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Taine - Voyage en Italie, t. 2/1

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Voyage en Italie
(Tome iip. 3-44).
2 avril 1864, de Rome à Pérouse.


Départ de Rome à cinq heures du soir ; je n’avais pas encore vu celle portion de la campagne romaine, et je ne la reverrai jamais pour mon plaisir.

Toujours la même impression : c’est un cimetière abandonné. Les longs tertres monotones se suivent en files interminables, pareils à ceux qu’on voit sur un champ de bataille, quand on a recouvert les grandes tranchées où sont entassés les morts. Pas un arbre, pas un ruisseau, pas une cabane. En deux heures je n’ai aperçu qu’une hutte ronde à toit pointu, ; comme on en trouve chez les sauvages. Même les ruines manquaient ; de ce coté, il n’y a point d’aqueducs. De loin en loin, on rencontre un char à bœufs ; tous les quarts de lieue, un chêne-vert rabougri hérisse au bord du chemin son feuillage sombre ; c’est le seul être vivant, un traînard morne oublié dans la solitude. L’unique trace de l’homme, ce sont les barrières qui bordent la voie et de long en large traversent la verdure onduleuse pour contenir les troupeaux au temps du pâturage ; mais en ce moment tout est vide, et le ciel arrondit sa divine coupole avec une sérénité douloureuse et ironique au-dessus du champ funèbre. Le soleil se couche, et l’azur pâlissant devient si limpide qu’une teinte imperceptible d’émeraude verdit son cristal. Rien ne peut exprimer ce contraste entre l’éternelle beauté du ciel et la désolation irrémédiable de la terre ; Virgile le premier, au milieu de la pompe romaine, montrait déjà le miséricordieux regard des dieux qui, sous les toits de Jupiter, contemplent avec étonnement les misères et les combats des hommes[1].

Je ne puis m’ôter de l’esprit que c’est ici le tombeau de Rome et de toutes les nations qu’elle a détruites. Italiens, Carthaginois, Gaulois, Espagnols, Grecs, Asiatiques, peuples barbares et cités savantes, toute l’antiquité pêle-mêle, ils sont venus s’enterrer sous la cité monstrueuse qui les a dévorés et qui en est morte ; chaque ondulation verte est comme la fosse d’une nation distincte.

Le jour est tombé, et dans la nuit sans lune les misérables relais avec leur lampe fumeuse apparaissent tout d’un coup comme la demeure du veilleur des morts. Les pesants murs de pierre, les arcades salies, les profondeurs noirâtres où l’on démêle vaguement des formes de chevaux étiques, les étranges figures brûlées et jaunâtres qui se démènent au milieu des harnais avec un bruit de ferraille, les yeux luisants allumés par la fièvre, tout ce désordre fantastique et grimaçant au milieu des ténèbres et de l’humidité froide qui tombe comme un suaire, laisse dans le cœur et dans les nerfs un long sentiment d’horreur. Ce qui achève le cauchemar, c’est le lugubre postillon en vieille cape déguenillée qui sautille éternellement dans la clarté jaunâtre. La lumière de la lanterne tombe tout entière sur son dos avec une teinte de spectre. À chaque instant, il se tortille pour bâtonner ses rosses, et on voit le rire fixe, la contraction machinale de ses mâchoires maigres.

Au réveil, dans les premières blancheurs de l’aube apparaît un fleuve qui tourne sous ses fumées matinales, puis un enchevêtrement de ravins et de coteaux décharnés, lézardés par des cassures innombrables, avec des traînées de cailloux blancs écroulés dans les creux et sur les pentes ; dans le lointain, de hautes montagnes rayées ou noirâtres. La frontière est passée, c’est l’Apennin qui commence. Un soleil gai luit sur les arêtes vives des cimes ; la poitrine aspire un air sain ; on est sorti de la contrée empestée : voici enfin le pays maigre, mais propre à la vie, pays sévère, aux traits grands et tranchés, qui peut remplir l’esprit de ses nourrissons d’images nobles et précises, sans alourdir leur corps par l’abondance d’une nourriture grossière. Des landes, des rocs stériles, çà et là une bande de pâturage aromatique et dru, quelques champs pierreux, partout des oliviers : on se croirait dans notre Provence. Il n’y a pas jusqu’à ces pâles oliviers dont l’aspect n’ajoute à l’austérité du paysage. La plupart ont éclaté par le milieu, le tronc s’est effondré, l’arbre s’est séparé en morceaux, et ses membres ne tiennent entre eux que par une suture ; on dirait les damnés de Dante, tous suppliciés par l’épée, tous fendus à demi, en travers, de la tête aux pieds, des pieds à la tête. Les racines tordues s’accrochent entre les cailloux comme des pieds désespérés, et le corps torturé par la plaie se contourne et se renverse dans l’agonie ; béants ou ployés, ils s’obstinent à vivre, et ni la pente, ni la pierre, ni les eaux d’hiver ne triomphent de leur vitalité et de leur effort.

Vers Narni, l’aspect change ; la route court à mi-côte, et toute la montagne qui fait face est vêtue de chênes-verts : ils ont pullulé partout, jusque dans les creux et les cimes inaccessibles ; seuls, quelques murs de roche perpendiculaire se sont défendus contre leur invasion. La montagne ronde se lève ainsi, depuis le torrent jus qu’au ciel, comme un magnifique bouquet d’été intact au milieu de l’hiver. Au sortir de Narni, le paysage s’embellit encore ; c’est une plaine fertile : des blés verts, des ormes mariés aux vignes, un grand jardin riant, tout à l’entour de hautes collines d’une teinte plus grave ; au delà un cercle de montagnes azurées et frangées de neiges. Soave austero ce mot revient bien souvent dans les paysages de l’Italie ; les montagnes donnent la noblesse, mais elles ne sont point trop hautes, elles n’accablent pas l’imagination ; elles forment des amphithéâtres, des fonds de tableau, elles ne sont qu’une architecture naturelle. Au-dessous d’elles, les cultures variées, les nombreux arbres à fruits, les champs étages composent une décoration riche et bien entendue qui fait promptement oublier nos monotones champs de blé, nos herbages plus monotones encore, et tous ces paysages du Nord qui semblent une manufacture de pain et de viande.

On voit passer quantité de petites carrioles qui portent un jeune homme et une jeune fille ; la jeune fille est gaiement habillée de couleurs voyantes, tête nue ; elle a l’air d’être avec son amoureux. Il y a ici mille traces de bonheur voluptueux et pittoresque. Les jeunes filles relèvent leurs cheveux à la mode In plus nouvelle, avec des bouffantes sur le devant de la tête ; elles ont un fichu de soie, des pendeloques, un peigne doré. À Rome, des plus sales taudis sortaient des têtes superbes et riantes. Tout à l’heure, en traversant une petite ville, à je ne sais quelle fenêtre borgne, dans une rue triste et terne, j’ai vu un corsage de velours noir se pencher à demi au-dessus d’une fenêtre et de grands yeux noirs jeter un éclair. — Ailleurs, elles relèvent leur châle sur leur tête, et se trouvent toutes drapées pour un peintre. — Nous croisons une charrette qui porte huit paysans entassés ; ils chantent en parties un air noble et grave comme un choral. — Les moindres objets, une forme de tête, un vêtement, les physionomies de cinq ou six jeunes gens qui, dans une auberge de village, disent des douceurs à une jolie fille, tout indique un monde nouveau et une race distincte. À mon avis, le trait marquant qui les distingue, c’est que pour eux la beauté idéale et le bonheur sensible sont la même chose.

La route monte, et la voiture avance lentement avec des chevaux de renfort sur les escarpements de la montagne. Un torrent serpente ou dégringole, maigre et étouffé, sous la large grève de cailloux qu’il a roulés pendant l’hiver. Les ossements blancs de la montagne percent à travers le manteau roux de forêts dépouillées ; je n’ai pas vu de montagnes plus travaillées de soulèvements ; parfois, les couches redressées sont debout comme une muraille. Toute cette charpente minérale a été concassée, et semble disloquée, tant chaque assise a de fentes et de crevasses. Au sommet, des plaques de neige marbrent le tapis des feuilles tombées. Le vent du nord souffle froid et triste ; le contraste est étrange, quand on regarde la gloire du ciel, où le soleil luit dans sa force, et le délicieux azur dans lequel se perdent les teintes du lointain. L’Apennin est franchi, et les collines modérées, les riches plaines bien encadrées commencent à se déployer et à s’ordonner comme sur l’autre versant. Çà et là une ville en tas sur une montagne, sorte de môle arrondi, est un ornement du paysage, comme on en trouve dans les tableaux de Poussin et de Claude. C’est l’Apennin, avec ses bandes de contre-forts allongés dans une péninsule étroite, qui donne à tout le paysage italien son caractère ; point de longs fleuves ni de grandes plaines : des vallées limitées, de nobles formes, beaucoup de roc et beaucoup de soleil, les aliments et les sensations correspondantes ; combien de traits de l’individu et de l’histoire imprimés par ce caractère !



