérer l’œuvre comme achevée avant que cette victoire soit certaine, complète, définitive. « Nous en avons assez des Allemands, il est temps d’en finir avec eux ! « disent-ils. Les propositions de paix allemandes arrivent à nous en rumeurs vagues et on ne leur accorde qu’un haussement d’épaules dédaigneux. C’est qu’ici on ne perd son temps ni en discussions oiseuses, ni en raisonnemens stériles : on agit. On ne reconnaît qu’une nécessité : vaincre. On laisse aux chefs les responsabilités de la stratégie et l’on se contente de faire strictement, scrupuleusement son devoir dans la sphère où l’on est placé. Ainsi, aucune force ne se perd, aucun courage ne s’abat. Bien chaussé, bien vêtu, bien nourri, bien portant, largement pourvu de munitions, le soldat russe ne demande qu’à aller jusqu’au bout de son effort, quelque difficile, quelque dur que cela soit.


Parmi tous nos blessés, il n’en est pas qui excitent plus d’admiration et d’enthousiasme que les Cosaques-Partisans. On nous les a amenés un soir, à la lueur des torches, encore tout frémissans de leurs exploits dans les marais de Pinsk. L’avant-veille, un détachement de 700 d’entre eux avait anéanti un bataillon de cavalerie allemande, sans compter des fantassins et des artilleurs, capturé ou tué l’état-major de la 82e division d’artillerie, fait sauter des canons et un dépôt de munitions, sans perdre plus de trois tués et une trentaine de blessés.

Dès le lendemain, avec ce dédain de la souffrance qui leur est propre, assis sur leurs couchettes, ils ont refait pour nous Sur les cartes militaires le chemin de leur dernière incursion.

— Nous étions là, près du Stroumen, dont les Allemands occupent l’autre rive. Des paysans nous avaient appris qu’il y avait tout un régiment cantonné à Niével avec son état-major. Les Allemands se croient bien gardés par les marais qu’eux-mêmes ne peuvent franchir. Mais ils comptent sans nous dont la mission est justement de tomber à l’improviste sur les derrières de l’ennemi et de lui faire le plus de mal possible. Nous résolûmes donc de les surprendre. Nous laissons nos chevaux et nous partons conduits par quelques moujiks. Il faisait une claire nuit d’étoiles. Nous parcourûmes en traîneau la distance qui nous séparait des marais, puis nous entrâmes résolument dans la boue gluante et froide. Nous en avions parfois jusqu’aux cuisses et il arrivait qu’un camarade s’y enfonçât tout à fait, vite retiré par une main solide. Pas un mot, pas un cri, pas un souffle : on serait mort plutôt que d’appeler au secours. Lo succès de nos incursions dépend de la rapidité et de la discrétion avec lesquelles on les conduit.

— Malheur à celui qui éternue ! avait dit un officier avant de se mettre en route ; je lui ferai rentrer son éternuement dans le cerveau ou sa toux dans la gorge avant qu’il ait le temps de crier : Ouf !

Notre détachement arriva ainsi jusqu’au poste allemand sans être aperçu. On entendit :

— Halte ! Wer da !

Tout en répondant : « Amis ! » nous avons silencieusement levé nos baïonnettes... Avant qu’ils eussent le temps de tirer un coup de fusil, tous les hommes du poste étaient exterminés. Cela commençait bien... Bientôt, les feux du village de Niével, silencieux et dormant, brillèrent devant nous. Il était facile de voir que l’on n’y attendait pas des hôtes. Les sentinelles furent enlevées sans un son, sans un cri, et alors commença la véritable besogne. Le tour des porteurs de grenades à main était venu. Nous avions appris par nos guides qu’il n’y avait plus d’habitans à Niével et que toutes les maisons en étaient occupées par les Allemands. Donc, aucun scrupule. Le village s’étendait sur une seule ligne et nous avions assez de grenades à main...

Le maniement en est facile. On écrase doucement la vitre, avec le coude et on lance la bombe. En dix secondes, juste le temps pour l’homme de se mettre à l’abri, elle éclate avec une terrible force. Tout ce qui est à l’intérieur de la maison est brisé, les hommes sont projetés en l’air, mis en lambeaux, la maison s’enflamme... et tout est fini !

A travers la vitre d’une maison éclairée on voyait des officiers tranquillement occupés à une partie de cartes. Des valises ouvertes, des cartes déployées ; toutes sortes d’ustensiles de campagne étaient étalés autour d’eux. Les reliefs de leur repas encombraient un coin de la table. Sans doute c’étaient des officiers arrivés un peu avant nous à Niével. Leur présence nous était une agréable surprise... Un bref tintement de vitre brisée, une explosion assourdissante, et il ne resta plus de ce calme tableau qu’une maison en flammes au milieu de laquelle se consumaient les corps déchiquetés des officiers allemands.

Notre présence, que décelaient l’éclatement des bombes et la lueur des incendies, ne pouvait pas être tenue longtemps secrète. Les Allemands réveillés sortaient affolés des maisons, mais c’était pour tomber sur la pointe de nos baïonnettes... Partout retentissaient des cris, des appels, des imprécations... puis la mort clouait les bouches et les rendait pour jamais silencieuses… En quelques minutes, tout un bataillon du 71e régiment de cavalerie était anéanti.

