Tablettes d’un mobile/16

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À MON AMI
ÉDOUARD CLUNET.


Janvier 1871.



Ami, pardonne-moi de t’en parler encore :
Le silence vaut mieux pour le cœur mal fermé
Qu’un stérile regret qui ressuscite et dore

Le souvenir d’un être aimé.


Mais n’est-ce pas aussi bien douce causerie
Que celle où l’on entend un nom tendre pour tous ?
Et, si l’âme revient près de qui l’a chérie,

N’est-il pas encor parmi nous ?


Pauvre Georges ! ce nom, si souvent sur ta bouche,
Avec quelle terreur l’as-tu dû prononcer
Quand tout à coup l’obus retentissant, farouche,

Près de toi vint le renverser !


Georges ! répétais-tu, Georges ! — Plus d’espérance !
Il ne t’entendait pas… Sous un amas hideux,
Le front ouvert, les bras cassés, sans connaissance,

Georges avait fermé les yeux.


Hélas ! ils étaient trois qui moururent ensemble !
Trois hommes, trois enfants qui vivaient d’avenir !
Trois soldats, que la mort, qui sépare ou rassemble,

Pour jamais a su réunir !


Dans cette triple mort, que de deuils et de larmes !
Que de cœurs désolés ! que d’amères douleurs !
Guerre, le sang versé t’offre donc peu de charmes,

Qu’il te faut y joindre les pleurs ?


Encor s’il était mort au sein d’une bataille,
Gris de poudre, bravant l’effort de l’étranger !
Mais tomber tristement au pied d’une muraille,

Sans un ami pour le venger !


Et cette mort précoce, à quoi nous servit-elle ?
Trouvons-nous le salut dans le sang répandu,
Et, pour nous consoler d’une perte cruelle,

Le succès nous est-il rendu ?


Non ! Paris va tomber ; la France est expirante ;
Dans un dernier effort nous nous tordons en vain ;
Détournant ses regards, l’Europe indifférente

Jamais ne nous tendra la main.


Ami, toi dont le cœur est fier et l’âme forte,
Tu sauras supporter cette double douleur
De voir le jeune ami que cette guerre emporte

Et le vieux pays qui s’en meurt.


À nous, qui l’avons vu plein de beauté, de charme,
De grâce, de douceur, permets-nous de venir
Sur sa tombe aujourd’hui déposer une larme,

Une larme de souvenir.