Taine - Voyage en Italie, t. 1/6

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(Tome ip. 167-228).

LA PEINTURE










Rome, 15 mars, Raphaël.


Parlons de ton Raphaël ; puisque tu aimes les impressions franches, je te donnerai la succession et la diversité des miennes.

Combien de fois n’avons nous pas raisonné de lui ensemble devant les dessins originaux et les estampes ! Ses plus grandes œuvres sont ici. Quand du milieu des sensations l’idée commence à poindre, on prend la liste des endroits où il y a quelque peinture de lui. On va d’une fresque à un tableau, d’une galerie à une église ; on revient, on lit sa vie, celle de ses contemporains et de ses maîtres. C’est un travail ; il en faut bien un pour Pétrarque et Sophocle : toutes les grandes choses un peu lointaines correspondent à des sentiments que nous n’avons plus.

Le premier aspect est singulier ; on vient d’entrer dans la cour du Vatican, on a vu un entassement de bâtiments, et au-dessus de sa tête une allée de vitrages qui donnent à l’édifice l’apparence d’une grande serre. Muni de cette belle idée, on a monté une infinité d’escaliers ; sur le palier, un suisse doucereux et prudent a empoché vos deux pauls avec un sourire de reconnaissance. Vous êtes dans une vaste salle encombrée de peintures. Laquelle regarder ? Voici la Bataille de Constantin, dessinée par Raphaël et peinte par Jules Romain, avec de la brique pilée, je suppose ; probablement aussi il a plu dessus, et la couleur détrempée s’en est allée par places. — Vous suivez un long portique vitré où doivent être les arabesques de Raphaël : elles n’y sont plus ; à leurs traces vagues on devine qu’elles ont été là, mais certainement des polissons avec leur couteau ont gratté assidûment sur la muraille. — Vous vous renversez en arrière, et vous apercevez au plafond les cinquante-deux scènes bibliques qu’on appelle les loges de Raphaël ; il en reste cinq ou six entières ; pour les autres, on a emmanché un balai au boni d’une perche et on a frotté vigoureusement. D’ailleurs était-ce la peine de faire des chefs-d’œuvre pour les faire si petits, les placer si haut, les réduire à l’état de caissons sous une voûte ? Évidemment ceux-ci ne sont qu’un accessoire dans la pensée de l’architecte, un bout de décoration dans un promenoir ; quand le pape, après son dîner, venait ici prendre le frais, il apercevait de loin en loin un groupe, un torse, si par hasard il levait la tête. — Vous revenez et vous faites une première tournée dans les quatre célèbres chambres de Raphaël. Ce sont les appartements de Jules II : le pape y remplissait les offices de sa place ; dans l’une, il signait les brefs. Le peintre ici est secondaire ; la salle n’était pas faite pour lui, il a travaillé pour la salle. Les jours sont médiocres, une moitié des fresques reste dans l’ombre. Le plafond est surchargé, les sujets s’y étouffent. Le coloris s’est terni ; des gerçures coupent par la moitié les corps et les têtes. L’humidité a marbré de teintes blafardes les visages, les vêtements et les architectures ; les ciels n’ont plus d’éclat, la moisissure y met ses plaques de lèpre ; les déesses de la voûte s’écaillent. — Cependant les étrangers, un livret à la main, font leurs observations tout haut ; les copistes remuent leurs échelles. Figure-toi au milieu de tout cela le malheureux visiteur obligé de se tordre le cou pour manœuvrer sa lunette.

Assurément dix-neuf visiteurs sur vingt sont déçus dans leur attente et demeurent bouche béante en murmurant : « N’est-ce que cela ? » Il en est de ces fresques comme des textes mutilés de Sophocle ou d’Homère. Donnez le manuscrit du treizième siècle à un lecteur ordinaire, et supposez qu’il puisse le déchiffrer. S’il est de bonne foi, il ne comprendra rien à votre admiration, et demandera en échange un roman de Dickens ou un lied de Heine. Moi aussi, je comprends que je ne comprends pas. Il me faudra deux ou trois visites pour faire les abstractions et les restaurations nécessaires. En attendant, je vais dire ce qui me choque : c’est que tous ces personnages posent.

Je viens de monter à l’étage supérieur et de voir cette célèbre Transfiguration qu’on appelle le plus grand chef-d’œuvre de l’art. Y a-t-il au monde un sujet de tableau plus mystique ? Le ciel ouvert, les personnages bienheureux qui apparaissent, les corps pesants, qui, dégagés des grossières lois terrestres, montent dans la gloire et dans la lumière, tout le délire et la sublimité de l’extase, un vrai miracle, une vision comme celle de Dante lorsqu’il s’élève au paradis les yeux fixés sur les yeux rayonnants de Béatrix ! Je pensais à l’apparition des anges dans Rembrandt, à cette rose de figures mystérieuses, qui tout d’un coup flamboie dans la nuit noire, épouvantant les troupeaux, annonçant aux bergers qu’un Sauveur vient de naître. Le Hollandais dans sa brume a senti les terreurs et les ravissements évangéliques ; il a vu, il a été secoué jusqu’aux moelles par le poignant sentiment de la vie et de la vérité ; et en effet les choses se sont passées telles qu’il nous les montre ; devant son tableau, on y croit parce qu’on y assiste. Raphaël croit-il à quelque chose dans son miracle ? Il croit avant tout qu’il faut choisir et ordonner des attitudes. Cette belle jeune femme à genoux songe à bien placer ses deux bras : les trois saillies de muscles sur son bras gauche font une suite agréable ; la chute des reins, la tension de toute la machine depuis le dos jusqu’à l’orteil sont justement la pose qu’on arrangerait dans un atelier. L’homme au livre pense à montrer son pied si bien dessiné. Celui qui lève un bras, le voisin qui tient l’enfant possédé, font des gestes d’acteur. Qu’est-ce que ces apôtres qui se laissent tomber symétriquement de façon à faire un groupe ? Moïse et Élie dans la gloire aux deux côtés du Christ sont des nageurs qui déploient leurs jambes. Ce Christ lui-même avec ses pieds si nettement marqués, ses orteils séparés, n’est qu’un beau corps ; ses chevilles et ses cous-de-pied l’ont préoccupé autant que sa divinité.

Ceci n’est pas impuissance, mais système, ou plutôt instinct, car alors il n’y avait pas système. J’ai encore devant les yeux une estampe célèbre, son Massacre des Innocents. Je réponds que pas un des innocents ne court de danger. Le grand gaillard de gauche qui montre ses pectoraux, l’autre du centre qui fait voir le creux de son échine, ne tueront jamais les bambins qu’ils empoignent. Mes amis, vous êtes bien portants et vous savez tendre vos muscles ; mais vous ne savez pas votre métier. Pour un roi Hérode, les tristes bourreaux que vous faites ! Quant aux mères, elles n’aiment pas leurs enfants, elles se sauvent avec tranquillité ; si elles crient, c’est modérément ; elles auraient trop peur de déranger l’harmonie de leurs attitudes. Mères et bourreaux, c’est une assemblée de figurants calmes qui s’encadrent devant un pont entre des fabriques. — J’ai retrouvé la même chose à Hampton-Court dans les fameux cartons ; les apôtres qui foudroient Ananias s’avancent jusqu’au rebord de l’estrade comme un chœur d’opéra au cinquième acte.

On redescend, et de nouveau on va se planter devant les fresques des chambres, par exemple devant l’Incendie du Borgo. Pauvre incendie et bien peu terrible ! Il y a quatorze personnes à genoux sur l’escalier, voilà une foule ; ces gens-là ne s’écraseront pas, d’ailleurs ils se remuent sans se presser. En effet, ce feu ne brûle pas ; comment brûlerait-il, n’ayant pas de bois à dévorer, étouffé comme il est par des architectures de pierre ? Il n’y a pas d’incendie ici, mais seulement deux rangées de colonnes, un large escalier, un palais dans le fond, et des groupes répandus çà et là, à peu près comme les paysans qui en ce moment s’asseyent et se couchent sur les marches de Saint-Pierre. Le personnage est un jeune homme bien nourri, suspendu par les deux bras et qui trouve le temps de faire de la gymnastique. Un père sur la pointe des pieds reçoit son enfant que la mère lui tend du haut d’une muraille ; ils seraient à peu près aussi inquiets s’il s’agissait d’un panier de légumes. Un homme porte son père sur ses épaules, son fils nu est à côté de lui, et sa femme suit : sculpture antique, c’est Énée avec Anchise, Ascagne et Cruse. Deux femmes apportent des vases et crient ; des cariatides de temple grec auraient le même mouvement. Je ne vois là que des bas-reliefs peints, un complément de l’architecture.

On s’en va sur cette idée, et on la médite, ou plutôt elle se développe toute seule dans la tête et porte des fruits. Pourquoi, en effet, des fresques ne seraient-elles pas un complément de l’architecture ? N’est-ce pas un tort que de les considérer en elles-mêmes ? Il faut se mettre au point de vue du peintre pour entrer dans les idées du peintre. Et certainement ce point de vue était celui de Raphaël. L’Incendie de Borgo est compris dans un arc ornementé qu’il a pour emploi de remplir. Le Parnasse et la Délivrance de Saint-Pierre sont des dessus de porte ou de fenêtre, et leur place leur impose leur forme. Ces peintures ne sont pas plaquées sur l’édifice, elles en font partie, elles le revêtent comme la peau revêt le corps. Pourquoi, appartenant à l’architecture, ne seraient-elles point architecturales ? Il y a une logique intérieure dans ces grandes œuvres ; c’est à moi d’oublier mon éducation moderne pour la chercher.

Aujourd’hui nous voyons les tableaux à l’exposition, et chacun d’eux existe pour lui-même : dans la pensée de l’artiste, il est complet par soi, on l’accrochera n’importe à quel panneau, ce n’est pas son affaire. Le peintre a découpé dans la nature ou dans l’histoire un paysage ou une scène ; que le morceau soit intéressant, voilà son premier objet : il agit ici comme un romancier ou un écrivain de théâtre ; c’est un dialogue qu’il a seul à seul avec nous. Il est tenu d’être véridique et dramatique : s’il nous montre une bataille, que ce soit la Barricade de Delacroix ; s’il nous montre un Christ consolant les malades, que ce soit ce pauvre et divin Christ des misérables, celui de Rembrandt, dans son auréole de lumière jaune, au milieu des clartés qui meurent douloureusement dans l’ombre humide. Mais dans la peinture décorative l’objet est autre, et le tableau change en même temps que son objet. Voici l’arc d’une fenêtre qui se courbe gravement et simplement ; la ligne est noble, et une bordure d’ornements accompagne sa belle rondeur. Mais les deux côtés et le dessus restent vides, ils ont besoin d’être remplis, et ils ne peuvent l’être que par des figures aussi sérieuses et aussi amples que l’architecture ; des personnages abandonnés à l’emportement de la passion feraient disparate, on ne peut pas imiter ici le désordre des groupes naturels. Il faut que les personnages s’étagent selon la hauteur du panneau, les uns courbés ou enfantins au sommet de l’arc, les autres debout et adultes sur les côtés. La composition n’est pas isolée, elle est le complément de la fenêtre, elle dérive comme tout le palais d’une idée unique. Un vaste édifice royal est par nature grandiose et calme, et il impose à ses revêtements, c’est-à-dire à la peinture, son calme et sa grandeur.