Pendant qu’une partie de notre détachement achevait d’incendier le village et de servir les Allemands à la baïonnette, une autre découvrait le dépôt des munitions et faisait sauter les canons et les engins. En même temps, un troisième groupe des nôtres cernait la principale maison du village que nous savions devoir être occupée par l’état-major. Nous ne voulions pas l’incendier, mais y saisir les documens et en rapporter les trophées. Contre toute attente, nous y trouvâmes, avec l’état-major du régiment, celui de toute une division, arrivé la veille à Niével ! Ainsi nos succès dépassaient toutes nos espérances. Les officiers, pris à l’improviste, essayèrent détirer sur nous, mais ils furent sabrés en un clin d’œil. Le général von Tabernis, commandant la 82e division d’artillerie, eut le temps de lever une main, ce qui le sauva II était vêtu d’un simple tricot de laine et nous ignorions quel était son gradé.

Dès que nous en eûmes fini avec les hommes, nous nous emparâmes des papiers, des cartes, en un mot de tout ce que nous pûmes découvrir.

L’affaire avait été jusque là bien conduite, mais il en restait une partie difficile à accomplir : le retour. L’alarme avait été donnée au loin, les secours arrivaient et, si les Allemands réussissaient à nous entourer, rien ne resterait de notre succès, ni de nous.

Des troupes d’infanterie et des détachemens de cavalerie apparaissaient déjà de tous côtés, et nous nous mîmes en marche en tiraillant contre eux.

— Et les prisonniers ? demandai-je.

— Il y en a un, là-bas, au bout du wagon, dit-il. Outre celui-là et le général von Tabernis, nous en avons fait quelques autres : nous les avons placés au milieu de nous pour le retour. Le général, vieux, maigre, taciturne, nous suivait en silence. Avec son tricot, et sans casque par cette nuit d’hiver, il avait froid. Quelqu’un de nous lui offrit un bonnet. Il le refusa et se couvrit la tête avec son mouchoir. À une question militaire qu’on lui posa, il dit :

« Pourquoi m’interroger ? Vous savez bien que je suis un général prussien et que je ne répondrai pas. »

Un moment après, il demanda des nouvelles du chef de son état-major.

— Je l’ai sabré ! dit un prapeurtchik :

Et il tira son sabre ensanglanté.

Von Tabernis regarda sans une parole l’officier, le sabre, et baissa la tête.

Tout le monde resta silencieux.


Maintenant, ces hommes intrépides dorment, tranquilles comme des enfans. L’un a les mains croisées sur la poitrine, un autre a replié son bras sous sa tête, en un geste de mol abandon. Le jour, ils sont, avec nous, d’une timidité charmante. L’un de ces partisans, légèrement blessé, ayant appris que j’écrivais dans les « gazettes, » est venu dans la journée se promener devant la porte ouverte de mon coupé, cherchant à attirer mon attention. Assise devant ma petite table à écrire, le dos tourné, je ne m’apercevais pas de son manège. A la fin, j’entends un appel à voix basse : « Sistritza ! » Je me retourne et me trouve en face d’un garçon de vingt-deux ans, très gêné du succès de sa tentative.

Je me hâtai de venir à son aide. Encouragé, il entre, accepte le siège que je lui offre. Puis il me propose de me raconter son histoire, afin qu’à mon tour je la raconte aux soldats de France.

— Ce que tu ne comprendras pas, je l’écrirai, sistritza !

Aussitôt je lui ai tendu mon bloc-notes, mon crayon. D’une main habituée au lourd maniement de la pique, il a pris le petit bâtonnet léger comme une tige de roseau. Avec quel plaisir je contemplais son embarras, sa mine attentive, son application d’écolier ! A chaque ligne, péniblement tracée, il se reculait un peu pour se relire et juger de l’ensemble !... Son effort scriptural a été court : à la fin de la page, il n’a pas jugé à propos de tourner la feuille, et il a respiré à pleins poumons après avoir tracé la dernière lettre de ce nom romantique : « Dimitri Krivorogoff (Dimitri Corne-Recourbée) ! » Mais la conversation qui a suivi, et pour laquelle il cherchait à dessein les mots les plus simples de son vocabulaire, s’est prolongée jusqu’au diner. C’est de lui que je tiens la plupart des détails de cet épisode dramatique digne d’une épopée.

L’Allemand prisonnier occupe le dernier lit du wagon. Il a reçu dans le côté un coup de baïonnette. C’est un blond fade, à figure peu avenante. Sans doute son esprit reste hanté de l’horrifique vision, car son sommeil est coupé de cauchemars et, tout à l’heure, il m’a semblé lui voir lever une main dans l’ombre...


Notre veillée s’avance ; la petite Katia s’agite dans son lit..., Le pope, que l’infirmier est allé quérir, vient de passer, en étole, portant sur sa poitrine le viatique des mourans... La lueur du jour filtre à travers les vitres givrées et ternit la flamme vacillante des bougies... Une bande rose paraît à l’horizon et dore la plaine blanche, car, dans ces régions, la neige alterne avec le soleil. Nos blessés se soulèvent un à un et regardent : le réveil est proche. Seul, le soldat Illia s’est enfin assoupi. Il est temps d’entreprendre notre dernière tournée. Comme nous nous y préparons, un coup de canon éclate, puis un autre, un autre encore : ce sont les Allemands qui saluent à leur manière le lever du soleil... Les yeux de Nathalie Dimitrievna ont rencontré les miens. Nous sommes un peu pâles, mais ce n’est ni de fatigue ni de peur. Seulement, une même pensée vient d’endeuiller notre âme : ce canon qui recommence à tonner là-bas, ce sont de nouvelles blessures à panser, de nouvelles douleurs à consoler ce soir !


MARYLIE MARKOVITCH.

  1. Grande pelisse en poil de chameau, impénétrable à l’humidité.
  2. Gruau d’orge bouilli avec de petits morceaux de lard.