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Tablettes d’un mobile/14

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DEUX JOURS DE BOMBARDEMENT.

Plateau d’Avron, 27-28 décembre 1870.



Le vingt-sept, au matin, les Prussiens commencèrent.
D’abord ce ne fut rien, car les obus tombèrent
Trop loin, le tir étant gêné par le brouillard ;
Mais, après quelques coups égarés au hasard,
Quand le soleil perça la brume matinale,
C’est alors qu’éclata cette lutte infernale,
Ce duel effrayant sans trêve ni répit.
Nos artilleurs marins, furieux du dépit

De se voir prévenus, répondaient avec rage ;
Mais, malgré leur adresse et leur rare courage,
L’ennemi l’emportait par ses nombreux canons.

Quant à nous, sans abri, cachés, nous nous tenons
Dans nos cantonnements, derrière une muraille.
Autour de nous s’abat l’ouragan de mitraille ;
Les murs sautent ; le sol, puissamment remué,
S’ébranle ; notre enclos entier est labouré.
C’est un concert lugubre impossible à décrire :
C’est le craquement sec du fer qui se déchire,
Puis le gémissement triste, plaintif et lent,
De l’éclat projeté, qui fend l’air en sifflant.
Parmi nous tous, enfants de vingt ans, nul ne bouge,
Nul n’a peur. — Et pourtant, hélas ! la neige rouge
Marque plus d’un endroit où la mort a passé ;
Il faut entre ses bras porter plus d’un blessé…
Moments affreux ! Encor, si c’était la bataille,
La lutte corps à corps, où le fusil travaille,
Où l’on rend coup pour coup, où l’on venge un ami !
Mais non : il faut mourir sans vengeance aujourd’hui.

Caché derrière un mur, de crainte qu’on le voie,
L’homme reçoit le coup que la machine envoie ;
Son courage consiste à rester là, sans fuir,
Et, sans donner la mort, à la laisser venir.

L’ennemi bombarda jusqu’à la nuit tombante.
Triste nuit ! où plus d’un a manqué sous la tente,
Où plus d’un y dormit qui ne dormirait plus !

Le lendemain matin, nos canons s’étant tus,
L’ennemi seul tira, lentement, à son aise ;
Nous passâmes le jour entier dans la fournaise,
Et, comme les Prussiens visaient bien tous leurs coups,
Ce jour-là fut dix fois plus meurtrier pour nous.
La mort sifflait partout, sans relâche, sans trêve,
Et quand le soir revint, je croyais faire un rêve :
Le cerveau me tintait. Mais tant que je vivrai,
Quand je vivrais cent ans, jamais je n’oublierai
L’aspect sévère et plein d’une majesté sombre
Du plateau dénudé qui s’estompait dans l’ombre ;
La maison d’ambulance, en dépit des drapeaux,

Trouée en vingt endroits ; nos tentes en lambeaux ;
Le soleil, se couchant derrière les collines,
De ses rayons dorés colorant les ruines ;
Les arbres dénudés, balancés par le vent
Qui sifflait tristement, rapide, en soulevant
Aux crêtes des fossés la neige par rafales ;
Nous tous enfin, debouts, tristes, graves et pâles,
La main sur le fusil, sac au dos, regardant
À l’horizon rougi mourir le disque ardent
Et par gradation décroître la lumière.
À la nuit on partit ; mais sur la froide terre,
Sous la neige, glacé, pour toujours endormi,
Défiguré, sanglant, je laissais un ami.