Pérouse, 3 avril.


C’est une vieille ville du moyen âge, ville de défense et de refuge, posée sur un plateau escarpé, d’où toute la vallée se découvre. Des portions de mur sont antiques ; plusieurs fondations de portes sont étrusques ; l’âge féodal y a mis ses tours et ses bastions. La plupart des rues sont en pente, et des passages voûtés y font des défilés sombres. Souvent une maison enjambe la rue ; le premier étage va se continuer dans celui qui fait face ; de grandes murailles de briques roussies, sans fenêtres, semblent des restes de forteresses.

Vingt débris y mettent devant l’imagination la cité féodale et républicaine : la noire porte San-Agostino, énorme donjon de pierres tellement ravagées et rongées qu’on dirait une caverne naturelle, et tout au sommet une terrasse soutenue par de jolies colonnettes encore romaines, délicates créatures, premières idées d’élégance et d’art qui fleurissent au milieu des dangers et des haines du moyen âge ; — le palazzo del Governo, sévère et massif comme il en fallait pour les batailles et les séditions des rues, mais avec un gracieux portail où s’enroulent des torsades de pierre et des cordons de sincères et naïves figures sculptées ; des formes gothiques et des réminiscences latines ; des cloîtres d’arcades superposées et de hautes tours d’églises en briques noircies par le temps ; des sculptures de la première renaissance, celle des treizième et quatorzième siècles, la plus originale et la plus vivante de toutes ; une fontaine d’Arnolfo di Lapo, de Nicolas et de Jean de Pise, un tombeau de Benoît XI, encore par Jean de Pise[2]. Rien de plus charmant que ce premier élan de la vive invention et de la pensée moderne à demi engagées dans la tradition gothique. Le pape est couché sur un lit, dans une alcôve de marbre dont deux petits anges tirent les rideaux. Au-dessus, dans une arcade ogivale, la Vierge et deux saints sont debout pour recueillir son âme. On ne peut rendre avec des paroles l’expression étonnée, enfantine et douloureuse de la Vierge ; le sculpteur avait vu quelque jeune fille en larmes au chevet de sa mère mourante, et, tout entier à son impression, librement, sans réminiscence de l’antique, sans contrainte d’école, il exprimait son sentiment. Ce sont ces paroles spontanées qui font d’une œuvre d’art une chose éternelle ; on les entend à travers cinq siècles aussi nettement qu’au premier jour ; enfin, à travers l’oppression féodale et monastique, l’homme parle, et l’on écoute le cri personnel d’une âme indépendante et complète. Les moindres œuvres de ce premier âge de la sculpture vous arrêtent sur vos pieds et vous tiennent en place ; il semble qu’on entende une voix réelle et vibrante. Après Michel-Ange, les types sont fixés ; on ne fait plus qu’arranger ou purifier une forme arrêtée ou prescrite. Avant lui et jusqu’au milieu du quinzième siècle, chaque artiste, comme chaque citoyen, est lui-même ; la mode et la convention ne s’imposent ni aux génies, ni aux caractères ; chacun est debout devant la nature, avec son sentiment propre, et vous voyez surgir des figures aussi diversifiées et aussi originales dans les arts que dans la vie.

On chantait la messe dans la cathédrale, et je n’ai pu regarder qu’un tombeau d’évêque à l’entrée. Sous l’évêque couché[3] sont quatre femmes qui tiennent deux vases, une épée, un livre, dune simplicité et d’une largeur admirables, avec une ample figure et une magnifique abondance de cheveux, réelles pourtant, et qui ne sont qu’une empreinte plus noble d’un moule dont la vraie nature s’est servie. Être soi-même, par soi-même, par soi seul, sans réserve et jusqu’au bout, y a-t-il un autre précepte dans l’art et dans la vie ? C’est par ce précepte et cet instinct que l’homme moderne s’est fait et a défait le moyen âge. Voilà les rêveries qu’on emporte avec soi en errant dans ces rues baroques, montueuses, bossuées, dans ces couloirs escarpés, dallés de briques, traversés d’arêtes pour retenir les pieds, parmi ces étranges bâtiments où l’imprévu et l’irrégularité de l’antique vie municipale et seigneuriale éclatent, à peine atténués par les rares redressements de la police moderne. Au quatorzième siècle, Pérouse était une république démocratique et guerrière qui combattait et conquérait ses voisins. Les nobles étaient écartés des emplois, et cent quarante-cinq d’entre eux complotaient le massacre des magistrats : on les pendait ou on les chassait. Il y avait sur le territoire cent vingt châteaux et quatre-vingts villages fortifiés. Des gentilshommes condottieri s’y maintenaient indépendants et faisaient la guerre à la ville. À Pérouse, des gentilshommes étaient condottieri ; le principal, Biordo de Michelotti, prenant trop d’autorité, était assassiné dans sa maison par l’abbé de Saint-Pierre. Assiégés par Braccio de Montone, les Pérousins sautaient du haut des murs ou se faisaient descendre avec des cordes pour combattre de près les soldats qui les défiaient. Parmi de pareilles mœurs, les âmes se maintiennent vivantes, et le sol est tout labouré pour faire germer les arts.



La peinture, Angelico, Pérugin.


Mais quel contraste entre ces arts et ces mœurs ! On a rassemblé à la pinacothèque les tableaux de l’école dont Pérouse est le centre : elle est toute mystique ; il semble qu’Assise et sa piété séraphique y aient pris le gouvernement des intelligences. Dans cette barbarie, c’était le seul centre de pensée ; il n’y en avait pas beaucoup au moyen âge, et chacun d’eux étendait si domination autour de lui. Fra Angelico de Fiesole, chassé de Florence, est venu vivre près d’ici pendant sept ans, et il a travaillé ici même. Il y était mieux que dans sa Florence païenne, et c’est lui qui attire les yeux d’abord. Il semble en le regardant qu’on lise l’Imitation de Jésus-Christ ; sur les fonds d’or, les pures et douces figures respirent avec une quiétude muette, comme des roses immaculées dans les jardins du paradis. Je me rappelle une Annonciation de lui en deux cadres[4]. La Vierge est la candeur, la douceur même, la physionomie est presque allemande, et les deux belles mains sont si religieusement jointes ! L’ange aux cheveux bouclés à genoux devant elle semble presque une jeune fille souriante, un peu bornée, et qui sort de la maison de sa mère. Tout à côté, dans la Nativité, devant le délicat petit Jésus aux yeux rêveurs, deux anges en longue robe apportent des fleurs ; ils sont si jeunes et pourtant si graves ! Voilà des délicatesses que les peintres ultérieurs ne retrouveront pas. Un sentiment est une chose infinie et incommunicable ; aucune érudition et aucun effort ne peuvent le reproduire tout entier ; il y a dans la vraie piété des réserves, des pudeurs, par suite des arrangements de draperies, des choix d’accessoires que les plus savants maîtres, un siècle plus tard, ne connaîtront plus.

Par exemple, dans une Annonciation du Pérugin, qui est tout près de là, le tableau représente non pas un petit oratoire secret, mais une grande cour. La Vierge est debout, effrayée, mais non pas seule : il y a deux anges derrière elle, et deux autres derrière Gabriel. Retrouvera-t-on cette chasteté plus tard ? — Un autre tableau du Pérugin montre saint Joseph et la Vierge à genoux devant l’enfant ; derrière eux, un portique grêle profile ses colonnettes dans l’air libre, et trois bergers espacés prient ; ce grand vide ajoute à l’émotion religieuse, il semble qu’on entend le silence de la campagne.

Pareillement, chez le Pérugin, les figures et les attitudes expriment un sentiment inconnu et unique : les personnages sont des enfants mystiques, ou, si vous voulez, des âmes d’adultes retenues dans l’enfance par l’éducation du cloître. Aucun d’eux ne regarde l’autre, aucun d’eux n’agit, chacun est enfermé dans sa contemplation propre, tous ont l’air de rêver en Dieu ; chacun demeure fixe dans son geste et semble retenir son souffle de peur de déranger sa vision intérieure. Les anges surtout avec leurs yeux baissés, leur front penché, sont les vrais adorateurs, prosternés, persistants, immobiles ; ceux du Baptême de Jésus ont la modestie, l’innocence humble et virginale d’une religieuse qui communie. Jésus lui-même est un séminariste tendre qui pour la première fois sort de chez son oncle le bon curé, n’a jamais levé les yeux sur une femme et reçoit l’hostie tous les matins en servant la messe. Les seules tètes qui puissent donner aujourd’hui l’idée de ce sentiment sont celles des paysannes élevées toutes petites dans un monastère. Plusieurs à quarante ans ont des joues roses sans une seule ride. À la placidité de leur regard, il semble qu’elles n’aient jamais vécu ; en revanche elles n’ont jamais souffert. Pareillement ces figures restent immobiles au seuil de la pensée sans le franchir, mais sans faire effort pour le franchir. L’homme n’est pas arrêté, il s’arrête ; le bouton n’est pas écrasé, mais il ne s’ouvre pas. Rien de semblable ici aux macérations, aux violences de l’ancien christianisme ou de la restauration catholique ; il ne s’agit pas de dompter la pensée ou de refréner le corps ; le corps est beau, la santé entière ; un jeune saint Sébastien, en bottes vertes et dorées, une bonne jeune Vierge presque flamande et grasse, vingt autres personnages du Pérugin, sont exempts du régime ascétique ; mais les jambes grêles et l’œil inerte annoncent qu’ils vivent encore dans le bois dormant. Moment singulier, le même chez le Pérugin et chez Van Eyck : les corps appartiennent à la renaissance, et les âmes au moyen âge.