Mais surtout il faut se dire et se redire qu’alors l’âme du spectateur n’était pas la même qu’aujourd’hui. Depuis trois cents ans, nous nous sommes rempli la tête de raisonnements et de distinctions morales ; nous nous sommes faits critiques, observateurs des choses intérieures. Enfermés dans nos chambres, serrés dans notre habit noir, bien protégés par les gendarmes, nous avons négligé la vie corporelle, l’exercice des membres ; nous nous sommes adonnés aux mœurs de salons, nous avons cherché notre plaisir dans la conversation et la culture d’esprit ; nous avons remarqué les nuances des bonnes façons, les particularités des caractères ; nous avons lu et commenté des historiens et des romanciers par centaines ; nous nous sommes chargés de littérature. L’esprit humain s’est vidé d’images et comblé d’idées ; ce qu’il comprend et ce qui le touche à présent dans la peinture, c’est la tragédie humaine ou la vie naturelle dont il aperçoit un lambeau, telle scène de mœurs, tel aspect de la campagne, le Larmoyeur d’Ary Scheffer, une Mare au soleil, de Decamps, le Meurtre de l’évêque de Liège, de Delacroix. Nous trouvons là, comme dans un poëme, la confidence d’une âme passionnée, une sorte de jugement sur la vie ; ce que nous venons chercher dans les couleurs et les formes, ce sont des sentiments. En ce temps-là, on n’y cherchait rien de semblable ; l’ensemble des mœurs qui nous intéresse à la pensée intérieure, à la forme expressive, intéressait au personnage nu, au corps animal en mouvement. On n’a qu’à lire Cellini, les lettres de l’Arétin, les historiens du temps, pour voir combien la vie était alors corporelle et périlleuse, comment un homme se faisait justice à lui-même, comment il était assailli à la promenade, en voyage, comment il était forcé d’avoir sous la main son épée et son arquebuse, de ne sortir qu’avec un giacco et un poignard. Les grands personnages s’assassinent sans difficulté, et jusque dans leur palais ils ont les rudes manières des gens du peuple. Le pape Jules, irrité contre Michel-Ange, tombe un jour à coups de bâton sur un prélat qui voulait s’interposer. Aujourd’hui, qui est-ce qui comprend l’effet d’un muscle, sauf un chirurgien ou un peintre ? Alors c’était tout le monde, charretiers et seigneurs, le grand personnage aussi bien que le premier rustre venu. L’habitude de donner des coups de poing et d’épée, de sauter, de lancer la paume, de jouter en lice, la nécessité d’être fort et agile remplissait l’imagination de formes et d’attitudes. Tel petit Amour nu, aperçu par la plante des pieds et lancé en l’air avec son caducée, tel grand jeune homme qui se renverse sur ses hanches, éveillaient des idées familières comme aujourd’hui tel intrigant, telle femme du monde, tel financier de Balzac. En les voyant, le spectateur copiait sympathiquement leur geste ; car c’est la sympathie, la demi-imitation involontaire, qui rend possible une œuvre d’art ; sans cela, elle n’est pas comprise, elle ne naît pas. Il faut que le public imagine l’objet sans effort, qu’il s’en figure à l’instant les précédents, les accompagnements, les suites. Toujours, lorsqu’un art règne, l’esprit des contemporains en contient les éléments propres, tantôt des idées et des sentiments, si cet art est la poésie ou la musique, tantôt des formes et des couleurs, si cet art est la sculpture ou la peinture. Partout l’art et l’esprit se rencontrent ; c’est pour cela que le premier exprime le second et que le second produit le premier. Aussi bien, si l’on voit alors, en Italie, une renaissance des arts païens, c’est qu’on y trouve une renaissance de mœurs païennes. César Borgia, ayant pris je ne sais plus quelle ville du royaume de Naples, se réserva quarante des plus belles femmes. Les priapées que décrit Burchard, le camérier du pape, sont des fêtes à peu près semblables à celles qu’on voyait du temps de Caton, sur les théâtres de Rome. Avec le sentiment du nu, avec l’exercice des muscles, avec le déploiement de la vie corporelle, le sentiment et le culte de la forme humaine apparaissent une seconde fois.

Toute la peinture italienne roule sur cette idée : elle a retrouvé le corps nu ; le reste n’est que préparation, développement, variété, altération ou décadence. Les uns, comme les Vénitiens, y mettent le grand mouvement libre, la magnificence et la volupté ; d’autres, comme Corrége, y sentent la grâce délicieuse et riante ; d’autres, comme les Bolonais, l’intérêt dramatique ; d’autres encore, comme le Caravage, la vérité crue et saisissante : en somme, il ne s’agit jamais pour eux que de la vérité, de la grâce, du mouvement, de la volupté, de la magnificence du beau corps, nu ou drapé, qui lève une jambe ou un bras. S’il y a des groupes, c’est pour compléter la même idée, opposer un corps à un corps, équilibrer une sensation par une sensation semblable. Quand viendront les paysages, ce ne seront que des fonds et des accompagnements ; ils sont subordonnés, comme aussi l’expression morale du visage ou la vérité historique du tableau. Vous intéressez-vous au gonflement des muscles qui soulèvent une épaule, et par contre-coup arc-boutent le tronc sur la cuisse opposée ? C’est dans cette enceinte fermée et limitée que les grands artistes de ce temps-là ont pensé, et Raphaël se trouve au centre.

Cela devient encore bien plus visible quand on lit leurs vies dans Vasari. Ce sont des ouvriers qui ont des apprentis et fabriquent. L’élève ne passe pas par le collège ; il ne se remplit pas de littérature et d’idées générales ; il va tout d’abord à l’atelier et travaille. Le personnage habillé ou nu, telle est la forme dans laquelle se moulent tous ses sentiments. Raphaël a la même éducation que les autres. Ce que Vasari cite de lui pendant toute sa jeunesse, ce sont des madones, et puis encore des madones. Pérugin, son maître, est un simple fabricant de saints ; il aurait pu mettre ce titre sur son enseigne. Encore les siens sont-ils des saints d’autel, mal affranchis de la pose consacrée : ils ne se remuent guère ; quand il en met quatre ou cinq dans un tableau, chacun d’eux agit comme s’il était seul. Ils sont un objet de dévotion autant qu’une œuvre d’art ; on s’agenouillera devant eux en leur demandant des grâces ; ils ne sont pas encore peints uniquement pour faire plaisir aux yeux. Raphaël passera des années dans cette école, étudiant l’emmanchement d’un bras, le pli d’une étoffe d’or, la forme d’une figure pacifique et recueillie, après quoi il ira à Florence regarder des corps plus amples et des mouvements plus libres. Cette culture si concentrée rassemblera toutes ses facultés sur un seul point ; toutes les aspirations vagues, toutes les rêveries touchantes ou sublimes qui occupent les heures vides d’un homme de génie aboutiront à des contours, à des gestes ; il pensera par des formes comme nous pensons par des phrases.

Il fut très-heureux, noblement heureux , et ce genre de bonheur si rare perce dans toutes ses œuvres. Il n’a point connu les tourments ordinaires des artistes, leurs longues attentes, les souffrances de l’orgueil blessé. Il n’a point subi la pauvreté, ni l’humiliation, ni l’indifférence. À vingt-cinq ans, sans effort, il s’est trouvé le premier parmi les peintres de son temps ; son oncle Bramante lui a épargné les sollicitations et l’intrigue. À la vue de sa première fresque, le pape fit effacer les autres et voulut que toute la décoration des Stanze fût de sa main. On ne lui opposait qu’un rival, Michel-Ange, et bien loin de lui porter envie, Raphaël s’inclinait devant lui avec autant d’admiration que de respect. Ses lettres indiquent la modestie et le calme de l’âme. Il était extrêmement aimable et fut extrêmement aimé ; les plus grands le protégeaient et l’accueillaient : ses élèves lui faisaient un cortège d’admirateurs et de camarades. Il n’a eu à lutter ni contre les hommes, ni contre son propre cœur. Il ne semble pas que l’amour ait troublé sa vie, il s’y est complu sans déchirement et sans angoisses. Il n’a pas été obligé comme tant de peintres d’enfanter douloureusement ses conceptions ; il les a produites comme un bel arbre produit ses fruits. La sève était abondante, et la culture avait été parfaite ; l’esprit enfantait naturellement, et la main exécutait sans peine. Enfin les images qui l’occupaient semblaient exprès choisies pour entretenir la sérénité dans son âme. Il avait passé sa première jeunesse parmi les madones du Pérugin, pieuses et paisibles jeunes filles, d’une quiétude virginale, d’une douceur enfantine, mais saines, et que la fièvre mystique du moyen âge n’avait point touchées. Il avait ensuite contemplé les nobles corps antiques et compris la fière nudité, le bonheur simple de ce monde détruit dont on venait de déterrer les fragments. Entre les deux modèles il avait trouvé sa forme idéale, et il errait dans un monde tout florissant de force, de joie et de jeunesse comme la cité antique, mais où la pureté, la candeur, la bonté d’une inspiration nouvelle répandaient un charme inconnu, sorte de jardin dont les plantes avaient la vigueur et la sève païenne, mais où les fleurs demi-chrétiennes s’ouvraient avec un sourire plus timide et plus doux.

À présent je puis aller regarder ses œuvres, en premier lieu la Madone de Foligno au Vatican. Ce qui frappe d’abord, c’est la douceur et la pudeur de la Vierge, c’est le geste timide avec lequel elle touche la ceinture bleue de son enfant, c’est l’effet charmant de la bordure dorée de sa robe rouge. Dans toutes ses premières œuvres et dans presque toutes ses madones, il a gardé le souvenir de ce qu’il a senti à Pérouse, auprès d’Assise, au centre des traditions de la piété heureuse et du pur amour. Les jeunes filles qu’il peint sont des communiantes, leur âme n’est pas épanouie ; la religion, en les couvant, a retardé leur éclosion ; avec un corps de femme, elles ont une pensée d’enfant. Pour trouver aujourd’hui des expressions pareilles, il faut voir le visage immobile, innocent, des religieuses qui, élevées dès l’enfance au couvent, n’ont jamais senti le contact du monde. Évidemment il étudie avec amour, avec recherche, avec la délicatesse d’un cœur jeune, la fine courbe du nez, la petitesse de la bouche et de l’oreille, un reflet de lumière sur de doux cheveux blonds. Le sourire épanoui d’un enfant le charme ; cette cuisse enfantine qui vient toucher le ventre se replie si mollement ! Une mère seule peut dire la complaisance tendre avec laquelle les yeux s’attardent sur un pareil plaisir. Le peintre est un autre Pétrarque, un contemplatif qui suit son rêve, et ne se lasse pas de l’exprimer. Sonnet sur sonnet, il en fera cinquante à propos du même visage, et passera des semaines à épurer les vers où il dépose son bonheur silencieux. Il n’a pas besoin de mouvement ni de tapage, il ne cherche pas l’effet, il ne sent pas le contre-coup des événements environnants. Ce n’est point un combattant comme Michel-Ange, un voluptueux comme ses contemporains ; c’est un rêveur charmant, qui a rencontre le moment où l’on savait faire des corps.

Nulle part cette délicatesse n’est plus visible que dans la Déposition de la croix du palais Borghèse. Il n’avait que vingt-trois ans lorsqu’il la fit, et approchait, sans y toucher encore, du moment où il peignit ses fresques. Il a déjà laissé derrière lui les ordonnances froides du Pérugin, et remue ses personnages, quoique avec une sorte de timidité et un reste de roideur. Des deux côtés du corps sont des groupes qui se font équilibre, trois hommes à gauche, à droite quatre femmes, et les attitudes sont déjà variées, parfaitement belles. Toute la jeunesse de l’invention y luit comme une aurore : non que le tableau soit touchant, comme le veut Vasari ; c’est dans Delacroix qu’il faut voir une mère désespérée près d’un cadavre, un vrai linceul, le grand deuil de la nature, les teintes lugubres des fonds violacés où tranche tragiquement le rouge d’un manteau froissé. Ce qui éclate ici, c’est la riante ou superbe adolescence ; rien n’est plus beau que le beau jeune homme qui se tend en arrière pour soutenir le corps, sorte d’éphèbe grec avec des cnémides rouges relevées par une bordure d’or ; rien de plus délicieux que la jeune femme aux cheveux tressés, qui, demi-accroupie, lève ses bras vers la pauvre mère, afin de la soutenir. Ces corps sont vierges, parés comme pour une fête, et la bonté la plus aimable reluit dans leurs regards. Des fleurs suaves dressent çà et là leurs calices ; l’horizon est rayé d’arbres grêles et rares. L’âme, noble et gracieuse comme celle de Mozart, est encore en bouton et perce son enveloppe.

