Talleyrand émigré/02

La bibliothèque libre.
Talleyrand émigré
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 591-619).
◄  01
TALLEYRAND ÉMIGRÉ

II[1]
EN AMÉRIQUE (1794-1796)


I

Echappé aux persécutions des hommes, Talleyrand allait avoir affaire aux fureurs des élémens. Son navire avait levé l’ancre vers le milieu de mars. A peine fut-il sorti de la Tamise qu’une tempête violente l’assaillit. Jouet de la tourmente, serait-il englouti par les flots ou brisé sur quelque rocher ? Talleyrand eut des heures d’angoisse. La terre était en vue. D’un côté, c’était la France : les pourvoyeurs d’échafaud l’y guettaient ; de l’autre, l’Angleterre : il en était proscrit ! Des pêcheurs de Falmouth aperçurent par bonheur le bâtiment en détresse. Bravement, ils vinrent à son secours et le ramenèrent au port. Il était temps ; ses agrès étaient brisés, il voguait à la dérive.

A Falmouth, tandis qu’on réparait le navire, Talleyrand, installé tant bien que mal dans une auberge de matelots, fit une curieuse rencontre. Son logeur s’était vanté devant lui d’avoir pour pensionnaire un général américain : il voulut le voir. L’homme avait l’air triste et las. Après un échange de politesses banales, il s’efforça de rompre l’entretien. Aux questions sur le Nouveau Monde, il ne répondit que par des mots évasifs et brefs, et, quand Talleyrand lui demanda des lettres d’introduction pour les personnages des États-Unis : « Non !… » interrompit-il ; puis, avec un geste d’accablement : « Je suis peut-être le seul Américain qui ne puisse pas vous donner des lettres pour son pays… Toutes mes relations y sont rompues… Je ne dois jamais y rentrer[2]. » Et, sans ajouter un mot, la tête basse, le malheureux s’éloigna. C’était le général Arnold, le traître américain qui avait vendu aux Anglais son épée pendant la guerre de l’Indépendance et qui, maintenant, courbé sous la malédiction de ses compatriotes, cachant sa vie, attendait la mort impatiemment dans l’auberge misérable de Falmouth.

Dès que le vaisseau fut en état, il reprit la mer et, poussé par un bon vent, à la fin du mois d’avril, il accostait le quai de Philadelphie. Un des premiers soins de Talleyrand fut de faire part à Mme de Staël de son heureuse arrivée : « J’ai eu une traversée assez douce, chère amie, lui écrivit-il le 12 mai ; après trente-huit jours de mer à compter de Falmouth, je suis arrivé à Philadelphie. Les premiers huit jours, j’ai été souffrant ; deux ou trois jours encore, j’ai eu du mal être ; le reste du temps, je me suis porté de manière à faire vraiment de la peine à tous messieurs les catholiques émigrés ! — Nous n’avons pas rencontré un seul bâtiment dans tout notre voyage. Les chances pour être pris ne laissaient pourtant pas que d’être nombreuses, car les bâtimens anglais qui sont à Terre-Neuve arrêtent les navires américains et les retiennent dans leurs colonies ; les Français prennent et pillent ; les Algériens prennent et vendent : nous avons évité tous ces petits dangers-là ; ainsi j’ai fait ce que, dans toute autre disposition d’âme, j’appellerais un bon voyage[3]. »

A propos de ce « bon voyage, » Talleyrand ne souffle pas mot d’une aventure dont un ambassadeur de Danemark, le comte de Wattersdorff, prenait plus tard plaisir à faire le récit dans les salons de Paris. Un jour qu’une grosse frégate anglaise rôdait à l’horizon, et qu’on craignait que son capitaine ne prétendît visiter le navire américain, prestement, Talleyrand, qui ne voulait pas être reconnu, se serait déguisé en cuisinier du bord avec un bonnet de coton et un tablier blanc[4]… Quoi qu’il en soit de cette historiette, plus piquante que vraisemblable, Talleyrand avait senti s’éveiller en lui un tel goût pour la mer que, lorsque la vigie perchée sur le grand mât cria d’une voix joyeuse : « Terre ! terre ! » son cœur se serra. Il aurait souhaité faire durer le voyage ; et comme, juste à ce moment, un navire débouchait de la Delaware pour gagner le large, sans s’inquiéter du but de sa course, il envoya demander au capitaine s’il pouvait y monter. Plus une place n’était libre ; force lui fut de débarquer à Philadelphie.