Cela est encore plus visible au Cambio, sorte de bourse ou de guildhall des marchands. Pérugin fut chargé de la décorer en l’an 1500, et il y mit une Transfiguration, une Adoration des Bergers, les sibylles, les prophètes, Léonidas, Socrate, d’autres héros et philosophes païens, un saint Jean sur l’autel, Mars et Jupiter sur la voûte. Tout à coté, on trouve une chapelle lambrissée de bois sculpté, dorée et peinte, le Père éternel au centre, diverses arabesques nues, d’élégantes femmes à croupes de lion. Peut-on mieux voir le confluent de deux âges, le mélange des idées, l’affleurement du paganisme nouveau à travers le christianisme vieillissant ? — Les marchands en longue robe s’assemblaient sur les bancs de bois de cette salle étroite ; avant de délibérer, ils allaient s’agenouiller dans la petite chapelle voisine pour entendre une messe. — Là Gian Nicola Manni, aux deux côtés du maître-autel, a peint les lièies et délicates figures de son Annonciation, une ample Hérodiade, de charmantes femmes debout, gracieuses et fines, qui font sentir l’élan ou la richesse de la vitalité corporelle. Tout en suivant le bourdonnement des répons ou les gestes sacrés de l’officiant, plus d’un fidèle a laissé ses yeux remonter jusqu’au torse rose des petites chimères accroupies dans le plafond ; elles sont, à ce qu’on dit dans la ville, d’un jeune homme qui donne de belles espérances, élève favori du maître, Raphaël Sanzio d’Urbin. — L’office est fini, on rentre dans la salle du conseil et on raisonne, je suppose, sur le payement des trois cent cinquante écus d’or promis au Pérugin pour son travail ; ce n’est point trop : il y a mis sept ans, et ses concitoyens comprennent par sympathie, par ressemblance d’esprit, les deux faces de son talent, l’ancienne et la nouvelle, l’une chrétienne, l’autre demi-païenne.

Voici d’abord une Nativité, sous un haut portique, avec un paysage d’arbres légers, comme il les aime. C’est un tableau aéré et recueilli, propre à faire sentir la vie contemplative. On ne peut trop louer la gravité modeste, la noblesse silencieuse de la Vierge, agenouillée devant son enfant. Trois grands anges sérieux sur un nuage chantent d’après un cahier de musique, et cette naïveté reporte l’esprit jusqu’aux temps des mystères ; mais on n’a qu’à tourner les yeux pour voir des figures d’un caractère tout autre. Le maître est allé à Florence, et les statues antiques, leurs nudités, les grands gestes et les fières cambrures des figurines nouvelles lui ont dévoilé un autre monde qu’il reproduit avec mesure, mais qui l’attire hors de son premier chemin. Six prophètes, cinq sibylles, cinq guerriers et autant de philosophes païens sont debout, et chacun d’eux, comme une statue antique, est un chef-d’œuvre de force et de noblesse corporelle. Ce n’est pas qu’il imite le costume ou les types grecs : les casques compliqués, les coiffures fantastiques, les réminiscences de la chevalerie, viennent bizarrement se mêler aux tuniques et aux nudités ; mais le sentiment est antique. Ce sont là des hommes forts et contents de la vie, et non des âmes pieuses qui pensent au paradis. Toutes les sibylles sont florissantes de beauté et de jeunesse. La première s’avance, et son geste, sa taille, ont une grandeur et une fierté royales. Aussi noble et aussi grand est le prophète-roi qui fait face. Le sérieux, l’élévation de toutes ces figures sont incomparables ; à cette aube de la pensée, le visage, encore intact, garde, comme celui des statues grecques, la simplicité et l’immobilité de l’expression primitive. L’ondulation de la physionomie n’efface pas le type, l’homme n’est pas dispersé en petites pensées nuancées et fugitives, et le caractère fait saillie par l’unité et par le repos.

Sur un pilastre à gauche est une figure boulotte, assez vulgaire, avec de longs cheveux sous une calotte rouge ; on dirait un abbé de mauvaise humeur : il a l’air grognon et même sournois ; c’est le Pérugin peint par lui-même. Il était bien changé à ce moment. Ceux qui ont vu son autre portrait, fait aussi par lui-même quelques années auparavant à Florence, ont peine à le reconnaître. Il y a dans sa vie comme dans ses œuvres deux sentiments contraires et deux époques distinctes. Nul esprit n’a mieux témoigné, par ses contradictions et par ses harmonies, de la grande transformation qui s’accomplit autour de lui. Il est d’abord religieux, on n’en peut douter quand on le voit si longtemps, et jusqu’au cœur de la Florence païenne, répéter et purifier des figures si religieuses, peindre, gratuitement ou pour obtenir des prières, l’oratoire d’une confrérie située vis-à-vis de sa maison, peindre et garder chez lui quatorze bannières pour les prêter aux processions, vivre et se développer dans les couvents de la pieuse Ombrie[5]. Il est inventeur dans la peinture sacrée, et un homme n’invente que d’après son propre cœur. Ce n’est pas non plus pousser trop loin les conjectures que de le représenter à Florence comme un admirateur de Savonarole. Savonarole est prieur du couvent qu’il décore ; Savonarole fait brûler les peintures païennes et emporte tout d’un coup Florence jusqu’au bout de l’enthousiasme ascétique et chrétien. Les premières paroles d’un sermon de Savonarole sont sur un papier dans la main du portrait que Pérugin fait alors de lui-même, et il achète un terrain pour se bâtir une maison dans la cité du réformateur. Tout d’un coup la scène change : Savonarole est brûlé vif, et il semble à ses disciples que la Providence, la justice et la puissance divine se soient englouties dans son tombeau. Plusieurs d’entre eux ont gardé jusqu’au bout dans leurs souvenirs, toute corporelle et toute colorée, l’image du martyr trahi, torturé et insulté sur son bûcher par ceux dont il faisait le salut. Est-ce cette grande secousse, jointe aux enseignements épicuriens de Florence, qui a renversé les croyances du Pérugin ? Toujours est-il qu’au retour il n’est plus le même. Sa figure, ironiquement défiante, porte les marques de la concentration et de l’affaissement. Ses œuvres religieuses sont moins pures ; il finit par les expédier à la douzaine, en fabricant ; on va bientôt l’accuser de ne plus se soucier que de l’argent[6]. Il entame dans le Cambio des sujets païens et prend, pour les traiter, le style des orfèvres et des anatomistes de Florence. Il peint ailleurs des nudités allégoriques[7], l’Amour et la Chasteté, maigrement et froidement, en libertin tardif qui se dédommage mal des sévérités de sa jeunesse. Il semble être devenu un simple athée, aigri et endurci, comme tous ceux qui nient haineusement et railleusement, à force de déceptions et de chagrin. « Il ne put jamais, dit Vasari, se forcer à croire à l’immortalité de l’âme. Sa cervelle de fer ne put être amenée aux bonnes pratiques ; il mettait toute son espérance dans les biens de la fortune. «Et un annotateur contemporain ajoute : « Étant sur le point de mourir, on lui dit qu’il était nécessaire de se confesser. Il répondit : Je veux voir comment sera là-bas une âme qui ne se sera pas confessée. Et toujours il refusa de faire autrement. » Une telle fin après une telle vie ne montre-t-elle pas comment l’âge de saint François devient l’âge d’Alexandre Vl ?