De là il faut passer à ses œuvres païennes, et on y entre de plain-pied sitôt qu’on regarde ses esquisses. Je les ai vues à Paris, à Oxford et à Londres ; le sentiment intérieur du peintre s’y imprime au vol ; on y touche la pensée prime-sautière, intacte, telle qu’elle était dans son âme avant d’être arrangée pour le public. Cette pensée est toute païenne ; il sent le corps animal comme un ancien ; ce n’est pas seulement une anatomie qu’il a apprise, une forme morte dont il s’est pénétré, un dessous de draperie qu’il est obligé de connaître pour figurer des mouvements justes. Il aime la nudité elle-même, l’attache vigoureuse d’une cuisse, la superbe vitalité d’un dos plein de muscles, tout ce qui constitue en l’homme le coureur et l’athlète. Je ne sais rien au monde d’aussi beau que son esquisse des Noces d’Alexandre et de Roxane ; j’en ai la photographie sous les yeux, je la préfère à la fresque elle-même que je viens de voir au palais Borghèse. Les personnages sont nus, et on se croirait devant une fête grecque, tant cette nudité est naturelle, à mille lieues de toute idée d’indécence ou même de volupté, tant la joie simple, la gaieté rieuse de la jeunesse, la santé, la beauté des corps nourris dans la palestre, y éclatent comme aux plus heureux jours de la plus florissante antiquité. Un petit amour rampe dans la grande cuirasse, trop pesante pour ses membres enfantins ; deux autres emportent la lance ; d’autres ont mis sur le bouclier un de leurs camarades qui boude un peu, et le portent en dansant avec un fol entrain et des cris d’allégresse. Le héros s’avance, aussi noble que l’Apollon du Belvédère, mais plus viril, et rien ne peut exprimer l’élan, le rayonnant sourire des deux jeunes gens, ses compagnons qui lui montrent la douce Roxane assise pour le recevoir. Un souffle de bonté gracieuse et de bonheur charmant court parmi toutes ces têtes ; les corps se meuvent et se déploient comme s’ils étaient heureux de vivre. La belle jeune fille est une fiancée des premiers jours ; elle n’a pas besoin de vêtement, les autres non plus ; c’est à tort qu’on leur en donnera dans la fresque ; ils peuvent demeurer ainsi sans impudeur ; comme les dieux et les héros des anciens sculpteurs, ils sont purs, et le libre épanouissement de la vie corporelle est aussi conforme à l’ordre chez eux que chez les fleurs. Les déesses du monde adolescent, l’immortelle Hébé, les dieux sereins assis sur les sommets lumineux que n’atteignent jamais les brutalités des saisons ni les angoisses de la condition humaine, se reconnaîtraient ici une seconde fois. Ils sont présents aussi dans le Jugement de Pâris, tel que l’a gravé Marc-Antoine. On passe des heures à contempler le torse tranquille de ce fleuve couché dans les roseaux, les sérieuses déesses debout autour du pâtre, les grandes nymphes si fièrement étendues au pied de la roche, la superbe épaule de la naïade penchée, les cavaliers héroïques qui au plus haut de l’air retiennent l’élan de leurs chevaux. Il semble que dix-huit siècles aient été tout d’un coup effacés de l’histoire, que le moyen âge n’a été qu’un mauvais rêve, et qu’après tant d’années de légendes mesquines ou douloureuses, l’homme, s’éveillant en sursaut, se retrouve au lendemain de Sophocle et de Phidias.

Je suis allé à Santa-Maria-della-Pace : vilaine façade ronde qui fait ventre ; mais on entre par un joli petit cloître du Bramante, où deux étages d’arcades élégantes se développent en promenoirs. L’église est trop parée, comme toutes les églises de Rome ; sur la gauche, un cardinal du seizième siècle est couché sur sa tombe, la tête appuyée sur la main, maigre, avec toute la grandeur tragique de la mort : tombeaux et dorures, les deux extrêmes qui peuvent le mieux ébranler l’imagination, ce sont ici les traits dominants du culte. Le contraste est frappant lorsqu’à la dernière chapelle de gauche, au-dessus d’un arc, on aperçoit les quatre Sibylles de Raphaël. Elles sont debout, penchées ou assises, pour s’accommoder à la courbure de la voûte, et de petits anges, leur présentant le parchemin pour écrire, achèvent de former le groupe. Silencieuses, pacifiques, ce sont bien là des créatures surhumaines, situées, comme les déesses antiques, au-dessus de l’action ; un geste calme leur suffit pour apparaître tout entières ; leur être n’est pas dispersé ni transitoire, elles subsistent immuables dans un présent éternel. Il ne faut point chercher ici l’illusion, le relief ; une pareille apparition est un rêve, et c’est les yeux fermés, dans les grands moments d’émotion muette, qu’on peut les retrouver. Un homme comme celui-ci a mis toute la noblesse de son cœur, toutes ses conceptions solitaires de bonheur charmant et sublime, dans ces formes et dans ces attitudes, dans l’enlacement fraternel des beaux bras paisiblement étendus qui, se cherchant, font une guirlande. Si un jour, effaçant de notre esprit tous les souvenirs tristes et laids de la vie, nous pouvions entrevoir un tel groupe d’adolescents, d’enfants et de femmes, nous serions heureux, nous ne concevrions rien au delà. Une surtout, debout, penchée en arrière, et qui lentement retourne la tête, a le regard fier et sauvage, l’étrange grandeur demi-animale et demi-divine des êtres primitifs. Derrière elle, une vieille, ridée, encapuchonnée, est transfigurée jusqu’à paraître belle, comme les vieillards des Champs-Élysées dans Virgile. De l’autre côté, une douce jeune femme, dans la fleur de l’âge, s’assied, et le contour arrondi de son visage exprime la plus parfaite bonté tranquille.

Me voici enfin revenu au Vatican, et toutes mes impressions changent : je me suis mis au point de vue ; ce qui paraissait froideur ou recherche est justement ce qui fait plaisir. Il y a un germe dont le reste n’est que le développement, c’est le beau corps bien portant, solidement et simplement peint dans une attitude qui manifeste la force et la perfection de sa structure ; c’est cela seul qu’il faut chercher ; les autres parties de l’art sont subordonnées. Le tableau est comme une phrase musicale bien rhythmée où chaque son est pur, et que la passion dramatique n’altère jamais au point d’y introduire une dissonance ou un vrai cri. À ce titre, tel geste qui semble apprêté est beau comme un accord ample et juste ; je n’ai qu’à le prendre en lui-même, abstraction faite du sujet et de la vraisemblance, et mes yeux en jouiront comme mon oreille jouit d’un chant plein et doux.

Tout ce peuple de figures parle maintenant, et ne parle que trop haut. Il y en a trop, on ne peut plus décrire. Je te dirai seulement ce qui m’est resté le plus vif dans le souvenir : d’abord les loges du Vatican, et dans les loges ce grand lutteur qu’on appelle Dieu le Père, et qui d’un bond étalant ses membres franchit les ténèbres ; le dos cambré d’Ève cueillant la pomme, sa tête charmante, les vigoureux muscles de ce jeune corps tordu sur ses hanches, tous ces personnages d’une structure si forte et d’un mouvement si libre ; ensuite les cariatides blanches de la salle d’Héliodore, simples figures en grisaille pâle, véritables déesses d’une grandeur et d’une simplicité sublimes, parentes des antiques, avec une expression de douceur et de bonté que n’ont point les Junons et les Minerves, exemptes de pensées comme leurs sœurs grecques, occupées dans leur sérénité inaltérable à tourner la tête ou à lever un bras. C’est dans ces sortes de personnages idéaux et allégoriques qu’il triomphe. Sur le plafond, la Philosophie, si forte et si sérieuse, la Jurisprudence, vierge austère qui, les yeux baissés, lève une épée, surtout la Poésie, surtout les trois déesses assises en face du Parnasse, et qui, se tournant à demi, forment avec trois enfants un groupe digne du vieil Olympe, sont des ligures incomparables et au-dessus de l’homme. Comme les Anciens, il supprime l’accident, l’expression fugitive de la physionomie humaine, toutes les particularités qui annoncent un être ballotté et froissé par les hasards et le combat de la vie. Ses personnages sont affranchis des lois de la nature ; ils n’ont jamais souffert, ils ne peuvent pas être troublés ; leurs attitudes si calmes sont celles des statues. On n’oserait leur parler, on est pénétré de respect, et cependant ce respect est mêlé de tendresse, car on aperçoit sous leur gravité un fond de bonté et de sensibilité féminines. Raphaël leur donne son âme ; même parfois, par exemple dans les Muses du Parnasse plusieurs jeunes femmes, entre autres celle dont on voit l’épaule nue, ont une suavité pénétrante, une douceur presque moderne. Il les a aimées.

Tout cela éclate plus visiblement encore dans l’École d’Athènes. Ces groupes sur cet escalier, au-dessous et autour des deux philosophes, n’ont jamais existé ni pu exister, et c’est justement pour cela qu’ils sont si beaux. La scène est dans un monde supérieur, que les yeux des hommes n’ont jamais vu, tout entier sorti de l’esprit de l’artiste. Tous ces personnages sont de la même famille que les déesses du plafond. Il faut rester devant eux une après-midi ; une fois qu’on les sent marcher, on éprouve qu’une pareille scène est au-dessus de tout. Le jeune homme, vêtu de longs vêtements blancs, au visage d’ange, monte comme une apparition méditative. L’autre, aux cheveux bouclés, qui se penche sur la figure de géométrie, et ses trois compagnons à côté de lui, sont des êtres divins. C’est un rêve dans l’azur. Ils peuvent, comme les figures entrevues dans l’extase ou dans le rêve, persister indéfiniment dans la même attitude. Le temps ne s’écoule pas pour eux. Le vieillard debout en manteau ronge, son voisin qui regarde, le jeune homme qui écrit, pourront demeurer ainsi toujours. Ils sont bien, leur être est accompli ; ils sont dans une de ces minutes dont parle le Faust de Gœthe, où l’on dit au moment : « Arrête-toi, tu es parfait. » Leur repos, c’est le bonheur fixe ; quand on a atteint un certain état d’accomplissement, il n’en faut plus bouger.

La vie humaine, celle du corps ou de l’âme, est infinie et énormément multiple ; mais il n’y a que certaines portions, certains instants qui, comme une rose entre cent mille roses, méritent de subsister, et telles sont ces attitudes. La plénitude de la force et l’harmonie de toute la structure humaine s’y manifestent sans disparate ni effort. Cela suffit ; on ne souhaite rien d’autre. Deux hommes adultes, penchés au-dessous d’un calme adolescent debout, font une belle forme, et il est doux de s’oublier devant elle. L’expression des têtes n’y contredit pas ; trop pensives, trop semblables au réel, trop brillamment peintes, elles appelleraient la passion ou l’élan ; dans cette sérénité, sous cette teinte sombre, elles s’accordent avec la paisible architecture des poses.

De tous les artistes que je connaisse, il n’y en a aucun qui lui ressemble plus que Spenser. À la première lecture, beaucoup de gens trouvent aussi Spenser compassé ou terne ; rien chez lui ne semble réel ; puis on monte avec lui dans la lumière, et ses personnages, qui ne peuvent pas exister, sont divins.



La Farnésine.


On traverse en fiacre une quantité de rues tortueuses et tristes ; on passe sur le pont San-Sisto, et l’on voit des deux côtés du fleuve un pêle-mêle de bicoques, et je ne sais quel long cloaque d’arcades suintantes ; au delà un amas de bouges ; tout cela garde encore l’aspect du moyen âge. Au bout d’un instant, vous voilà dans un palais de la renaissance, devant les Psychés de Raphaël.

Elles font la décoration d’une grande salle à manger lambrissée de marbres, dont le plafond se courbe encadré dans une guirlande de fleurs et de fruits. Au-dessus de chaque fenêtre, la guirlande s’évase pour recevoir les vigoureux corps de Jupiter, de Vénus, de Psyché, de Mercure, et l’assemblée des dieux couvre la voûte. En levant les yeux, au-dessus de la table chargée de vaisselle d’or et de poissons monstrueux, les convives apercevaient ces grands corps nus dans le bleu foncé de l’Olympe, parmi les guirlandes voluptueuses, où des courges femelles et des radis mâles font penser à la large joie d’Aristophane. La courtisane Imperia pouvait y venir : les hôtes, des parasites comme Tamisius, des artistes licencieux comme Jules Romain et l’Arétin, des seigneurs et des prélats nourris dans les dangers et dans la franche sensualité du siècle, devaient contempler avec sympathie cette peinture gaie, grande et forte, ces figures rudement faites, indiquées plutôt qu’achevées, ces tons de brique. Souvent un paquet de blanc avec une tache noire fait les yeux : les trois Grâces nues dans le banquet sont musclées comme des lutteurs ; plusieurs dieux, Hercule, Pan, Pluton, le Fleuve, ne sont que de robustes forgerons tracés à grands traits et par grosses laques de couleur comme pour une tapisserie ; les Amours qui rapportent Psyché ont la solide chair empâtée d’enfants surnourris. Il y a dans toute la peinture une exubérance de vigueur et je dirais presque de lourde sève païenne ; à Rome, le type est plutôt fort qu’élégant ; les femmes, ne remuant guère, deviennent pesantes et grasses ; on trouve les traces de cette ampleur dans beaucoup de femmes de Raphaël, dans ses Grâces charnues, dans son Ève massive, dans la largeur du torse de sa Vénus. Le paganisme vers lequel il inclinait n’était point attique, et ses élèves qui ont exécuté les peintures de cette salle ont outré ou négligé à demi ses indications, comme un graveur qui reproduit un tableau en oubliant les délicatesses. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à mettre en regard dans la fresque et dans le dessin original Vénus recevant le vase. La figure dessinée est une vierge des temps primitifs, d’une innocence et d’une douceur inexprimables, et sa tête d’enfant qui n’a pas encore pensé, posée sur un tronc herculéen, produit une émotion telle que l’esprit se reporte involontairement jusqu’à l’origine de la famille humaine, dans ces temps où la fille s’appelait la laitière, où des races athlétiques et naïves, avec l’épée courte et des dogues qui terrassaient les lions, descendaient de leurs montagnes pour coloniser l’univers. Même à travers la traduction des élèves, la figure peinte, ici comme dans toute la fresque, est encore unique ; il y a là un type nouveau, non pas copié sur le grec, mais sorti tout entier du cerveau du peintre et de l’observation du modèle nu, d’une énergie et d’une plénitude étranges, où le muscle est accusé non par imitation obligée de la nature, mais parce qu’il est vivant, et que par sympathie l’artiste jouit de sa tension. Psyché lancée à travers l’air et soutenue par des Amours, Vénus suppliant Jupiter, sont d’une fraîcheur et d’une jeunesse charmantes. Et que dire des deux bouquetières aux ailes de papillon, de l’aimable Grâce dansante qui dans le banquet arrive effleurant le sol ? Tout cela rit et cueille à pleines mains les plus riches fleurs de la vie. Dans l’espace, à côté des grandes déesses, volent des enfants, un Amour qui soumet au joug un lion et un cheval marin, un autre précipité comme un nageur dans une eau molle où il va s’ébattre, puis des colombes blanches, de petits oiseaux, des hippogriffes, un sphinx à corps de dragon, toutes les gaietés de l’imagination idéale. Parmi ces fantaisies serpente la guirlande touffue entremêlant les magnificences du printemps et de l’été, les grenades et les feuilles de chêne, les pâquerettes épanouies et l’or pâle des limons, les calices satinés du narcisse blanc avec les rondeurs opulentes des courges. Comme il est loin de ses premières timidités chrétiennes ! Entre la Déposition de la croix et la Farnésine, le souffle de la renaissance païenne a passé sur sa tête et développé tout son génie du côté de la joie et de la vigueur.