Avec son port encombré de vaisseaux, ses larges avenues bordées d’arbres, ses maisons de briques bien bâties que décoraient souvent des frontons de marbre blanc, sa Bourse monumentale, ses luxueuses boutiques « aussi bien fournies que celles de Paris ou de Londres, » Philadelphie était alors la plus belle ville des États-Unis[5]. On y sentait bouillonner la vie. Partout des constructions neuves, des chantiers, des travaux en train. Dans les rues où se croisaient d’élégans équipages, une foule active et mêlée : blancs et noirs, hommes politiques et hommes de finance, ouvriers, matelots de tous les pays, chercheurs d’aventures ou coureurs de fortune, et, parmi les femmes, de ces quakeresses pâles, vêtues de robes grises uniformes, dont Chateaubriand devait en passant remarquer la beauté. Dès qu’un étranger débarquait d’Europe, les gens riches se le disputaient pour leurs grands dîners et leurs thés. Peu importait qu’il fût « philosophe, prêtre, homme de lettres, prince, arracheur de dents, » si l’on en croit les carnets de voyage du duc de Liancourt, il était mené au spectacle, assis aux tables de jeu, choyé, fêté. Le défaut de cette ville hospitalière et confortable, c’est que la vie y était hors de prix. « Les pensions, note le même duc de Liancourt, coûtent de 8 à 12 dollars par semaine, sans vin, sans feu particulier, sans lumière, » et le moindre domestique nègre se paye, même nourri et blanchi, de 10 à 12 dollars par mois. Or les émigrés de toutes nuances, dont Philadelphie était devenue, selon le mot d’un spirituel Français[6], « l’arche de Noé, » se présentaient d’ordinaire la poche assez mal garnie.

Talleyrand fut reçu au débarqué par une vieille connaissance, Théophile de Cazenove, qu’il avait rencontré à Paris dans le monde des affaires avant la Révolution, et qui, maintenant, agent de la Holland Land Company, habitait Philadelphie. Il passa quelques semaines sous le toit de cet obligeant ami. Grâce à Théophile de Cazenove et à un de ses cousins, — un autre Cazenove, consul de Suisse, — certaines formalités lui furent simplifiées près des autorités américaines. Dès le 16 mai, il put prêter le serment qu’exigeait la loi, entre les mains du maire de Philadelphie, Mathew Clarkson : « Je, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ex-administrateur du département de Paris, fils de Joseph-Daniel de Talleyrand-Périgord, général des armées de France, né à Paris, et arrivé à Philadelphie, venant de Londres, prête serment de fidélité au gouvernement de Pensylvanie et des États-Unis d’Amérique, déclare en outre, de mon plein gré et en connaissance de cause, que je ne commettrai jamais aucun acte préjudiciable à leur liberté et à leur indépendance[7]. »

L’arrivée de Talleyrand et de Beaumetz avait été un petit événement dans la capitale américaine. Le nom de Talleyrand, son passé d’évêque d’Autun, son rôle dans la Révolution étaient connus de l’autre côté de l’Atlantique. Les salons s’ouvriront devant lui. Il y retrouva des Français, d’anciens lieutenans de La Fayette et d’anciens constituans ; à leur tête, le vicomte de Noailles, Blacon, qui avait été député du Dauphiné aux États généraux, et l’un des ouvriers de la réconciliation de Mirabeau avec la Cour, Omer Talon. Les compagnons de ses espoirs déçus devenaient ses compagnons d’épreuves.