D’autres ont été plus heureux, Raphaël par exemple. C’est ici, dans cet atelier, devant ces paysages, qu’il s’est formé, et bien des lois ici j’ai pensé à son pur et heureux génie, à ses paysages bien ouverts, à la netteté un peu sèche, à la simplicité exquise de ses premières œuvres. Ce ciel est d’une pureté parfaite ; l’air léger, transparent, laisse apercevoir à une lieue de là les formes fines des arbres. À cent pas de San-Pietro, une esplanade plantée de chênes-verts avance comme un promontoire ; au-dessous s’étale la campagne, vaste jardin parsemé d’arbres, où les feuillages des oliviers font des raies pâles sur la verdure des moissons nouvelles. La magnifique coupole bleue resplendit, peuplée par ce soleil, et les rayons jouent à plaisir dans ce grand cirque, qu’ils parcourent sans obstacle. Vers l’occident, les chaînes dorées s’étagent les unes au-dessus des autres, plus claires à mesure qu’elles s’approchent de l’horizon, et les dernières sont aussi riantes qu’un voile de soie. Cependant les croupes se rejoignent, mêlent leurs noirceurs et leurs clartés, jusqu’à ce qu’enfin, s’abaissant et s’allongeant, elles diminuent et s’effacent une à une dans la plaine. Lumière, relief, ordonnances ; les yeux s’étonnent et jouissent d’un si large espace, d’un si bel arrangement, d’une si parfaite netteté des formes ; mais l’air froid qui vient des montagnes empêche le corps de s’oublier dans un bien-être trop voluptueux : on sent que le roc infécond et l’hiver sont à la porte. Là-bas, une longue arête tranchée et cassée tourne en coupant le ciel, et le ciel pâlit avec des tons d’acier au-dessus des neiges qui semblent des plaques de marbre.



Assise, 4 avril.


Course à pied, quatre heures de marche pour voir des paysans.

Pays bien cultivé et charmant ; le blé vert sort de terre à foison, les vignes bourgeonnent, et chaque cep grimpe à un orme ; des ruisseaux clairs courent dans les fossés. À l’horizon est une ceinture de montagnes, et les neiges éclatantes, immaculées, se confondent avec le satin des nuages.

Quantité de carrioles et de paysans qui chantent. C’est un grand signe de bien-être que ces petites voitures ; elles annoncent une classe d’hommes élevée au-dessus du travail accablant et du grossier besoin. Les madones sont nombreuses, et promettent pour trois Ave quarante jours d’indulgence. C’est la religion de l’Italie. Du reste, les villages ressemblent aux nôtres et indiquent à peu près le même degré de culture. C’est dimanche, les habitants ont de gros souliers et des habits passables ; point de guenilles. Ils sont fort gais, causent et rient sur la place ; quelques-uns jouent aux boules, d’autres au disque, d’autres à la morra. Les auberges et les maisons ne sont pas plus sales ni plus dégarnies qu’en France. De lourdes solives soutiennent le plafond ; il y a des chaises, des tables, des buffets en bois luisant, un dressoir à bouteilles muni de deux madones. Dans la salle d’entrée, deux tonneaux énormes, cerclés de planches massives, sont en permanence, et je vérifie que le vin n’est pas cher. Des quartiers de viande sont pendus à des crochets de fer. Dans un pays fertile qui consomme ses produits, le bien-être est naturel. L’auberge s’emplit, et la fille de la maison arrive avec sa mère, en habits voyants, un voile noir sur la tête, un beau sourire aux lèvres. Gaieté brillante et coquette de la fille ; les jeunes gens commencent à tourner près d’elle avec cette complaisance tendre et cet air ravi, voluptueux, qui est propre aux Italiens.

Au sommet d’une éminence abrupte, sur un double rang d’arcades superposées, apparaît le monastère ; à ses pieds, un torrent écorche le sol et tournoie au loin entre les grèves de cailloux roulés ; au delà, le vieux bourg s’allonge sur la croupe de la montagne. On monte longuement, sous le soleil ardent, et tout d’un coup, au bout d’une cour bordée de fines colonnettes, on entre dans l’obscurité de l’édifice. Il n’a point d’égal ; avant de l’avoir vu, on n’a pas l’idée de l’art et du génie du moyen âge. Joignez-y Dante et les Fioretti de saint François, c’est le chef-d’œuvre du christianisme mystique.

Il y a trois églises, l’une sur l’autre, toutes ordonnées autour du tombeau de saint François. Au-dessus de ce corps vénéré que le peuple croyait toujours vivant et plongé dans la prière au fond d’une grotte inaccessible, l’édifice s’est exhaussé et a fleuronné glorieusement comme une châsse architecturale. La plus basse est une crypte noire comme une tombe, on y descend avec des torches ; les pèlerins se retiennent aux murs suintants et tâtonnent pour toucher la grille. Là est la tombe, dans un pâle jour éteint semblable à celui des limbes. Quelques lampes de cuivre, presque sans lumière, y brûlent éternellement, comme des étoiles perdues dans une profondeur morne. La fumée monte en rampant sur les voûtes, et l’épaisse odeur des cierges se mêle à l’odeur de cave. Le gardien avive sa torche, et ce flamboiement subit dans la noirceur horrible, au-dessus des os d’un mort, est une sorte de vision de Dante. C’est ici la fosse mystique d’un saint qui, du milieu de la pourriture et des vers, voit dans son cachot de terre gluante entrer le rayonnement surnaturel du Sauveur.

Mais ce qu’on ne peut représenter avec des paroles, c’est l’église moyenne, long soupirail bas, soutenu d’arceaux ronds qui se courbent dans une demi-ombre, et dont l’écrasement volontaire fait plier instinctivement les genoux. Un revêtement d’azur sombre et de bandes rougeâtres étoilées d’or, une merveilleuse broderie d’ornements, de torsades, d’enroulements délicats, de feuillages et de figurines peintes, couvrent les arcs et les plafonds de leur multitude harmonieuse ; le regard s’en remplit ; un peuple de formes et de teintes vit sur ses voûtes ; je donnerais pour ce caveau toutes les églises de Rome. Ni l’antiquité ni la renaissance n’ont compris cette puissance de l’innombrable ; l’art classique agit par la simplicité, l’art gothique par la richesse ; l’un prend pour type le tronc de l’arbre, l’autre l’arbre entier avec tout l’épanouissement de son feuillage. Il y a ici un monde comme dans une foret vivante, et chaque objet est complexe, complet comme une chose vivante : ici les stalles du chœur, chargées et couturées de sculptures ; là-bas un riche escalier tournant, des grilles ouvragées, une fine chaire de marbre, des monuments funéraires dont le marbre fouillé et travaillé semble le plus élégant coffret d’orfèvrerie ; çà et là, au hasard, une gerbe élancée des plus sveltes colonnettes, un amas de joyaux de pierre dont l’ordonnance semble une fantaisie, et dans le labyrinthe îles feuillages colorés une profusion de peintures ascétiques avec leur auréole de vieil or terni : tout cela vaguement entrevu parmi les reflets noirs des boiseries, dans un jour de pourpre éteinte, tandis qu’à l’entrée le soleil baissant tombe, par cent mille flèches d’or, comme un paon qui s’étale.

Au sommet, l’église supérieure s’élance aussi brillante, aussi aérée, aussi triomphante que celle-ci est basse et grave. Véritablement, si on se laissait aller aux conjectures, on croirait que dans les trois sanctuaires l’architecte a voulu représenter les trois mondes : tout en bas, l’ombre de la mort et l’horreur du sépulcre infernal ; au milieu, l’anxiété passionnée du chrétien qui prie, lutte, et attend dans notre terre d’épreuves ; en haut, la joie et la gloire éblouissante du paradis. Celle-ci, tout exhaussée dans l’air et dans la lumière, effile ses colonnettes, aiguise ses ogives, amincit ses arceaux, monte et monte encore, illuminée par le plein jour de ses hautes fenêtres, par le rayonnement de ses rosaces, de ses vitraux, des filets d’or, des étoiles qui luisent sur ses arceaux et sur ses voûtes, enserrant les glorieux personnages, les histoires sacrées dont elle est peinte du pied jusqu’au sommet. Sans doute le temps les a lézardées, plusieurs sont tombées, l’azur dont elle était revêtue s’est terni ; mais l’esprit refait ce qui a disparu pour l’œil, et revoit la pompe angélique telle qu’il y a six siècles elle éclatait pour la première fois. Une cathédrale n’a point cette splendeur ; il faut une chapelle distincte pour figurer à l’homme la dernière station de la vie chrétienne. Comme dans la Saint-Chapelle de notre Louis IX, les hommes trouvaient ici un tabernacle ; la gravité et les teneurs de la religion étaient effacées ; on n’apercevait autour de soi que les splendeurs du ciel et le ravissement de l’extase. Sous cette voûte qui, comme un dais aérien, semble ne point s’appuyer sur la terre, parmi les scintillements de l’or et les effluves de la clarté transfigurée par les vitraux, dans cette merveilleuse broderie de formes élancées et entre-croisées qui s’enchevêtrent comme une parure de fiancée, l’homme se sentait transporté vivant dans le paradis. Nous ne retrouverons pas, nous n’écrirons pas ces fêtes. On les a écrites pour nous, et je me répétais tout bas ces vers de Dante :

« Et voici qu’une lueur subite parcourut la grande forêt dans toutes ses parties, si brillante que je doutai si ce n’était pas un éclair… Et une douce mélodie courut dans l’air lumineux.