Sa pauvre Galatée, qui est dans la salle voisine, a bien souffert du temps. Elle a l’air détrempée ; une partie du modelé a disparu, la mer et le ciel sont ternes et salis par plaques ; mais elle est de la main de Raphaël : on s’en aperçoit à la grâce et à la douceur de Galatée, au geste du petit Amour qui déploie si harmonieusement ses membres, à l’invention si originale des dieux et des déesses marines. La nymphe nue enlacée à mi-corps se laisse faire avec une expression de coquetterie charmante ; le triton barbu au nez busqué qui l’enserre et l’accapare superbement dans ses bras nerveux a toute l’allégresse et l’élan d’un dieu animal qui respire à pleine poitrine dans l’air salé de la mer le contentement et la force. Derrière, une femme aux blonds cheveux flottants s’assied sur la croupe du dieu qui l’emmène, et son dos cambré se creuse avec la plus savante élégance. — Le peintre ne s’abandonne pas à son sujet, il demeure sobre et modéré, il évite d’aller jusqu’au bout du mouvement et de l’expression, il épure des types et arrange des poses. Ce goût naturel de la mesure, ces instincts affectueux qui le portent, comme Mozart, à peindre la bonté native, cette délicatesse d’âme et d’organes qui lui fait rechercher partout les êtres nobles et doux, tout ce qui est heureux, généreux et digne de tendresse, cette fortune singulière d’avoir rencontré l’art sur la cime extrême qui sépare l’achèvement de la préparation et de la décadence, ce bonheur unique d’une éducation double, qui, après lui avoir montré l’innocence et la pureté chrétiennes, lui a fait sentir la force et la joie païennes, il a fallu tous ces dons et toutes ces circonstances pour le porter au faîte. Vasari dit très-justement :« Si l’on veut voir clairement combien parfois le ciel peut se montrer libéral et large en accumulant sur une seule personne les infinies richesses de ses trésors, et toutes ces grâces et dons particulièrement rares qu’en un long espace de temps il disperse entre beaucoup d’individus, il faut contempler Raphaël Sanzio d’Urbin. »



Musées, 15 avril.


Il y a des jours où l’on entre dans une idée qui s’allonge droite comme une grande route, et d’autres jours, ceux que je viens de passer, où l’on erre à droite à gauche parmi des tournants. On se trouve près du Vatican, et on monte encore une fois tout en haut du Vatican, dans ce petit musée si précieux. Que de choses dans un tableau ! Le propre de la peinture et des autres arts du dessin, c’est de ramasser dans un seul effet simultané et concentré toutes les idées d’un artiste. Les autres arts, la musique et la poésie, dispersent l’impression.

On revoit le charmant Christ du Corrége demi-nu, souriant, assis sur la nue, parmi les anges, le plus aimable jeune homme gracieux et rosé qui fut jamais ; un Doge du Titien en simarre jaune, si réel, d’une personnalité si distincte et si frappante, et cependant si divinement peint, que le moindre pli de sa robe ouvragée est une fête pour les yeux ; une Mise au tombeau du Caravage, pleine de figures et de gestes copiés sur le vif, vigoureux portefaix aux jambes sillonnées de varices, jeunes femmes penchées qui s’essuient les yeux et pleurent avec la sincérité de la vive jeunesse. Aujourd’hui, ce que j’ai le mieux senti, c’est une Sainte Catherine de Murillo, d’un attrait troublant et étrange. Sa beauté est dangereuse ; dans son regard oblique, dans ses yeux noirs baissés luit une ardeur secrète ; quel contraste entre ce teint de fleur méridionale et cette flamme ! quelle amoureuse et quelle béate ! Dans les peintures de Raphaël, l’immobilité de la couleur fanée et de l’attitude sculpturale ôte aux yeux une portion de leur vie. Au contraire, le coloris espagnol est frémissant ; les sensualités inconnues de l’âme ardente, les palpitations brusques des émotions fugitives et véhémentes, le tressaillement des nerfs emportés jusqu’à la volupté et l’extase, la force et les flamboiements de l’incendie intérieur couvent dans cette chair illuminée par l’intensité de sa propre vie, dans ces tons roses noyés de noirceurs vagues.

L’Enfant prodigue, tout à côté, est si douloureusement suppliant ! L’Espagnol est d’une autre race que l’Italien, bien moins équilibrée, bien moins enfermée dans l’enceinte régulière du beau, emportée jusqu’à l’expression de l’idée crue ou de la palpitation intérieure, à travers le sacrifice de la forme.

Je revois la Madone de Foligno de Raphaël, et je me confirme dans cette idée que cette peinture est d’un autre âge ; il faut à un moderne une préparation pour la comprendre. Quels sentiments habituels et non appris l’intéresseront aux muscles des deux petits anges nus, au pli du ventre qui dessine le bassin, à la torsion qui soulève la hanche molle du petit Jésus, et colle contre son ventre la chair enfantine de sa cuisse ? Tout cela parlait à un homme de ce temps, et ne parle point à un homme du nôtre. Ce que nos yeux voient ici sans effort, c’est la belle humeur des deux enfants, c’est la douceur et la pudeur de la Vierge, c’est le geste timide avec lequel elle touche la ceinture bleue de son petit Jésus, et tout au plus, si les yeux sont sensibles, c’est l’effet charmant de la bordure dorée de sa robe rouge.

Sans doute, la célèbre Communion de saint Jérôme par Dominiquin, que l’on voit en face, est mollasse en comparaison ; il n’est pas aussi sûr de sa main, il triche à demi ; il se dédommage par des architectures, des chappes chamarrées et lustrées, une riche ordonnance empruntée aux Vénitiens. La raison comprend que le style de Raphaël est meilleur. Pareillement elle reconnaît que Port-Royal et Racine, Lisias et Platon écrivaient mieux que nous. Mais nos sentiments n’entreraient pas dans leur moule, et nous ne pouvons pas nous dépouiller de nos sentiments.




Au musée du Capitole. La première fois j’ai passé trop vite, et j’étais trop las. Je ne t’en ai décrit qu’une seule peinture, je crois, l’Enlèvement d’Europe par Véronèse.

Le principal est un énorme tableau, Sainte Pétronille, du Guerchin ; on retire le corps de la terre, pendant que l’âme est reçue dans le ciel ; c’est une peinture composite ; l’artiste, selon l’usage des écoles qui ne sont pas primitives, a rassemblé trois ou quatre sortes d’effets. — Il parle aux yeux par les puissantes oppositions d’ombre et de lumière, par les riches draperies de la sainte et de son fiancé. — Il copie le réel de façon à faire illusion ; le petit garçon qui tient le cierge est d’une vérité saisissante, on l’a rencontré dans les rues ; les deux portefaix qui soulèvent le corps ont la vulgarité et l’énergie masculine de leur métier. — Il est dramatique ; l’attitude humble de la sainte dans le ciel est charmante et fait contraste par sa tête couronnée de roses avec la lourdeur tragique du cadavre enveloppé dans son suaire blafard. Jésus-Christ lui-même est touchant, affectueux ; ce n’est pas un simple corps comme ailleurs, et le sujet tout entier, la mort lugubre et froide mise en face de la résurrection bienheureuse et triomphante, suffit pour arrêter et troubler les passants. — La peinture ainsi comprise sort de ses limites naturelles et se rapproche de la littérature.

Sa Sibylle Persique sous son étrange et poétique coiffure est déjà toute moderne. Elle a une de ces expressions pensives, compliquées, indéfinissables qui nous plaisent tant, celle d’une âme infinie en délicatesse, toute frémissante de sensibilité nerveuse, et dont la mystérieuse séduction ne finira pas…

Présentation du Christ au temple de Fra Bartholomeo. Le contraste est frappant. L’art et, j’ose dire, la civilisation entière, ont été transformés entre ces deux maîtres. Rien de plus noble, de plus simple, de plus reposé, de plus sain que cette peinture ; on n’en est que plus frappé quand on vient de voir des combinaisons et des nouveautés du Guerchin. Il y a deux époques en Italie, celle de l’Arioste et de la Renaissance, celle du Tasse et de la Restauration catholique.

Une Madeleine du Tintoret, sur une natte de paille, hâve, noirâtre, profondément pénitente, échevelée. Elle pleure et prie. Par le trou de la caverne perce lugubrement le croissant de la lune ; cette échappée du désert et des terreurs de la nuit au-dessus de la misérable femme secouée de sanglots est navrante. Plus on voit Tintoret, plus on lui trouve, en grand, le tempérament de Delacroix, le sentiment de ce qu’il y a de tragique dans le réel, l’impétueuse sympathie ébranlée au contact des choses vivantes, le talent d’exprimer la crudité, la nudité, l’emportement de la vérité et de la passion.




Ces jours-ci, en errant autour du Capitole, je suis entrée à l’académie de San Luca. Il y a peu de galeries aussi belles à Rome.

Deux grands tableaux du Guide. L’un représente la Fortune, une déesse nue qui vole au-dessus de la terre, un diadème à la main. L’autre est, je crois, l’Enlèvement d’Ariane ; la mer toute bleue s’étend à l’infini ; sur un rocher se tient une grande femme blanche ; une autre s’approche d’elle conduisant un beau jeune homme drapé, et près de là une femme couchée fait jouer un petit enfant. Rien de plus facile et de plus élégant ; les peintres de ce temps possèdent tous les types, et celui-ci se complaît dans des réminiscences adoucies et agréables de la beauté grecque. Mais sa peinture n’a pas de substance ; elle est trop blanche ; on y sent une nuance de platitude et de convention comme dans les tragédies du dix-huitième siècle.

Une fresque un peu délabrée de Raphaël met cette faiblesse dans tout son jour. Ce n’est qu’un enfant nu, mais vivant, fort, simple comme un antique de Pompéi ; les yeux sourient ; dans ce corps si jeune et si solide, c’est l’éveil, la première curiosité de l’âme.

Une petite peinture à peine esquissée, de Rubens, est un chef-d’œuvre. Deux femmes nues couronnent une de leurs compagnes, pendant qu’au-dessus d’elles de petits Amours blancs font une guirlande. Elles ne sont point trop grasses, et leur mouvement est si naturel, si élégant ! Ce mot semble étrange à propos de Rubens. Mais personne n’a senti autant que lui l’ondulation de la forme humaine, et n’a écrit si directement sous la dictée de son impression. La vie semble figée chez les autres quand on les compare à lui. Seul il en a connu la mollesse fluide, l’instantané. En effet, telle est la nature de la vie : c’est le jet coulant d’une fontaine intarissable qui ne reste jamais la même ; dans la chair animée, le sang afflue et s’en va avec la vélocité d’un fleuve ; cette palpitation de la substance qui incessamment vient et s’en va, est visible dans la fraîcheur de ses tons et la fluidité de ses formes. Mais j’en dirais trop sur Rubens ; aucune peinture n’est un trésor si varié, si inépuisable pour un observateur de l’homme.