« Tandis qu’à travers ces prémices de l’éternel plaisir je m’en allais tout interdit et désireux encore de plus d’allégresse,

« Devant nous, l’air, pareil à un grand feu, se montra tout embrasé sous les verts rameaux, et le doux son que nous avions déjà entendu devint un chant clair et distinct ;

« Sept candélabres d’or flamboyaient au-dessus d’eux-mêmes, plus clairs par un ciel serein que la lune à minuit et au milieu de son mois ;

« Et derrière ces candélabres je vis venir des personnages vêtus de blanc. Jamais telle blancheur n’a brillé ici-bas. »


Tout se tient ici ; l’ami de Dante, Giotto, a peint dans la seconde église des visions semblables. Ce sont ses élèves et ses successeurs, tous imbus de son style, qui ont tapissé de leurs œuvres les autres parois de l’édifice. Il n’y a point de monument chrétien où les pures idées du moyen âge arrivent à l’esprit sous tant de formes, et s’expliquent les unes les autres par tant de chefs-d’œuvre contemporains. Au-dessus de l’autel gardé par une grille ouvragée de fer et de bronze, Giotto a couvert la votjte surbaissée de grands personnages calmes et d’allégories mystiques. C’est saint François recevant des mains du Christ la Pauvreté comme épouse ; c’est la Chasteté assiégée en vain dans une forteresse à créneaux, et honorée par les anges ; c’est l’Obéissance, sous un dais, entourée de saints et d’anges agenouillés ; c’est saint François glorifié, en habit doré de diacre, entouré de vertus célestes, de séraphins qui chantent. Ce Giotto, qui, au delà des monts, ne nous semble qu’un maladroit et un barbare, est déjà un peintre complet ; il fait des groupes, il sait les airs de tête : ce qui lui reste de roideur ne fait qu’ajouter à la sévérité religieuse de ses figures. Un relief trop fort, un mouvement trop humain dérangerait notre émotion ; il ne faut pas des expressions trop variées ni trop vives pour des anges et des vertus symboliques ; ce sont toutes des âmes dans une extase immobile. Les fortes et splendides vierges, les archanges bien musclés qu’on fera dans deux siècles nous ramènent sur la terre ; leur chair est si visible que nous ne croyons pas à leur divinité. Ici les personnages, les grandes femmes nobles rangées en processions hiératiques, ressemblent aux Mathilde, aux Lucie de Dante ; ce sont les sublimes et flottantes apparitions du rêve. Leurs beaux cheveux blonds sont chastement et uniformément relevés autour de leur front ; pressés les uns contre les autres, ils contemplent ; de grandes tuniques à longs plis, blanches ou bleues, ou d’un rose pâle, tombent autour de leur corps ; ils se serrent autour du saint, autour du Christ, silencieusement, comme un troupeau d’oiseaux fidèles, et leurs têtes un peu tristes ont la langueur grave du bonheur céleste.

Ce moment est unique. Le treizième siècle est le terme et la fleur du christianisme vivant ; il n’y a plus après lui que scolastique, décadence et tâtonnements infructueux vers un autre âge et un autre esprit. Un sentiment qui auparavant n’était qu’ébauché, l’amour, éclata alors avec une force extraordinaire, et saint François en fut le héraut. Il appelait l’eau, le feu, la lune, le soleil ses frères, il prêchait les oiseaux, il rachetait, en donnant son manteau, les agneaux qu’on portait au marché. On conte que les lièvres et les faisans se réfugiaient dans les plis de sa robe. Son cœur débordait sur toutes les créatures ; ses premiers disciples vécurent comme lui dans une sorte d’ivresse, « en sorte que quelquefois, pendant vingt jours et parfois trente jours, ils se tenaient seuls sur la cime des monts élevés, contemplant les choses célestes. » Leurs écrits sont des effusions. « Que nul ne me reprenne, si l’amour me fait aller semblable à un fou ! Il n’y a plus de cœur qui se défende, qui échappe à un tel amour…, car le ciel et la terre me crient et me répètent hautement, et tous les êtres que je dois aimer me disent : Aime l’amour qui nous a faits pour t’attirer à lui… Ô Christ, souvent tu cheminas sur la terre comme un homme enivré ! L’amour te menait comme un homme vendu. En toutes choses, tu ne montras qu’amour, ne te souvenant jamais de toi… Les traits pleuvaient si serrés que j’en étais tout agonisant. Il les dardait si fortement que je désespérais de les parer, trépassé non par mort véritable, mais par excès de joie. » Ce n’était pas seulement dans les cloîtres qu’on rencontrait ces transports. L’amour était devenu le souverain de la vie laïque aussi bien que de la vie religieuse. À Florence, des compagnies de mille personnes vêtues de blanc parcouraient les rues avec des trompettes, sous la conduite d’un chef qu’on nommait le seigneur d’amour. La langue nouvelle qui naît, la poésie et la pensée qui s’éveillent, ne s’occupent qu’à décrire l’amour et à l’exalter. Je viens de relire la Vita nuova et quelques chants du Paradis ; le sentiment est si intense qu’il fait peur : ces hommes habitent dans la région brûlante où la raison se fond. Le récit de Dante, comme son poëme, témoigne d’une hallucination continue : il s’évanouit, les visions l’assaillent, son corps devient malade, et toute sa force de pensée s’emploie à rappeler et à commenter les spectacles déchirants ou divins sous lesquels il a fléchi[8]. Il consulte plusieurs amis sur ses extases, et ils lui répondent par des vers aussi mystérieux et aussi violents que les siens. Il est clair qu’à ce moment toute la culture supérieure de l’esprit se rassemble autour du rêve maladif et sublime. Les initiés ont une langue apocalyptique, volontairement obscure ; ils mettent un double et triple sens sous leurs paroles ; Dante lui-même pose comme règle qu’il y en a quatre dans un sujet. Dans cet état extrême, tout devient symbole ; une couleur comme le vert ou le rouge, un nombre, une heure de la journée ou de la nuit, prend une importance étrange : c’est le sang du Christ, ce sont les prairies d’émeraude du paradis, c’est l’azur virginal du ciel, c’est le chiffre sacré des personnes divines, qui devient ainsi présent à l’esprit. Par les catalepsies et les transports, la tête travaille, et la sensibilité surmenée tressaille en secousses qui l’emportent dans les suprêmes délices, ou la précipitent dans le désespoir infini. Alors les frontières naturelles qui séparent les différents royaumes de la pensée s’effacent et disparaissent. La maîtresse adorée se transfigure jusqu’à devenir une vertu céleste. Les abstractions scolastiques se transforment en apparitions idéales. Les âmes s’assemblent en roses éthérées, « fleurs perpétuelles de l’éternelle joie qui, comme un parfum, font sentir à la fois toutes leurs odeurs. » La pesante matière sensible et l’échafaudage des formules sèches se confondent et s’évaporent au sommet de la contemplation mystique, jusqu’à ne laisser subsister d’elles-mêmes qu’une mélodie, un parfum, une clarté, un emblème, sans que ce débris des images terrestres ait un prix par lui-même ou serve autrement que pour figurer l’insondable et ineffable au-delà.

Comment ont-ils supporté les angoisses et l’excès continu d’un pareil état, le cauchemar de l’enfer et du paradis, les larmes, les tremblements, les évanouissements et les alternatives d’une telle tempête[9] ? Quels nerfs y ont résisté ? Quelle fécondité d’âme et d’imagination y a fourni ? Tout a baissé depuis ; l’homme alors était bien plus fort et restait plus longtemps jeune. Je feuilletais ces jours-ci la Vie de Pétrarque par lui-même ; il a aimé Laure quatorze ans. Aujourd’hui la jeunesse du cœur, l’âge des grands mécontentements et des grands rêves dure cinq ou six ans ; ensuite on souhaite une maison confortable et une bonne place. Je crois que le corps trempé par la vie guerrière était plus résistant, et que le rude régime demi-barbare, tuant les faibles, ne laissait subsister que les forts. Mais il faut considérer surtout que la tristesse, le danger, la monotonie d’une vie sans distractions, sans lectures, toujours menacée, accroissaient la capacité d’enthousiasme, la sublimité et l’intensité des sentiments. La sécurité, la commodité, les élégances de notre civilisation nous éparpillent et nous réduisent ; d’une cascade elles font un étang. Nous jouissons el nous souffrons par mille petites sensations journalières ; alors, au lieu de se disperser, la sensibilité s’engorgeait, et la passion accumulée débordait par des irruptions. Dans un roman russe, Tarass-Boulba, un jeune chef cosaque, au sortir du camp, les sens obstrués par la sale vie nomade, par l’odeur de l’eau-de-vie et de l’écurie, par la vue journalière des figures brutales ou féroces, aperçoit une belle jeune fille délicate et parée ; il en est comme renversé, s’agenouille, oublie son père, sa patrie, et combat désormais contre les siens. Une secousse pareille a prosterné Dante devant une enfant de neuf ans.