Sur ce terrain les Vénitiens seuls approchent de lui. Ils réduisent son abondance, mais ils l’ennoblissent. Il y a ici des Palma Vecchio, des Titien, dont la voluptueuse richesse, les superbes charnures révèlent par delà l’art romain tout un monde. Palma en occupe l’entrée ; sa forte couleur splendide comme un rouge coucher de soleil, son puissant modelé, les magnifiques torsions de ses corps solides annoncent un goût primitif, celui de la force ; dans toute école on découvre d’abord le type sérieux et simple ; on ne le rend séduisant et délicieux que plus tard. — Titien est au centre, également muni du côté de la sensualité et du côté de l’énergie. Dans une belle campagne italienne qui s’enfonce en lointains bleuâtres, près d’une fontaine dont le petit Amour verse de l’eau, sa Calisto tombe violemment dépouillée par les nymphes ; rien de mignon ni d’agréablement épicurien dans cette audacieuse peinture. Les nymphes font brutalement leur office, en femmes du peuple qui ont les bras forts. Une surtout, debout, au superbe torse presque masculin, est une commère capable de battre un homme. Une autre, avec une malice crue de femme experte, courbe en deux la pauvre coupable afin de voir plus tôt les marques de son malheur. Mais dans son autre tableau, la Vanité nue sur un lit blanc avec un sceptre et une couronne, onduleuse et fine, d’une mollesse enivrante, est la plus attrayante maîtresse qu’un patricien puisse orner de sa pourpre et servir le soir comme une fête à la sensualité exquise de ses regards expérimentés. — Véronèse vient le dernier, un décorateur, exempt des rudesses viriles et gigantesques où souvent Titien s’emporte, le plus savant de tous dans l’art de distiller et de combiner les plaisirs que la pure couleur, par ses oppositions, ses dégradations, ses mélanges, peut donner aux yeux. Son tableau représente une femme occupée à se coiffer devant un miroir que tient un petit Amour. Un rideau violet avive de ses teintes passées la belle chair encadrée dans un linge. Un petit rebord ployé pose sa guimpe délicate sur la mollesse ambrée de la poitrine. Les cheveux roussâtres se retroussent en frisons sur le front, au bord des tempes. On voit de la chemise sortir le sein et la cuisse. Dans cette vague rougeur vineuse, sur ces fonds de feuille morte, noyés, effacés, toute la chair pénétrée d’une lumière intérieure soulève ses rondeurs et sa pulpe avec un frémissement qui semble une caresse.

Le tableau le plus regardé est une Lucrèce avec Sextus, de Cagnacci, un peintre de je ne sais quelle époque, mais certainement tardif ; on le devine au sujet dramatique et traité en vue de l’effet dramatique. Nue sur des draps blancs et des draperies rouges, renversée, la tête plus bas que les seins, elle se débat, repoussant de la main la poitrine du misérable. Ce pauvre corps de femme délicat et charmant, écrasé sous la violence physique, fait pitié. Les moindres détails sont touchants : il y a dans ses cheveux ondes des perles blanches qui se dénouent. Lui cependant, en justaucorps bleu rayé d’or, semble un ruffian du temps, quelque Osio assassin et grand seigneur comme celui dont le procès de Virginie de Leyva nous a montré la belle prestance, les bonnes façons et les assassinats. Sous un grand portique blanc, l’esclave attend, tenant l’épée de son maître. On faisait des expéditions semblables dans le couvent de Monza près de Milan, au commencement du dix-septième siècle.



La Sixtine, le seizième siècle.


Te souviens-tu de la visite que nous avons faite l’an dernier à l’École des Beaux-Arts avec Louis B…, homme d’esprit, cultivé, lettré, s’il y en a, pour voir la copie du Jugement dernier de Michel-Ange ? Il a bâillé, il s’est récrié, il s’est moqué de nous, il a déclaré qu’il aimait mieux le Jugement dernier de l’Anglais Martin. Au moins, disait-il, la scène y est, tout le ciel et toute la terre, le ciel fendu par la foudre, le pêle-mêle des morts innombrables qui, à perte de vue, par légions, sortent de leurs sépulcres sous la lumière surnaturelle de la dernière nuit et du dernier jour. Ici il n’y a ni ciel, ni terre, ni abîme, ni air, mais deux ou trois cents corps qui prennent des attitudes, — À quoi tu as répondu que Michel-Ange ne peignait ni le ciel, ni la terre, ni l’air, ni les abîmes, qu’il ne prenait point pour personnages l’infinité et la lumière surnaturelle, qu’il était sculpteur et avait pour seul moyen d’expression le corps humain, qu’il faut considérer sa fresque comme une sorte de bas-relief où le grandiose et la fierté des attitudes remplacent le reste, et que si aujourd’hui dans cette tragédie suprême nous donnons le premier rôle à l’espace, aux éclairs, à la fourmilière indistincte des figurines humaines, on le donnait alors à quelques colosses tragiquement drapés ou tordus.

D’où vient ce changement ? Et pourquoi prenait-on alors tant d’intérêt aux muscles ! C’est qu’on les regardait. J’ai relu dans les écrivains du temps les détails de l’éducation et les violences des mœurs au seizième siècle ; quand on veut comprendre un art, il faut regarder l’âme du public auquel il s’adressait.

« Je veux, dit Castiglione en traçant le portrait de l’homme accompli, que notre homme de cour soit un parfait cavalier à toute selle, et comme c’est un mérite particulier des Italiens de bien gouverner le cheval à la bride, de manœuvrer par principes surtout les chevaux difficiles, de courir des lances, de jouter, qu’il soit en cela un des meilleurs parmi les Italiens… Pour les tournois, les pas d’armes, les courses entre barrières, qu’il soit un des bons parmi les meilleurs Français… Pour jouer aux bâtons, courir le taureau, lancer des dards et des lances, qu’il soit excellent parmi les Espagnols. Il convient encore qu’il sache sauter et courir… Un autre exercice noble est le jeu de paume. Et je n’estime pas à moindre mérite de savoir faire la voltige à cheval. » Ce n’était pas là de simples préceptes relégués dans la conversation et dans les livres ; les actions et les mœurs y étaient conformes. Julien de Médicis, qui fut assassiné par les Pazzi, est loué par son biographe non-seulement pour son talent de poëte et son tact de connaisseur, mais encore pour son habileté à manier le cheval, à lutter et à jeter la lance. César Borgia, le grand politique, est aussi exercé aux coups de main qu’aux intrigues. « Il a vingt-sept ans, dit un contemporain, il est très-beau de corps et grand, et le pape son père a grand’peur de lui. Il a tué six taureaux sauvages en combattant à cheval avec la pique, et à l’un de ces taureaux il a fendu la tête du premier coup. » C’est l’Italie en ce moment qui fournit l’Europe de savants maîtres d’armes, et dans les estampes du temps on voit l’élève nu, un poignard dans une main, une épée dans l’autre, qui du jarret à la nuque prépare et assouplit ses muscles comme un athlète et comme un lutteur.

Il le faut bien, la paix publique est trop mal gardée. « Le 20 septembre, dit un chroniqueur, il y eut un grand tumulte dans la ville de Rome, et tous les marchands fermèrent leurs boutiques. Ceux qui étaient aux champs ou dans leurs vignes revinrent en toute hâte, et tous, tant citoyens qu’étrangers, prirent les armes, parce qu’on affirmait comme chose certaine que le pape Innocent VIII était mort. » Le lien si faible de la société se rompait, on rentrait dans l’état sauvage, chacun profitait du moment pour se débarrasser de ses ennemis. Et ne croyez pas qu’en temps ordinaire on s’abstînt d’y toucher. Les guerres privées des Colonna et des Orsini s’étalent autour de Rome aussi librement qu’aux plus noirs siècles du moyen âge. « Dans la ville même, il se faisait beaucoup de meurtres et de pillages le jour et la nuit, et il se passait à peine un jour que quelqu’un ne fût tué… Le troisième jour de septembre, un certain Salvator assaillit son ennemi, le seigneur Beneaccaduto, avec qui pourtant il était en paix sous une caution de 500 ducats ; il le frappa de deux coups et le blessa mortellement, en sorte qu’il mourut. Et le quatrième jour le pape envoya son vice-camérier, avec les conservateurs et tout le peuple, pour détruire la maison de Salvator. Ils la détruisirent, et le même quatrième jour de septembre, Jérôme, frère dudit Salvator, fut pendu. » Je citerais cinquante exemples semblables. À ce moment, l’homme est trop fort, trop habitué à se faire justice à lui-même, trop prompt aux voies de fait. « Un jour, dit Guichardin, Trivulce tua de sa propre main, dans le marché, quelques bouchers qui, avec l’insolence ordinaire aux gens de cette sorte, s’opposaient à la levée des droits dont ils n’avaient pas été exemptés. » Jusqu’en 1537 on laissa ouvert à Ferrare un champ clos où le duel à mort était accordé même aux étrangers, et où les petits garçons venaient se battre à coups de couteau. La princesse de Faenza lance quatre assassins contre son mari, et, voyant qu’il résiste, saute du lit et le poignarde elle-même, sur quoi son père prie Laurent de Médicis de solliciter auprès du pape pour lever les censures ecclésiastiques, alléguant qu’il a la pensée de « la pourvoir d’un autre mari ». — Le prince d’Imola est assassiné et jeté par les fenêtres, et on menace sa veuve, enfermée dans la forteresse, de tuer ses enfants, si elle ne la livre. Elle monte sur les créneaux et répond, avec le geste le plus expressif, « qu’il lui reste le moule pour en faire d’autres. » — Considérez encore les spectacles qu’on a tous les jours dans Rome. « Le second dimanche, un homme masqué dans le Borgo dit des paroles offensantes contre le duc de Valentinois. Le duc, l’ayant appris, le fit saisir : on lui coupa la main et la partie antérieure de la langue, qui fut attachée au petit doigt de la main coupée. » — « Les gens du même duc suspendirent par les bras deux vieillards et huit vieilles femmes, après avoir allumé du feu sous leurs pieds, pour leur faire avouer où était l’argent caché, et ceux-ci, ne le sachant pas ou ne voulant pas le dire, moururent dans ladite torture. » Un autre jour, le duc fait amener dans la cour du palais des condamnés (gladiandi), et lui-même, revêtu des plus beaux habits, devant une assistance nombreuse et choisie, les perce à coups de flèches. — « … Il tua aussi, sous le manteau du pape, Perotto, qui était favori du pape, en telle façon que le sang sauta à la face du pape. » On s’égorgeait dans cette famille. Il avait déjà fait assaillir à coups d’épée son beau-frère, et le pape faisait garder le blessé ; « mais le duc dit : Ce qui ne s’est pas fait à dîner se fera à souper… » Et un jour, le 17 août, il entra dans la chambre, comme le jeune homme se levait déjà ; il fit sortir sa femme et sa sœur, et ayant appelé trois assassins, il fit étrangler le dit jeune homme… Il tua encore son frère, le duc de Gandie, et le fit jeter dans le Tibre. » Et comme on demandait au pêcheur qui avait vu la chose pourquoi il n’en avait rien dit au gouverneur de la ville, cet homme répondit « qu’en sa vie il avait vu, à différentes nuits, jeter plus de cent corps au même endroit, sans que personne en eût jamais pris souci. »