Représentons-nous un instant les mœurs environnantes. C’était le temps des guerres sans pitié et des inimitiés mortelles. On se proscrivait, on se battait de maison à maison, de quartier à quartier dans Florence. Dante lui-même fut condamné à être brûlé vif. Les supplices inventés par les Romano restaient vivants dans les imaginations des hommes, et un régime pire que notre Terreur s’était établi à demeure, de famille à famille, de caste à caste et de cité à cité. Du milieu de cette enceinte hérissée, la pensée se dégageait pour la première fois après tant de siècles, et c’est dans un chemin inexploré qu’elle entrait. Elle ne suivait pas sa pente naturelle, comme autrefois à un moment pareil dans les petites républiques de la Grèce ; une puissante religion la saisissait à sa naissance et la détournait. On lui présentait pour but suprême non l’équilibre des sensations modérées et la santé des facultés actives, mais les transports de l’adoration infinie et les élancements de l’imagination surexcitée. Le bonheur ne consistait plus à se sentir fort, sage et beau, citoyen honoré d’une ville glorieuse, à danser et à chanter de belles hymnes, à causer avec un ami sous un arbre par un jour serein. On déclarait ces plaisirs insuffisants, vulgaires et coupables ; on faisait appel aux sentiments féminins, à la sensibilité nerveuse, et l’on proposait à l’homme la contemplation extatique, les ravissements inexprimables et des délices que les sens, la parole et l’imagination n’atteignent pas. Plus la vie était dure, plus ces promesses étaient hautes. L’énormité du contraste multipliait l’attrait de la félicité offerte, et de toute la force de sa jeunesse le cœur s’élançait par l’issue qu’on lui ouvrait. Alors on vit cette disparate étrange d’une vie laïque semblable à celle des républiques grecques et d’une vie religieuse semblable à celle des soufis de la Perse : d’un côté des citoyens libres, des hommes d’affaires, des combattants, des artistes, de l’autre des ascètes cloîtrés, des prédicants qui allaient demi-nus, des pénitents qui s’offraient aux coups de fouet, — bien plus, les deux extrêmes réunis dans le même personnage, une même âme contenant les énergies les plus viriles et les douceurs les plus féminines, le même homme magistrat et mystique, des politiques haineux et pratiques qui correspondaient en énigmes sur les alanguissements et les hallucinations de l’amour, un chef de parti père de famille poursuivant de ses adorations une enfant morte et répandant sur des paysages réels, sur des ligures contemporaines, sur des intérêts positifs, sur des ressentiments locaux, sur la science technique de son pays et de son siècle, les illuminations monstrueuses ou divines de l’extase ou du cauchemar.

Un moine m’a conduit au réfectoire, puis à travers une quantité de salles jusqu’à une cour intérieure carrée, où un portique à deux étages porté par des colonnettes fines fait le plus élégant promenoir. Dalles, colonnes, murs, citernes, tout est pierre ; au-dessus, comme un encadrement, règne une toiture de tuiles rougeâtres. Le ciel bleu, pareil à un dôme rond, se pose sur ce carré blanc ; on ne peut imaginer l’effet de ces formes si simples et de ces couleurs si simples. Tout autour du couvent tourne un second promenoir sous des arcades ogivales de rudes pierres roussies par le soleil ; de là le regard embrasse la belle vallée et son diadème de montagnes neigeuses. Les pauvres moines des Fioretti, à force de réduire leur vie, l’ennoblissaient ; deux ou trois sensations faisaient toute leur vie, mais elles étaient sublimes. Quiconque parmi eux sortait du troupeau des brutes était forcé d’être un grand poète ; quand on ne devenait pas une machine à génuflexions, on finissait par sentir la sérénité et la grandeur d’un pareil paysage. « Frère Bernardo vivait en contemplation dans les hauteurs comme l’hirondelle : à cause de cela, frère Egidio disait qu’il était le seul à qui lût donné le don de se nourrir en volant comme l’hirondelle… Et frère Currado ayant fait son oraison, voici qu’apparut la reine du ciel avec son enfantelet béni dans ses bras, avec une très-grande splendeur de lumière, et s’approchant de frère Currado, elle lui mit dans les bras son enfantelet béni, lequel Currado, l’ayant reçu et le baisant très-dévotement et l’embrassant et le pressant contre sa poitrine, se fondait et se dissolvait tout entier dans l’amour divin, avec une consolation inexprimable. »

Il y a en bas dans la plaine une grande église, qui contient la maison du saint ; mais elle est moderne, avec une coupole païenne et pompeuse. Les fresques d’Overbeck sont des pastiches ; pour rester gothique, il se fait maladroit et donne aux anges un cou tors, à Dieu l’air piteux d’un homme à qui son dîner ne réussit pas. On s’en va vite, rien de plus désagréable après la dévotion vraie que la dévotion factice.



6 avril.


Quantités de conversations tous ces jours-ci avec des gens de toute classe et de toute opinion ; mais les libéraux dominent.

Les diplomates, dit-on, sont mal disposés pour l’unité de l’Italie ; ils ne la croient pas solide. Selon les deux hommes d’esprit avec qui j’ai voyagé, l’un officier, l’autre attaché d’ambassade, le trait capital des Italiens, c’est le manque de caractère et la plénitude de l’intelligence, tout au rebours de l’Espagnol, tête dure et bornée, mais qui sait vouloir. On dispute sur le nombre des volontaires de Garibaldi en 1859 ; les uns le portent à deux mille cinq cents, les autres à sept mille : en tout cas il est ridiculement petit. L’empereur Napoléon avait amené la légion étrangère presque vide, avec de simples cadres ; personne ne s’est présenté pour les remplir, il semble très-dur à l’Italien de quitter sa maîtresse ou sa femme, de s’enrôler, de subir une discipline ; l’esprit militaire est éteint dans ce pays depuis trop longtemps. Selon mon officier, qui assistait à la dernière campagne, Milan n’a fourni en tout que quatre-vingts volontaires, et les paysans étaient plutôt pour les Autrichiens. Pour les gens de la classe moyenne ou noble, ils faisaient de grandes acclamations, des discours ; mais leur enthousiasme s’évaporait en phrases, et ils n’en avaient plus pour risquer leur peau. La générosité, la passion vraie, le patriotisme emporté ne se rencontraient que chez les femmes. Après la paix de Villafranca, des Français logés près de Peschiera disent à leurs hôtes : « Eh bien ! vous restez Autrichiens, c’est dommage ! » La jeune fille de la maison ne comprend pas au premier instant ; puis, quand elle a compris, elle lève les deux mains, et avec des yeux enflammés demande à ses frères s’ils ont des fusils, s’ils sont des hommes. « Jamais, disait l’officier, je n’ai vu une expression si ardente et si sublime. Ses frères secouent la tête, et répondent avec la patience discrète de l’Italien : « Qu’y a-t-il à faire ? »

Ce manque d’énergie a contribué beaucoup à précipiter la paix. L’empereur Napoléon disait à M. de Cavour : « Vous m’aviez promis deux cent mille hommes, soixante mille Piémontais et cent quarante mille Italiens. Vous me donnez trente-sept mille soldats, je vais être obligé de faire venir cent mille Français de plus. » Quand le protégé ne s’aide pas, le protecteur s’inquiète, se dégoûte, et la guerre est enrayée tout d’un coup. À force de plier, l’Italien a perdu la faculté de résister à la force ; sitôt que vous vous mettez en colère, il s’étonne, il s’alarme, il cède, il vous croit fou (matto). C’est par ce procédé que le fougueux M. de Mérode a gagné son ascendant dans le sacré collège. Or, quand un peuple ne sait pas se battre, son indépendance n’est que provisoire ; il vit par grâce ou par accident.

C’est pourquoi, disent-ils, le Piémont a eu grand tort de céder à l’opinion, de prendre Naples ; il s’est affaibli d’autant ; il y gâte son armée à force de recevoir de mauvais soldats dans ses cadres. Aujourd’hui, s’il est maître là-bas, c’est comme Championnet, Ferdinand, Murat, et tous ses prédécesseurs : avec dix mille soldats, on est toujours maître de Naples ; mais à la moindre secousse le gouvernement tombe par terre, et celui-ci court les mêmes risques que ses prédécesseurs. Il vient de faire une sottise grave en livrant les couvents aux haines municipales ; il chasse de pauvres diables de moines, des religieuses, ce qui fait scandale et provoque des ressentiments comme en Vendée. Or la religion n’est pas ici abstraite, rationnelle comme en France ; elle est fondée sur l’imagination, et d’autant plus vive et vivace ; infailliblement elle se retournera un jour contre le libéralisme et le Piémont. D’ailleurs l’unité de ce pays est contre nature ; par sa géographie, ses races, son passé, l’Italie est divisée en trois morceaux, elle peut tout au plus faire une fédération. Si elle se tient ensemble aujourd’hui, c’est par une force artificielle, et parce que la France fait sentinelle sur les Alpes contre l’Autriche. Vienne une guerre sur le Rhin, l’empereur ne s’amusera pas à diviser ses forces, et l’Italie alors se cassera en ses morceaux naturels.

Je réponds qu’ici la révolution n’est pas une affaire de race, mais d’intérêts et d’idées. Elle a commencé à la fin du siècle dernier, avec Beccaria par exemple, par la propagation de la littérature et de la philosophie françaises. C’est la classe moyenne, ce sont les gens éclairés qui la propagent, traînant le peuple après eux, comme jadis aux États-Unis pendant la guerre de l’indépendance. Il y a là une force nouvelle, supérieure aux antipathies provinciales, inconnue il y a cent ans, située non dans les nerfs, le sang et les habitudes, mais dans la cervelle, les lectures et le raisonnement, d’une grandeur énorme, puisqu’elle a fait la révolution d’Amérique et la révolution française, d’une grandeur croissante, puisque les découvertes incessantes de l’esprit humain et les améliorations multipliées de la condition humaine contribuent chaque jour à l’augmenter. Suffira-t-elle à soutenir l’Italie ? C’est une question de mécanique morale, et nous ne pouvons la résoudre faute de moyens pour comparer la puissance du levier et la résistance du poids. En attendant, regardons les petits faits qui nous entourent ; c’est la seule façon d’arriver à quelque évaluation approximative des forces que nous voyons, mais que nous ne mesurons pas.

Sur la route passent des conscrits en veste grise, des soldats en uniforme, parfois de jolis officiers en costume bleu, l’air élégant et brillant. Chaque petite ville a sa garde nationale : l’on voit ces gardes sur un banc de pierre, au soleil, à l’entrée de la mairie ; les rues portent les noms de Victor-Emmanuel, de Garibaldi, de Solferino. Les gens s’enivrent de leur indépendance nouvelle et parlent d’eux-mêmes avec une gloriole emphatique. Un Romain qui va en Suisse me dit : « Nous avons quatre cent mille soldats, six cent mille gardes nationaux ; dans deux ans l’Italie sera faite, et nous serons en état de battre les Autrichiens. » Les exagérations du patriotisme et de l’espérance sont des aiguillons utiles.

À la frontière, le douanier en chef, Piémontais, ancien soldat de Crimée, déclamait et tempêtait au milieu de la nuit, dans sa baraque de planches, contre Antonelli, Mérode, « ces brigands, ces assassins. » Il pariait des droits des nations, des devoirs du citoyen. « L’air est mauvais ici pendant quatre mois, le pays est triste, la vie est chère, on y vit seul ; mais je sers l’Italie, je l’ai déjà servie à l’armée, et j’espère bien que l’an prochain il n’y aura plus de frontière. » Remarquez que les camarades de Hoche, sergent en 89 aux gardes-françaises, avaient le même ton et tenaient des discours pareils.

À Foligno, dans un petit café, je veux payer avec des baïoques ; le cafetier n’en veut pas. « Non, signor, cette monnaie-là ne vaut plus rien ici ; nous ne voulons rien de Rome. Que tous les prêtres s’en aillent, que le pape aille en paradis ! Cela sera mieux pour nous. Il est malade ; eh bien ! qu’il finisse vite ! » Tout cela rudement, parmi les rires de la femme et de cinq ou six ouvriers qui étaient là, — Un véritable intérieur de jacobins, comme en 90.

Hier, en voiturin, trois heures de conversation avec mes deux voisins, l’un ferblantier-lampiste à Pérouse, l’autre paysan et fabricant de tuiles. Le premier est un industriel aisé ; il est allé en députation à Turin auprès de Victor-Emmanuel ; c’est un partisan passionné de l’Italie. Son fils, qui avait fait ses études et apprenait la peinture, s’est engagé, et sert avec le grade de sergent contre les brigands de Calabre. Le fabricant de tuiles a dix neveux dans l’armée. Ils ne tarissaient pas, et m’ont donné des détails infinis.

Selon eux, tout va bien. Sur vingt personnes, il y en a quinze pour le gouvernement, quatre pour le pape et un républicain. Les républicains ont tout à fait perdu pied, on les regarde comme des chimériques (fantastici). De jour en jour, les paysans se rapprochent du gouvernement, déjà ils font la chasse aux conscrits réfractaires (renitenti), et les ramènent. Ils ont eu de la peine à s’habituera la conscription, mais ils s’y habituent. À l’armée, les jeunes gens mangent bien, reviennent forts, allègres, avec une tournure martiale ; l’effet est étonnant sur les jeunes filles, par suite sur les jeunes gens, par suite encore sur les parents et les voisins. Sans doute aussi les impôts sont plus forts ; mais chacun travaille et profile au double. On bâtit, on répare. Spolète est toute renouvelée, on établit le gaz à Pérouse, le chemin de fer d’Ancône avance ; il y a un grand élan partout. « Tous les liards travaillent ! » (Tutti i quattrini lavorano.)

Toute la bourgeoisie est passionnée dans ce sens. Sur vingt-deux mille habitants à Pérouse, il y a quatorze cents gardes nationaux, commerçants, chefs de boutique, gens bien établis et honorables. Ils font patrouille avec les soldats, s’exercent, prennent de la peine et sont contents de prendre de la peine, « J’ai fait des sacrifices à mon pays, disait mon négociant, et je suis prêt à en faire encore. » Plus de rivalités provinciales ou municipales. Florence a renvoyé à Pise, en signe de fraternité, les chaînes de son port que jadis elle lui avait prises. J’indique un officier qui passe, et je demande si ce n’est pas là un Piémontais. — « Plus de Piémontais, nous sommes tous mêlés dans l’armée ; il n’y a plus que des Italiens. »

Ils ont la confiance et les illusions de 89. Sur cette remarque que l’armée italienne n’a pas encore fait ses preuves : « Nous avons combattu à Milan, en 1848 ; la ville, à elle seule, en trois jours, a chassé les Autrichiens. Nous avons combattu aussi à Pérouse contre les Suisses, qui massacraient les femmes et les enfants ; j’étais à cheval alors. Il y avait une forteresse contre la ville : regardez, voici ce qui en reste, nous en faisons un musée. Non, non, nous ne craignons pas les Autrichiens. Nous avions soixante-dix mille volontaires contre eux en 1859. Encore deux ans, les paysans eux-mêmes se lèveront en masse, et nous les chasserons de Venise. » (Les sept mille volontaires sont devenus soixante-dix mille ; mais le peuple est poëte : plus il se gonfle, plus il s’élève.)

Même roideur anti-ecclésiastique que dans notre révolution. Selon mes deux compagnons, « les prêtres sont des coquins (birbanti) ; le gouvernement a raison de confisquer les biens des moines ; il devrait chasser tous ces gueux qui, ouvertement, font de la propagande contre lui. Avant 1859, ils étaient tout-puissants, entraient dans les affaires domestiques ; ils étaient jugés par un tribunal spécial et n’étaient jamais punis. À présent, ils baissent la tête ; il y en a deux qui dernièrement ont été condamnés pour délits, et tout le monde a applaudi. Ils ne faisaient que du mal. Les mendiants, enfants et adultes, qui nous assiégeaient à Assise, sont de leur provenance, au physique comme au moral. Ils corrompaient les femmes, entretenaient l’oisiveté par leurs aumônes, maintenaient l’ignorance ; mais aujourd’hui on répand l’instruction partout, chaque commune a son école : il y en a treize dans Assise, qui n’a que trois mille âmes. » — Un mendiant s’accrochait à notre voilure. « Va-t’en, coquin, demander aux moines ; tu as ton père parmi eux. » L’autre, avec son sourire italien, obséquieux et fin, répondait : « Signor, non ; je ne suis pas du pays, donnez-moi quelque petite chose. »

Quantité de menus faits manifestent ce ressentiment contre le clergé. Dernièrement, à Foligno, dans une mascarade, ils ont représenté dans les rues le pape et les cardinaux ; c’étaient des sifflets, des rires, un enthousiasme bruyant et universel. — À Pérouse, à côté de San-Domenico, est un couvent de minimes, dont on a fait une caserne. Les soldats, en entrant, ont percé de leurs baïonnettes les fresques du promenoir intérieur. Aujourd’hui les figures lacérées tombent en lambeaux ; c’est tout au plus si çà et là on distingue encore la forme de quelques personnages ; la fumée d’une cuisine de soldats achève de détruire le meilleur groupe. — Un quart d’heure après, à San-Pietro, un prêtre me disait d’un air triste qu’en entrant ils avaient là aussi déchiré les peintures d’une autre chapelle ; il répétait cela d’un air malheureux, humilié : les ecclésiastiques n’ont pas ici le même ton qu’à Rome. — Ce sont là des violences comme celles de notre révolution : le laïque et la caserne remplacent sans transition l’ecclésiastique et le monastère. Celte opposition donne à penser ; elle ne cessera guère. Elle n’a jamais cessé en France ; toujours la révolution et le catholicisme demeurent armés, debout et face à face. Les peuples protestants, les Anglais par exemple, sont plus heureux : Luther a réconcilié chez eux l’Église et le monde. Marier le prêtre, faire de lui, par l’éducation et les mœurs, une sorte de laïque plus grave, élever le laïque jusqu’à la réflexion et la critique en lui livrant la Bible et l’exégèse, supprimer dans la religion la partie ascétique, importer dans le monde la conscience morale, c’est la plus grande des révolutions modernes. Les deux esprits sont d’accord en pays protestant ; ils restent hostiles en pays catholique, et par malheur à cette hostilité on n’aperçoit pas de terme.