Tout cela prend corps et relief lorsqu’on lit les mémoires de Cellini. Aujourd’hui nous nous sommes si bien remis aux mains de l’État, et nous comptons tellement sur le juge et sur le gendarme, que nous avons peine à comprendre le droit naturel de guerre par lequel, avant l’établissement des sociétés régulières, chacun se défend, se venge et se satisfait. En France, en Espagne, en Angleterre, les bêtes féroces de la féodalité trouvaient dans l’honneur féodal, sinon une bride, du moins une borne ; le duel remplaçait les guerres privées : on se tuait le plus ordinairement selon les règles, devant témoins, en un lieu choisi. Ici l’instinct du meurtre se lâchait dans les rues. On ne peut pas énumérer toutes les violences racontées par Cellini, non pas seulement les siennes, mais celles des autres. Un évêque à qui il ne voulait pas livrer un vase d’orfèvrerie envoie des gens pour saccager sa maison ; lui, l’arquebuse à la main, se barricade. — « Pendant son séjour à Rome, le Rosso, ayant décrié les ouvrages de Raphaël, les élèves de cet illustre maître voulaient absolument le tuer. » — Vasari, couchant avec l’apprenti Manno, « lui écorcha une jambe avec les mains, croyant se gratter lui-même, car jamais il ne se taillait les ongles ; » sur quoi « Manno était décidé à le tuer ». — Le frère de Cellini, apprenant que son élève Bertino Aldobrandi venait d’être tué, « jeta un si grand cri de rage qu’on eût pu l’entendre à dix milles de là ; puis il dit à Giovanni : « Au moins saurais-tu m’indiquer celui qui me l’a tué ? » Giovanni lui répondit que oui, et que c’était un de ceux qui étaient armés d’un espadon, et qu’il avait une plume bleue sur sa barrette. Mon pauvre frère, s’étant avancé et ayant reconnu le meurtrier à ce signalement, se lança au milieu du guet avec sa promptitude et son intrépidité merveilleuses ; puis, sans qu’on pût l’arrêter, il allongea une botte dans le ventre de son homme, le traversa de part en part et le poussa en terre avec la garde de son épée. » Presque aussitôt il est lui-même jeté bas d’un coup d’arquebuse, et l’on voit alors se déchaîner toute la furie des vendette. Cellini ne peut plus ni manger ni dormir, et la tempête intérieure est si forte qu’il croit qu’il mourra, s’il n’y cède… « Je me disposai un soir à sortir de ce tourment, sans tenir compte de ce qu’une pareille entreprise avait de peu louable… Je m’approchai adroitement du meurtrier avec un grand poignard semblable à un couteau de chasse. J’espérais d’un revers lui abattre la tête ; mais il se retourna si vivement, que mon arme l’atteignit seulement à la pointe de l’épaule gauche et lui fracassa l’os. Il se leva, laissa tomber son épée, et, troublé par la douleur, se mit à courir. Je le poursuivis, le rejoignis en quatre pas, et levai mon poignard au-dessus de sa tête, qu’il inclinait très-bas, de sorte que mon arme s’engagea entre l’os du cou et la nuque si profondément que malgré tous mes efforts je ne pus la retirer. » — Un peu plus tard, et toujours sur la voie publique, Cellini tue Benedetto, puis Pompeio, qui l’avaient offensé. Le cardinal Médicis et le cardinal Cornaro trouvent cela très-bien. Pour le pape, dit Cellini après un de ces meurtres, « il me lança un regard menaçant qui me fit trembler ; mais dès qu’il eut examiné mon ouvrage, son visage commença de se rasséréner. » Et comme une autre fois on accusait Cellini : « Apprenez, répliqua le pape, que les hommes uniques dans leur profession, comme Benvenuto, ne doivent pas être soumis aux lois, et lui moins que tout autre, car je sais combien il a raison. » Voilà la morale publique. Et cependant le motif de ces guet-apens est aussi mince que possible. Luigi, son ami, avait pris pour maîtresse Pentesilea, une courtisane dont lui, Cellini, n’avait pas voulu, et que pourtant il l’avait prié de ne pas prendre. Furieux, il se place en embuscade, tombe sur eux à coups d’épée, les blesse, ne les trouve pas assez punis, et conte avec satisfaction leur mort, qui ne tarda guère. En fait de morale privée, il a des visions mystiques quand il est en prison ; son ange gardien lui apparaît, il s’entretient avec un esprit invisible ; il a des transports de dévotion : c’est l’effet de la solitude et de la réclusion sur de pareilles têtes. Du reste, en liberté, il est bon chrétien à la mode du temps ; son Persée ayant réussi, « je partis, dit-il, en chantant des psaumes et des hymnes à la gloire de Dieu, ce que je continuai à faire pendant tout ce voyage. » On trouve des sentiments pareils chez le duc de Ferrare ; « ayant été atteint d’une grave maladie qui l’empêcha d’uriner pendant quarante-huit heures, il eut recours à Dieu, et voulut qu’on payât tous les appointements échus. » Telle est aussi la conscience de l’un de ses prédécesseurs, Hercule d’Este, qui, au sortir d’une orgie, allait chanter l’office avec sa troupe de musiciens français, qui faisait couper la main ou crever un œil à deux cent quatre-vingts prisonniers avant de les vendre, et le jeudi saint allait laver les pieds aux pauvres. Telle et la piété du pape Alexandre VI, qui, ayant appris l’assassinat de son fils, le duc de Gandie, se frappe la poitrine, et confesse ses crimes en sanglotant devant les cardinaux assemblés. L’imagination, en ce temps-là, se frappe dans un sens ou dans un autre, tantôt du côté de la volupté, tantôt du côté de la colère, tantôt du côté de la peur. De loin en loin, à la pensée de l’enfer il leur vient un frisson, et ils croient s’acquitter avec des cierges, des signes de croix et des patenôtres ; mais de fondation ce sont des païens, de vrais barbares, et la seule voix qui parle en eux, c’est celle de la chair émue, des nerfs qui frémissent, des membres qui se tendent, et de la cervelle trop pleine où bruit l’essaim des formes et des couleurs.

On ne s’attend pas, j’imagine, à les trouver bien délicats dans leurs façons. Le cardinal Hippolyte d’Este, qui fit crever les yeux à son frère, reçoit à coups de bâton un envoyé du pape chargé de lui apporter un bref déplaisant. On sait comment le pape Jules II, dans une querelle avec Michel-Ange, tomba à coups de canne sur un évêque qui essayait de s’interposer. Une fois Cellini est reçu en audience par le pape Paul II. « Il était, dit Cellini, de la meilleure humeur du monde, d’autant plus que cela se passait le jour où il avait coutume de faire une solide débauche, après laquelle il vomissait. » Impossible de raconter avec le maître de cérémonies Burchard les fêtes données au Vatican devant Alexandre VI, César Borgia et la duchesse Lucrèce, ni même tel petit amusement improvisé que ces trois personnages regardaient de la fenêtre « avec de grands rires et une grande satisfaction ; » des vivandières en rougiraient. On ne s’est point encore poli ; la crudité n’effarouche personne ; les poëtes comme Berni, les conteurs comme l’évêque Bandello, expliquent avec détails précis les événements les plus risqués. Ce que nous appelons le bon goût est l’œuvre des salons, et ne naîtra que sous Louis XIV. Ce que nous appelons la décence ecclésiastique est un contre-coup de la réforme et ne s’établira qu’au temps de saint Charles Borromée. Les instincts corporels étalent encore toute leur nudité à la lumière, et ni le raffinement du monde, ni les convenances de l’habit ne sont venus tempérer ou déguiser la fougue intacte des sens déchaînés. « Parfois, dit Cellini, il advint qu’en pénétrant à l’improviste dans les pièces secrètes je surpris la duchesse » dans une occupation qui n’avait rien de royal… « Alors elle se mettait contre moi en de telles rages que j’en étais épouvanté. » Un jour, à la table du duc, il se prend de querelle avec le sculpteur Bandinelli, qui lui jette au nez la plus grossière injure. Par miracle il se retient, mais un instant après il lui dit : « Je te déclare expressément que si tu n’envoies pas le marbre chez moi, tu peux chercher un autre monde, car, coûte que coûte, je te crèverai le ventre dans celui-ci. » Les gros mots trottent comme dans Rabelais, et des saletés de cabaret, de dégoûtantes plaisanteries d’ivrogne viennent éclater jusque dans un palais. « Ah ! pourceau, m’écriai je, manant, bourrique, c’est donc le seul bruit que ton talent puisse faire ! En même temps je sautai sur un bâton. » Cellini affiche quatre vers sur cette aventure, et le duc et la duchesse se mettent à rire. Aujourd’hui des valets de bonne maison mettraient de pareils plaisants à la porte ; mais, lorsqu’on se sert de ses poings comme un charretier et de son épée comme un soudard, il est naturel qu’on ait des gaietés de charretier et de soudard.[1]

Il est naturel aussi que leurs plaisirs soient d’une espèce particulière. Ce que préfère un homme du peuple, j’entends un homme habitué aux exercices corporels et dont les sens sont rudes, ce sont les spectacles qui parlent aux yeux, surtout ceux dans lesquels il est acteur ; il a le goût des parades, et volontiers il s’y adjoint. Il laisse aux gens de salon, raffinés, aux efféminés, les curiosités de l’observation, de la conversation et de l’analyse. Il aime à voir des lutteurs, des bouffons, des saltimbanques qui font des grimaces, des féeries, des processions, des entrées de troupes, des défilés de cavalcades, d’uniformes éclatants, bariolés, extraordinaires. Aujourd’hui que le peuple à Paris va au théâtre, c’est par ces moyens que les théâtres populaires attirent les spectateurs. En cet état d’esprit, un homme est pris par les yeux. Ce qu’il souhaite regarder, ce n’est pas une intelligence pure, mais un corps vigoureux, bien habillé, bien assis sur une selle, et quand au lieu d’un il y en a cent, quand les broderies, les dorures, les panaches, la soie et le brocart des robes brillent en plein soleil parmi les fanfares, quand le triomphe et le tumulte de la fête entrent par toutes les voies dans tous ses sens, la sympathie involontaire ébranle tout son être, et s’il lui reste une envie, c’est de monter lui-même à cheval pour s’étaler avec un habit pareil au milieu du cortège et devant les assistants. Tel est à cette époque le goût qui règne en Italie : on n’y rencontre que cavalcades princières, fêtes pompeuses et publiques, entrées de villes et mascarades. Galeazzo Sforza, duc de Milan, venant visiter Laurent de Médicis, amène avec lui, outre une garde de cinq cents fantassins, cent hommes d’armes, cinquante laquais à pied vêtus de soie et d’argent, deux mille gentilshommes et domestiques de sa suite, cinq cents couples de chiens, un nombre infini de faucons, et son voyage lui coûte deux cent mille ducats d’or. De son côté, la ville lui donne trois spectacles publics, l’un qui est « l’annonciation de la Vierge », l’autre qui est « l’ascension du Christ », le dernier qui est « la descente du Saint-Esprit ». — Le cardinal de San-Sisto dépense vingt mille ducats pour une seule fête en l’honneur de la duchesse de Ferrare, et fait ensuite une tournée en Italie avec un cortège si nombreux et si magnifique que toute la pompe du pape son frère ne faisait que l’égaler. — La duchesse Lucrèce Borgia entre à Rome avec deux cents dames, toutes magnifiquement habillées, toutes à cheval, chacune accompagnée d’un cavalier. — On prépare à Florence une grande fête mythologique, le triomphe de Camille avec quantité de chars, d’étendards, d’écussons, d’arcs de triomphe ; Laurent de Médicis, afin d’embellir le spectacle, demande au pape un éléphant ; le pape envoie seulement deux léopards et une panthère ; il voudrait bien venir, mais sa dignité le retient ; une quantité de cardinaux, plus heureux, arrivent pour jouir de la fête. Un peintre, Piero di Cosimo, avec ses amis, en arrange une autre toute lugubre, le triomphe de la Mort, un char tiré par des bœufs noirs, sur lesquels on a peint des crânes, des os, des croix blanches, sur le char une figure de la Mort avec sa faux, dans le char des sépulcres d’où sortent des gens habillés en squelettes, et qui, aux reposoirs, entonnent un hymne funèbre. — Entre cinquante fêtes semblables, lisez celle que décrit Vasari et qui signala le commencement du siècle ; jugez par son éclat, comme par ses détails, des goûts pittoresques qui remplissaient alors tous les cœurs. Il s’agissait de célébrer l’avènement du pape Léon X, et Laurent de Médicis, voulant que la compagnie du Broncone, dont il était le chef, surpassât en magnificence celle du Diamant, avait chargé Jacopo Nardi, « noble et savant gentilhomme, » de lui composer six chars. Le Pontormo les avait peints, Baccio Bandinelli les avait décorés de sculptures ; tout l’art et toute la richesse de la ville, toutes les inventions et toutes les recherches du luxe et de l’érudition récente, toutes les images et tous les souvenirs de l’histoire et de la poésie antiques avaient contribué à les embellir. Des coursiers harnachés de peaux de lions et de tigres, avec des housses en drap d’or, avec des croupières en cordes d’or, avec des brides tressées d’argent, s’avançaient en long cortège ; derrière eux suivaient des génisses, des mules superbement caparaçonnées, les formes fantastiques ou monstrueuses des buffles déguisés en éléphants et des chevaux travestis en griffons ailés. Des bergers vêtus de peaux de martre et d’hermine et couronnés de feuillage, des prêtres en toges antiques portant des candélabres et des vases d’or, des sénateurs, des licteurs, des cavaliers couverts d’armes éclatantes, étalant des faisceaux et des trophées, des jurisconsultes à cheval vêtus de longues robes, entouraient les chars où les grands personnages de Rome apparaissaient parmi les insignes de leur dignité et les monuments de leurs exploits. Par leurs fières nudités, leurs vaillantes attitudes et leurs nobles draperies flottantes, les figures peintes et sculptées imprimaient un accent encore plus païen dans cette procession païenne, et enseignaient l’énergie et l’allégresse à leurs compagnons vivants, qui, aux sons des trompettes, aux acclamations de la foule, s’étalaient à cheval ou sur des chais. Ce généreux soleil qui luisait au-dessus de leurs tètes revoyait enfin un monde pareil à celui qu’il avait éclairé jadis à la même place, je veux dire le même sentiment profond de joie naturelle et poétique, le même épanouissement de force saine et complète, le même souffle d’éternelle jeunesse, le même triomphe et le même culte de la beauté. Et quand, après avoir contemplé ce large déploiement de splendeurs et d’armures, parmi le chatoiement des étoffes ondoyantes, parmi les scintillements des écharpes argentées, parmi les fauves reflets de l’or tressé en fleurs et déroulé en arabesques, les spectateurs virent sur le dernier char, du milieu d’une pyramide de ligures vivantes, à côté d’un laurier verdissant, se lever l’enfant nu qui représentait la renaissance de l’âge d’or, ils purent croire un instant qu’ils avaient ranimé la noble antiquité disparue, et qu’après un hiver de quinze siècles la plante humaine allait fleurir tout entière une seconde fois.

Voilà les spectacles qu’on avait tous les jours dans une ville d’Italie ; c’était là le luxe des princes, des cités, des corporations. Des mains, des yeux et du cœur, le moindre artisan y prenait part. Le sentiment des belles formes, des grandes ordonnances, des ornements pittoresques, était populaire. Un charpentier le soir en parlait à sa femme ; on en discutait au cabaret, devant l’établi ; chacun prétendait que la décoration à laquelle il avait travaillé était la plus belle ; chacun avait ses préférences, ses jugements, son artiste, comme aujourd’hui les élèves d’un atelier. Il arrivait de là que le peintre et le statuaire parlaient non-seulement à quelques critiques, mais à tout le monde. Aujourd’hui, que nous reste-t-il des anciennes pompes poétiques ? La descente de la Courtille, où hurlent des ivrognes sales, et le cortège du bœuf gras, où grelottent six pauvres diables en maillot rose parmi les haussements d’épaules et les quolibets. Les mœurs pittoresques se sont réduites à deux parades de rues, et les mœurs athlétiques aux luttes de foires où des hercules payés à dix sous l’heure se démènent devant des hommes en blouse et des soldats. Ces mœurs étaient la température vivifiante qui de toutes parts faisait germer et fleurir la grande peinture. Elles ont disparu, et partant nous ne pouvons plus la refaire. Tout au plus un peintre, en s’enfermant dans son atelier avec des vases antiques, en se nourrissant d’archéologie, en vivant parmi les plus purs modèles de la Grèce et de la renaissance, en se séquestrant de toutes les idées modernes, peut arriver, à force d’étude et d’artifice, à reformer autour de son esprit une température semblable. Nous avons vu des prodiges de ce genre, un Overbock, qui, communiant, jeûnant, se cloîtrant à Rome, croit retrouver les figures mystiques d’Angelico de Fiesole, — un Gœthe, qui, s’étant fait païen, ayant copié les torses antiques, muni de toutes les ressources que l’érudition, la philosophie, l’observation et le génie peuvent accumuler, parvient, par la souplesse et l’universalité de l’imagination la plus cultivée qui fut jamais, à redresser sur un piédestal allemand une Iphigénie presque grecque. Avec une serre savamment bâtie et des calorifères bien ménagés, on peut faire mûrir des oranges, même en Normandie ; mais la serre coûtera un million ; sur dix orangers, neuf ne porteront que des avortons acides, et le paysan normand à qui vous offrirez les fruits du dixième préférera au fond du cœur son eau-de-vie et son poiré.

Reconnaissons qu’il y eut alors un concours de circonstances unique : on n’a jamais revu ce mélange de rudesse et de culture, ces façons d’hommes d’épée et ces goûts d’antiquaires, ces mœurs de bandits et ces conversations de lettrés. L’homme est alors dans un état passager, et sort du moyen âge pour entrer dans l’âge moderne ; ou plutôt les deux âges sont à leur confluent et pénètrent l’un dans l’autre de la façon la plus étrange et avec les contrastes les plus surprenants. Comme le gouvernement central et la fidélité monarchique n’ont pu s’établir en Italie, le moyen âge s’y prolonge plus longtemps qu’ailleurs par les violences privées et l’appel à la force. Comme en Italie la race est précoce et que la croûte de l’invasion germanique ne l’a recouverte qu’à demi, l’âge moderne s’y développe plus tôt qu’ailleurs par l’acquisition de la richesse, la fécondité de l’invention et la liberté de l’esprit. Ils sont à la fois plus avancés et plus arriérés que les autres peuples : plus arriérés dans le sentiment du juste, plus avancés dans le sentiment du beau, et leur goût est conforme à leur état. Toujours une société veut trouver dans les spectacles qu’elle se donne les objets qui l’intéressent le plus. Toujours, dans une société, il y a un personnage régnant qui se reproduit et se contemple dans les arts. Aujourd’hui c’est le plébéien ambitieux qui veut goûter les plaisirs de Paris et, de sa mansarde, descendre au premier étage, — bref le parvenu, le travailleur, l’intrigant, l’homme de bureau, de bourse ou de cabinet, que représentent les romans de Balzac. Au dix-septième siècle, c’est l’homme de cour expert dans les bienséances et rompu aux manèges du monde, beau diseur, élégant, le plus poli, le plus adroit qu’on ait jamais vu, tel que le montre Racine et tel que les romans de mademoiselle de Scudéry essayent de le montrer. Au seizième siècle, en Italie, c’est l’homme bien portant, bien membre, richement vêtu, énergique et capable de belles attitudes, tel que les peintres le figurent. Sans doute un duc d’Urbin, un César Borgia, un Alphonse d’Este, un Léon X, écoutent des poètes et des raisonneurs ; c’est un divertissement le soir, après souper, dans une villa, sous des colonnades et des plafonds ornementés. En somme pourtant, ce qui les amuse, ce sont les occupations des yeux et du corps, les mascarades, les cavalcades, les grandes formes de l’architecture, la fière prestance des statues et des figures peintes, la superbe décoration dont ils s’entourent. Toute autre diversion serait fade ; ce ne sont pas des analystes, des philosophes, des gens de salon : il leur faut des choses palpables et tangibles. Si vous en doutez, regardez plutôt leurs plaisirs : ceux de Paul II, qui fait courir devant lui des chevaux, des ânes, des bœufs, des enfants, des vieillards, des Juifs qu’on a « empiffrés » d’avance afin de les rendre plus lourds, et qui rit à se tenir les côtes ; ceux d’Alexandre VI, que je ne puis pas décrire ; ceux de Léon X, qui, botté, éperonné, passe la saison à chasser le cerf et le sanglier, qui entretient un moine capable « d’avaler un pigeon d’une bouchée et d’engloutir quarante œufs de suite », qui fait servir à sa table des mets sous forme de singes et de corbeaux pour jouir de la surprise des convives, s’entoure de bouffons, fait jouer devant lui la Calandra et la Mandragora, se plaît aux contes salés et paye des parasites. La finesse native de pareils esprits s’emploiera à démêler des nuances non de sentiments ou d’idées, mais de couleurs ou de formes,’et pour les satisfaire l’on verra se former le peuple d’artistes dont Michel-Ange est le premier.

Il y a quatre hommes qui, dans les arts et dans les lettres, se sont élevés au dessus de tous les autres, tellement au-dessus, qu’ils semblent d’une race à part : Dante, Shakespeare, Beethoven et Michel-Ange. Ni la science profonde, ni la possession complète de toutes les ressources de l’art, ni la fécondité de l’imagination, ni l’originalité de l’esprit, n’ont suffi à leur donner cette place : ils ont eu tout cela ; mais tout cela est secondaire. Ce qui les a portés à ce rang, c’est leur âme, une âme de dieu tombé, tout entière soulevée par un effort irrésistible vers un monde disproportionné au nôtre, toujours combattante et souffrante, toujours en travail et en tempête, et qui, incapable de s’assouvir comme de s’abattre, s’emploie solitairement à dresser devant les hommes des colosses aussi effrénés, aussi forts, aussi douloureusement sublimes que son impuissant et insatiable désir.

Par ce trait, Michel-Ange est moderne, et c’est pour cela peut-être qu’aujourd’hui nous le comprenons sans effort. A-t-il été plus infortuné que les autres hommes ? Quand on regarde les événements du dehors, il semble que non. S’il a été tourmenté par une famille avide, si deux ou trois fois le caprice ou la mort d’un protecteur est venu arrêter une grande œuvre qu’il avait commencée ou conçue, si sa patrie est tombée en servitude, si autour de lui les âmes se sont amollies ou dégradées, ce sont là des traverses, des tiraillements, des malheurs qui n’ont rien d’inusité. Combien d’artistes ses contemporains en ont éprouvé de plus grands ! Mais la souffrance se mesure à l’ébranlement de l’être intérieur, non au choc des choses extérieures, et s’il y a eu jamais une âme capable de transports, de frémissements et d’indignation, c’est celle-là. Il fut sensible à l’excès, et partant « timide », solitaire, mal à son aise dans les petites actions de la société, tellement que par exemple il ne put jamais prendre sur lui de donner à dîner. Les hommes trop agités d’émotions continues se taisent pour ne pas se livrer en spectacle, et se replient faute d’espace pour se déployer. Dès sa jeunesse, il s’était déplu dans les compagnies, et s’était renfermé dans l’étude et le silence au point de paraître orgueilleux ou fou. Plus tard, au faîte de la gloire, il s’y plongea plus avant encore, se promenant seul, servi par un seul domestique, passant seul des semaines entières sur ses échafauds, tout entier à la conversation qu’il avait incessamment avec lui-même. C’est qu’il ne trouvait personne autre qui lui répondît. Non-seulement ses sentiments étaient trop forts, mais encore ils étaient trop hauts. Dès sa première adolescence, il avait aimé sans mesure toutes les choses nobles : son art d’abord, auquel il s’était livré malgré les brutalités de son père, et qu’il avait approfondi dans tous ses accessoires, le compas et le scalpel à la main, avec une ténacité extraordinaire, jusqu’à devenir malade ; ensuite sa dignité, qu’il avait maintenue, au péril de sa tête, en face des papes les plus impérieux, jusqu’à se faire respecter comme un égal et les braver « plus que n’aurait fait un roi de France ». Il avait méprisé les plaisirs ordinaires : « quoique riche, il avait vécu comme un homme pauvre, » frugal, dînant souvent d’un morceau de pain, laborieux, dur à son corps, dormant peu, et quelquefois tout habillé, sans luxe, sans train de maison, sans souci de l’argent, donnant ses statues et ses tableaux à ses amis, 20,000 francs à son domestique, 30 ou 40,000 francs en une fois à son neveu, quantité de sommes à sa famille. Bien plus, il avait vécu en moine, sans maîtresse ni femme, chaste dans une cour voluptueuse, n’ayant connu qu’un amour, amour austère et platonique, pour une femme aussi fière et aussi noble que lui. Le soir, après avoir travaillé, il écrivait un sonnet à sa louange et s’agenouillait en esprit devant elle, comme Dante aux pieds de Béatrice, la priant de le soutenir dans ses défaillances et de le garder dans le « droit sentier ». Il prosternait son âme devant elle comme devant une vertu céleste, et retrouvait pour la servir l’exaltation des mystiques et des chevaliers. Il sentait dans sa beauté une révélation de l’essence divine ; il la voyait a encore couverte de ses vêtements de chair s’envoler rayonnante jusque dans le sein de Dieu ». — « Celui qui l’aime, disait-il, s’élève au ciel avec la foi, et la mort lui devient douce. » Il montait par elle jusqu’à l’amour suprême ; c’est dans cette source première des choses qu’il l’avait d’abord aimée ; conduit par ses yeux, il y revenait avec elle[2]. Elle mourut avant lui, et il en demeura longtemps « accablé et comme insensé » ; plusieurs années après, il lui restait au cœur un grand chagrin, le regret de n’avoir point à son lit de mort baisé, au lieu de sa main, son front ou sa joue. Le reste de sa vie correspondait à de pareils sentiments. Il s’était « complu aux raisonnements des hommes doctes », et aussi à la lecture des poètes, de Pétrarque, de Dante surtout, qu’il savait presque entier par cœur. « Plût au ciel, écrivait-il un jour, que j’eusse été tel que lui, même au prix d’un sort pareil ! Pour son âpre exil et sa vertu, je donnerais le plus heureux état du monde, » Les livres qu’il préférait étaient ceux où la grandeur est empreinte, l’Ancien et le Nouveau Testament, surtout les terribles et douloureux discours de Savonarole, son maître et son ami, qu’il avait vu attacher au pilori, étrangler, brûler, et dont « la parole vivante était toujours demeurée dans son âme ». Un homme qui sent et vit ainsi ne sait pas s’accommoder à la vie ; il est trop différent. S’il excite l’admiration des autres, il ne se contentera pas lui-même. « Il rabaissait ses ouvrages, ne trouvant jamais que sa main fût arrivée à exprimer l’idée qu’il formait au dedans de lui-même. » Un jour, vieux et décrépit, quelqu’un le rencontra près du Colisée, à pied et dans la neige, et lui demanda ; « Où allez-vous ? — À l’école, pour tâcher d’apprendre quelque chose. » Plus d’une fois le désespoir le prit ; s’étant blessé la jambe, il s’enferma chez lui et voulut se laisser mourir. À la fin, il va jusqu’à se déprendre de lui-même « de cet art qui fut son monarque et son idole ; peinture ou statuaire, que rien maintenant ne vienne distraire mon âme tournée vers le divin amour qui sur la croix ouvrit les bras pour nous recevoir. » Dernier soupir d’une grande âme dans un siècle gâté, chez un peuple asservi ; pour elle, le renoncement est le seul refuge. Soixante années durant, ses œuvres n’ont fait que rendre visible le combat héroïque qui jusqu’au bout s’est livré dans son cœur.