Un autre marchand, un officier, mon cameriere avec qui je cause, me tiennent des propos semblables. Quelle vive et complète intelligence dans ces Italiens ! Ce cameriere, qui me conte son histoire, son mariage, ses réflexions sur la vie, parle, juge et raisonne comme un homme cultivé. — Un misérable guide, demi-mendiant dans une échoppe d’Assise, avait des opinions bien liées, et m’expliquait en sceptique l’état du pays. « Les paysans font la chasse aux conscrits, disait-il, mais c’est par jalousie ; leurs fils ont été pris, ils veulent faire prendre les fils des autres. Allez, le riche mange toujours le pauvre, et le pauvre ne mange jamais le riche. » Facilité de conception et promptitude d’expression : un pareil peuple est prêt pour le raisonnement politique ; on s’en aperçoit dans les cafés : la verve et l’abondance de la discussion sont étonnantes, et le bon sens est égal. Dans cette débâcle d’une révolution générale et d’un gouvernement incertain, chaque ville s’est administrée et maintenue par elle-même.

Ils s’accordent à dire que le parti libéral fait des progrès. Selon mon jeune officier, chaque année le nombre des réfractaires diminue ; cette année, tel bourg près d’Orvieto, où il tient garnison, n’en a plus un seul. À Foligno, où il a vécu, on ne compte que deux ou trois vieilles familles papales ; elles sont avares, arriérées ; l’une est parente d’un chinai ; le reste de la ville est pour Victor-Emmanuel. On loue à bon marché les biens ecclésiastiques aux paysans, ce qui les réconcilie avec le gouvernement ; on finira par les leur vendre, et alors ils seront franchement patriotes. En somme, l’ennemi du nouvel établissement, c’est le clergé ; ce sont les moines réduits à quinze sous par jour, ce sont les prêtres qui conseillent aux jeunes gens de fuir la conscription et de passer la frontière romaine. — Du reste, comme presque tous les Italiens que j’ai vus, il est catholique et croyant, blâme le Diritto, journal jacobin et excessif, pense que la religion peut s’accommoder avec le gouvernement civil. Ce qu’il désapprouve, c’est l’autorité temporelle du clergé ; que les prêtres se réduisent à leurs fonctions de prêtres, administrent les sacrements et donnent l’exemple des bonnes mœurs ; une fois contenus, ils deviendront meilleurs. À Orvieto, où il vit, on attribue aux moines beaucoup d’enfants de la ville, et c’est un mal. Il admire notre clergé qui est si décent, qui ne donne jamais de scandales ; il approuve le costume spécial que portent nos prêtres (en Italie, ils ne sont tenus qu’à s’habiller de noir) ; il raille ces monsignors romains préposés aux mœurs, surveillants des théâtres, qui vont dans la loge de la première danseuse lui défendre d’avoir des caprices. Selon lui, un tel état de choses provoque les gens contre la religion elle-même. À Sienne, aux vitres des boutiques, nous venons de voir la traduction du Maudit, de la Vie de Jésus du dernier livre de Strauss ; une gravure représentait la Vérité qui foudroie les prêtres entêtés et les hypocrites.

Mon impression, de Pérouse à Sienne, est que ce pays est semblable à la France. Les villageois sont à peu près aussi bien vêtus que les nôtres ; ils ont plus de chevaux ; beaucoup d’entre eux sont propriétaires. L’aspect des villages et des petites villes reporte l’esprit vers notre Midi. La contrée a la même structure, petites vallées et montagnes médiocres ; le sol semble aussi bien cultivé. Les anecdotes de garnison que me conte mon jeune officier, les intérieurs d’auberge et de petite bourgeoisie où je jette un regard, me rappellent trait pour trait un voyage que l’an dernier j’ai fait dans le centre et dans le sud de la France. Pour achever la ressemblance, on voit partout sur la route des soldats en congé ou qui rejoignent leur corps ; les gens ont l’air gai, leur conversation est vive comme chez nous. Les bourgs et les petites villes ont cet aspect provincial, un peu terne, assez propre, que nous connaissons si bien. On dirait une France arriérée, sœur cadette, qui grandit et se rapproche de son aînée. Si l’on considère ces partis qui sj combattent, d’un côté les vieux nobles et le clergé, de l’autre les bourgeois, les commerçants, tous les gens d’éducation et de profession libérale, entre les deux les paysans que la révolution tâche d’enlever à la tradition, la ressemblance devient frappante. Pour comble, on voit par leurs discours que leur modèle est la France ; ils répètent nos anciennes idées, ils ne lisent que nos livres. Les personnes un peu cultivées savent le français, presque jamais l’anglais ou l’allemand ; notre langue seule est voisine de la leur ; d’ailleurs ils ont besoin comme nous de gaieté, d’esprit, d’agrément et même de licence ; on trouve entre leurs mains non-seulement nos bons écrits, mais nos romans de second ordre, nos petits journaux, notre basse littérature. Toutes leurs grandes réformes vont dans le même sens, ils ont imité nos monnaies et nos mesures, ils organisent une Église salariée, sans biens propres, des écoles primaires, une garde nationale, et le reste.

Je sais les inconvénients de notre système, — la suppression des grandes vies supérieures, la réduction de toute ambition et de tout esprit aux idées et aux entreprises viagères, l’abolition des fiers et hauts sentiments de l’homme élevé dans le commandement, protecteur et représentant naturel de ceux qui l’entourent, la multiplication universelle du bourgeois envieux, borné et plat, que décrit Henri Monnier, tous les tiraillements, les vilenies, les appauvrissements de cœur et d’intelligence, dont les pays aristocratiques sont exempts. Pourtant, telle qu’elle est, cette forme de civilisation est passable, préférable à beaucoup d’autres, assez naturelle aux peuples latins, et la France, qui est aujourd’hui la première des nations latines, l’importe avec sa révolution et son code civil chez ses voisins.

Cette structure sociale consiste en ceci : un grand gouvernement central avec une forte armée, d’assez lourds impôts, et un vaste cortège de fonctionnaires qui sont maintenus par l’honneur et ne volent pas ; — un morceau de terre à chaque paysan, en outre des écoles et autres facilités pour qu’il monte dans la classe supérieure, s’il en est capable ; — une hiérarchie de fonctions publiques offerte comme carrière à toute la classe moyenne, les injustices étant limitées par l’établissement des examens et des concours, les ambitions étant contenues et contentées par l’avancement, qui est lent, mais qui est sûr : — bref, le partage à peu près égal de toutes les bonnes choses, de telle façon que chacun ait son morceau, personne un très-gros morceau et presque tous un petit ou médiocre, — par-dessus tout cela la sécurité intérieure, une justice suffisante, la gloire et la gloriole nationales. Cela fait des bourgeois médiocrement instruits, fort bien protégés, assez bien administrés, fort inertes, dont toute la pensée est de passer de deux mille francs à six mille francs de rente. En un mot, une quantité de demi-cultures et de demi-bien-êtres, vingt ou trente millions d’individus passablement heureux, soigneusement parqués, disciplinés, rétrécis, et qu’au besoin on peut lancer en corps. À prendre les choses en gros, c’est à peu près ce que les hommes ont encore trouvé de meilleur ; néanmoins il faudra voir dans un siècle l’Angleterre, l’Australie et l’Amérique.

  1. Di Jovis in tectis iram mirantur inanem Amborum et tantos mortalibus esse labores.
  2. 1304.
  3. 1451.
  4. Numéros 221, 222.
  5. Rio, Histoire de l’Art chrétien, t. II, p. 218.
  6. Vasari.
  7. Musée du Louvre.
  8. Comparer Aurélia de Gérard de Nerval et l’Intermezzo de Heine.
  9. E caddi, come corpo morto cade. Il y a vingt secousses presque égales dans la Divine Comédie.