Des personnages surhumains aussi malheureux que nous-mêmes, des corps de dieux roidis par des passions terrestres, un olympe où s’entre choquent les tragédies humaines, voilà la pensée qui descend de toutes les voûtes de la Sixtine. Quelle injustice que de lui comparer les Sibylles et l’Isaïe de Raphaël ! Ils sont forts et beaux, je le veux bien, ils témoignent d’un art aussi profond, je n’en sais rien ; mais ce que l’on voit du premier regard, c’est qu’ils n’ont pas la même âme : ils n’ont jamais été dressés comme ceux-ci par la volonté impétueuse et irrésistible ; ils n’ont jamais éprouvé comme ceux-ci le tressaillement et le roidissement de l’être nerveux qui se bande et se lance tout entier au risque de se briser. Il y a des âmes où les impressions rejaillissent en foudres, et dont toutes les actions sont des éclats ou des éclairs. Tels sont les personnages de Michel-Ange. Son colossal Jérémie, qui rêve appuyant sa tête énorme sur son énorme main, à quoi rêve-t-il, les yeux baissés ? Sa barbe tressée et flottante qui descend jusqu’à la poitrine, ses mains de travailleur sillonnées de veines saillantes, son front plissé, son masque épais, le grondement sourd qui va sortir de sa poitrine, donnent l’idée d’un de ces rois barbares, sombres chasseurs d’aurochs, qui venaient heurter leur colère inutile contre les portes de l’empire romain. Ézéchiel se retourne avec une interrogation impétueuse, et son élan est si brusque que l’air froissé soulève sur son épaule un pan de son manteau. La vieille Persica, sous les longs plis de sa cape tombante, lit infatigablement un livre que de ses deux mains noueuses elle tient collé devant ses yeux perçants. Jonas s’abat renversé la tête en arrière sous l’apparition foudroyante, pendant que ses doigts comptent d’eux-mêmes involontairement les quarante jours qui restent à Ninive. La Libyca descend violemment, emportant l’énorme livre qu’elle a saisi. L’Érithræa est une Pallas plus guerrière et plus hautaine que sa sœur l’Athénienne antique. Autour d’eux, sur la courbure des voûtes, des adolescents nus tendent leur échine ou déploient leurs membres, tantôt fièrement étendus et reposés, tantôt élancés et luttant ; quelques-uns crient, et de leur cuisse roidie, de leur pied crispé, ébranlent furieusement le mur. Au-dessous, un vieux pèlerin courbé qui s’asseoit, une femme qui baise son petit enfant serré dans ses langes, un homme désespéré qui de son regard oblique défie amèrement le destin, une jeune fille au beau visage riant qui dort paisible, vingt autres, les plus grandes figures de la vie humaine, parlent par tous les détails de leur attitude et par le moindre pli de leur vêtement.

Ce ne sont encore là que les contours de la voûte ; sur la voûte elle-même, longue de deux cents pieds, se développent les histoires de la Genèse et les délivrances d’Israël, la création du monde, de l’homme et de la femme, le péché, l’exil du premier couple, le déluge, le serpent d’airain, le meurtre d’Holopherne, le supplice d’Aman, une population de figures tragiques. On se couche sur le vieux tapis qui couvre le plancher, et l’on regarde. Elles ont beau être à cent pieds de haut, enfumées, écaillées, étouffées les unes par les autres, situées au delà de toutes les habitudes de notre peinture, de notre siècle et de notre esprit : on les entend d’abord. Cet homme est si grand, que les différences de temps et de nation ne subsistent pas devant lui. La difficulté n’est pas de subir son ascendant, mais de s’en expliquer la puissance. Quand, après avoir livré ses oreilles à cette voix tonnante, on s’est retiré, reposé, mis à distance, de façon à ne plus en sentir que le retentissement, quand on a laissé la réflexion succéder aux sensations et qu’on cherche par quel secret il donne un accent si vibrant à sa parole, on arrive à se dire qu’il avait l’âme de Dante et qu’il a passé sa vie à étudier le corps humain : ce sont ses deux origines. Le corps tel qu’il le fait est tout entier expressif, squelette, muscles, draperie, attitude et proportions, en sorte que le spectateur est ébranlé à la fois par toutes les parties du spectacle. Et ce corps exprime l’emportement, la fierté, l’audace, le désespoir, l’âpreté de la passion effrénée ou de la volonté héroïque, en sorte que le spectateur est ébranlé par les plus fortes des impressions. L’énergie morale transpire par tout le détail physique, et corporellement d’un seul choc nous en sentons le contre-coup.

Regardez Adam endormi auprès d’Eve, que Jéhovah vient de tirer de lui. Nulle créature n’a jamais été ensevelie plus avant dans un plus profond sommeil de mort. Son corps énorme est affaissé, et son énormité rend l’affaissement encore plus frappant. Au réveil, ces bras pendants, ces cuisses inertes, écraseront un lion dans leur étreinte. — Dans le Serpent d’airain, l’homme qui, serré à mi-corps par un serpent, l’arrache avec son bras reployé et se tord en écartant les cuisses, fait penser aux luttes des premiers humains contre les monstres dont les croupes limoneuses ont labouré le sol antédiluvien. Les corps entassés, mêlés les uns dans les autres et renversés les talons en l’air, les bras arc-boutés, les échines convulsives, frémissent sous l’enlacement des reptiles ; les gueules hideuses font craquer les crânes, viennent se coller contre les lèvres hurlantes ; les cheveux hérissés, la bouche ouverte, des misérables tressaillent à terre pendant que leurs pieds battent furieusement au hasard dans le fouillis humain. — Un homme qui manie ainsi le squelette et les muscles met de la colère, de la volonté, de l’effroi dans un pli de la hanche, dans la saillie d’une omoplate, dans l’affleurement d’une vertèbre ; entre ses mains, tout l’animal humain se passionne, agit et combat. Quels misérables mannequins en comparaison que les fresques graves, les processions immobiles qu’on a laissées subsister au-dessous de lui ! Elles subsistent comme des marques anciennes imprimées sur le quai d’un fleuve et par lesquelles on peut voir de quels torrents le fleuve s’est accru et s’est enflé. Seul depuis les Grecs, il a su tout ce que valent des membres. Pour lui comme pour eux, le corps vit par lui-même et n’est pas subordonné à la tête. Par la force du génie et de l’étude solitaire, il a retrouvé ce sentiment du nu dont la vie gymnastique les avait imbus. Devant son Ève assise qui se tourne à demi le pied reployé sous la cuisse, on imagine involontairement la détente de la jambe qui soulèvera ce grand corps si fier. Devant son Eve et son Adam chassés du Paradis, personne ne songe à chercher la douleur des visages ; c’est le torse entier, ce sont les membres agissants ; c’est la charpente humaine avec l’assiette de ses poutres intérieures, avec la solidité de ses supports herculéens, avec le froissement et le craquement de ses jointures mouvantes, c’est l’ensemble qui frappe. La tête n’y entre que comme une portion, et l’on reste immobile, absorbé par la vue des cuisses qui soutiennent de pareils troncs, des bras indomptés qui soumettront la terre hostile.

Mais ce qui, à mon gré, surpasse tout, ce sont les vingt jeunes gens assis sur les corniches aux quatre coins de chaque peinture, véritables sculptures peintes qui donnent l’idée d’un monde supérieur et inconnu. Tous sont des héros adolescents, du temps d’Achille et d’Ajax, aussi fins de race, mais plus ardents et d’une énergie plus âpre. Là sont les grandes nudités, les superbes déploiements de membres, les mouvements emportés des batailles d’Homère, mais avec un plus fort élan, avec une plus courageuse hardiesse de volonté virile. On n’imaginait pas que la charpente humaine ployée ou dressée pût toucher l’esprit par une telle diversité d’émotions. Les cuisses appuient, la poitrine respire, tout le revêtement de chair se tend et frémit, le tronc se plie au-dessus des hanches, l’épaule sillonnée de muscles va retrousser impétueusement le bras. Un d’eux se renverse, tirant sa grande draperie sur sa cuisse ; un autre, le bras sur son front, semble parer un coup. Quelques-uns, pensifs, rêvent assis, laissant pendre les quatre membres. Plusieurs courent, enjambant une corniche, ou se rejettent en arrière avec un cri. Trois d’entre eux, au-dessus d’Ézéchiel, de la Persica et de Jérémie, sont incomparables, l’un surtout, le plus noble de tous, calme et intelligent comme un dieu, et qui regarde, accoudé sur des fruits, une main posée sur ses genoux. On sent qu’ils vont se remuer, agir, et l’on voudrait les garder devant soi dans la même attitude. La nature n’a rien produit d’égal, c’est ainsi qu’elle aurait dû nous faire ; elle trouverait ici tous les types ; à côté des géants et des héros, des vierges, des adolescents pudiques, des enfants qui jouent, cette charmante Eve si jeune et si fière, cette belle Delphica, pareille à une nymphe primitive, qui tourne ses yeux remplis d’un étonnement naïf, tous fils ou filles de la race colossale et militante, mais à qui leur âge a conservé le sourire, la sérénité, la joie simple, la grâce des Océanides d’Eschyle et de la Nausicaa d’Homère, Une âme d’artiste porte en soi tout un monde, et celui de Michel-Ange est ici tout entier.

Il l’avait fait et n’avait plus à le refaire. Son Jugement dernier, qui est à côté, ne laisse pas la même impression ; le peintre avait alors soixante-sept ans, et son inspiration n’était plus si fraîche. Lorsqu’on a trop longtemps manié ses idées, on les possède mieux, mais on en est moins ému ; op pousse au delà de la sensation primitive, la seule vraie, et l’on s’exagère ou l’on se copie. Ici, de parti pris, il épaissit les corps, il enfle les muscles, il prodigue les raccourcis et les poses violentes, et fait de tous ses personnages des athlètes bien nourris et des lutteurs occupés à montrer leur force. Les anges qui enlèvent la croix s’accrochent, se renversent, serrent les poings, tendent les cuisses, retroussent les pieds comme dans un gymnase. Les saints se démènent avec les instruments de leur supplice, comme si chacun d’eux voulait attirer l’attention sur ses formes et sur sa vigueur. Les âmes du purgatoire, sauvées par un chapelet ou par un froc, sont des modèles outrés qui serviraient dans une école d’anatomie. L’artiste vient de toucher à ce moment où le sentiment disparaît sous la science, et où l’esprit est surtout sensible au plaisir de la difficulté vaincue. Quoi qu’il en soit, l’œuvre est encore unique, pareille à quelque fanfare déclamatoire sonnée à tout rompre par la poitrine et le souffle d’un vieux guerrier. Des figures, des groupes entiers y sont dignes de ce qu’il a fait de plus grand. La puissante Ève, qui maternellement serre contre son flanc une de ses filles épouvantées, le vieil et formidable Adam, colosse antédiluvien, souche de l’arbre immense de l’humanité, les têtes bestiales et carnassières des démons, le damné qui colle son bras sur sa face pour ne pas voir l’abîme où il s’engloutit, celui qui, enlacé par un serpent, demeure immobile, avec un rire amer, roide d’horreur, pareil à une statue de pierre, surtout ce Christ foudroyant, comme le Jupiter qui, dans Homère, renverse dans la plaine les Troyens et leurs chars, tout à côté de lui, presque cachée sous son bras, reployé, craintive, avec un geste déjeune fille, la Vierge, si fine et si noble, voilà des conceptions égales à celles de la voûte. Elle vivifient l’ensemble ; on cesse de sentir l’abus de l’art, la recherche de l’effet, la domination du métier ; on ne voit plus que le disciple de Dante, l’ami de Savonarole, le solitaire nourri parmi les menaces de l’Ancien Testament, le patriote, le stoïcien, le justicier, qui portait dans son cœur le deuil de sa cité, qui assista aux funérailles de la liberté et de l’Italie, qui, au milieu des caractères avilis et des âmes dégénérées, seul survivant et tous les jours plus sombre, passait neuf ans sur cette œuvre immense, l’âme remplie par la pensée du juge suprême, écoutant d’avance les tonnerres du dernier jour.






  1. Cellini conte de la façon que voici ses démêlés avec une de ses maîtresses : « Je la saisis par les cheveux et je la traînai dans la chambre en la rouant de coups de pied et de poing jusqu’à ce que la fatigue m’obligeât à m’arrêter. »
  2. Toutes ces expressions sont prises dans les sonnets de Michel-Ange.