Mais Talleyrand cherchait dans le Nouveau Monde autre chose que des distractions mondaines à son exil. Ainsi qu’il l’avait écrit à Mme de Staël, il y était venu avec la ferme intention d’y parfaire son éducation politique. Il voulait approcher Washington et les hommes du gouvernement, causer avec les citoyens en vue de la jeune République, étudier sur le vif une démocratie fondée sur le double respect de la liberté et de la propriété. Il comptait sans les jacobins de France. Lorsque le secrétaire de la Trésorerie, Alexandre Hamilton, — le chef respecté des fédéralistes et le bras droit du président, — lui accorda audience, leur haine soupçonneuse s’émut ; et lorsqu’il fut question que Washington lui-même, sur une lettre d’introduction du marquis de Lansdowne, accueillît le proscrit, — comme il avait accueilli naguère Noailles et Talon, — ils perdirent tout sang-froid. Le représentant du gouvernement révolutionnaire, le citoyen Joseph Fauchet, se précipita chez le secrétaire d’Etat. Si Talleyrand est reçu au Palais de la Présidence, déclara-t-il bruyamment, jamais plus je n’y paraîtrai ; entre un émigré et moi, il faut choisir. A contre-cœur, Washington sacrifia Talleyrand. Non seulement il ne fut point admis à une audience publique, mais sa demande d’audience privée, quoique présentée par Hamilton lui-même, fut repoussée. Dans une longue lettre au secrétaire de la Trésorerie, le général président exposa, en s’en excusant, les raisons de son refus. « C’est mon désir et aussi mon devoir de fonctionnaire de la République, écrivait-il, de ne pas froisser des puissances amies en traitant leurs proscrits d’une manière où elles pourraient voir un blâme de leur conduite. Si d’ailleurs les émigrés sont hommes de bon caractère, ils en prendront leur parti ; ils doivent comprendre que, malgré cela, ils seront protégés dans leurs personnes et leurs propriétés, et qu’ils participeront à tous les avantages de nos lois. Pour le surplus, leur attitude à eux-mêmes en décidera, ainsi que la politesse des citoyens ordinaires qui sont, moins que les fonctionnaires du gouvernement, retenus par les considérations politiques[8]. »

Quelques semaines plus tard, Washington adressait à lord Lansdowne un billet très flatteur pour Talleyrand : « Le regret n’est pas mince pour moi d’avoir été empêché, par des motifs politiques que vous devinez sans peine, de témoigner à ce gentleman le cas que je fais de sa personne et de la recommandation de Votre Seigneurie. Mais j’entends dire que l’accueil qu’il a en général trouvé ici est fait pour le dédommager, dans la mesure où l’état de notre société peut le permettre, de ce qu’il a abandonné en quittant l’Europe. Le temps lui sera naturellement partout favorable ; un homme de son caractère, doué de ses talens et de ses mérites, est fait pour toujours s’élever au-dessus des inconvéniens passagers qui, en temps de révolution, résultent des divergences politiques[9]. »

Quant au citoyen Fauchet, ministre plénipotentiaire de France, les amabilités des Américains pour Talleyrand l’exaspéraient. Ce jacobin, dont Napoléon fera un de ses préfets, n’était pas dans le fond un méchant homme. Envoyé à Philadelphie par le Comité de Salut public, pour y mettre un terme aux extravagances et aux « malversations »[10] d’un pur entre les purs, le citoyen Genêt, il y faisait assez bonne figure et fut, en plus d’un cas, un diplomate prudent. Son malheur était de se ployer servilement, par goût ou par lâcheté, à toutes les basses besognes qu’imposait à ses agens le Comité de Salut public : espionner et dénoncer. Partout Fauchet voit des complots, partout il signale des trahisons ; ses auxiliaires eux-mêmes, Pétry et La Forest, n’échappent point à ses soupçons.


Citoyen ministre, écrit-il le 5 juin, il existe un plan infernal. Quel est-il ? Je l’ignore. Mais les auteurs en sont connus ; ils ont, je le jurerais sur ma tête, des correspondans en France et en Angleterre. Suis les faits que je vais te détailler, fais-en part au Comité de salut, et cherchez à pénétrer de votre côté le mystère des horreurs que l’on médite contre la République.

Beaumetz et Talleyrand, le ci-devant évêque d’Autun, sont arrivés à Philadelphie avec des recommandations de lord Shelburne. On a fait courir le bruit qu’ils avaient été chassés de Londres et qu’ils devaient être suivis de Lameth, de d’Aiguillon et d’André, etc. Ils étaient adressés à M. Hamilton, secrétaire des États-Unis, qui les a reçus, fêtés, présentés à ses amis. On les a invités à dîner dans toutes les maisons comme il faut. Je te laisse à juger quelle a été la joie des Talon et des Noailles qui ont reçu un renfort de constituans suivant leur cœur. On a paru vouloir les rapprocher de moi. Des membres du gouvernement, le vice-président lui-même, m’ont demandé si les nouveaux arrivés étaient venus me voir. J’ai vu le piège sur-le-champ, et j’ai répondu que je leur croyais beaucoup d’impudeur, mais que je ne leur en supposais pas encore assez pour visiter le représentant d’une nation qu’ils avaient trahie et vendue au despotisme. On a fait plus, on m’a invité à une assemblée où ils se sont trouvés ; je me suis retiré sur-le-champ et brusquement, avec la ferme volonté de ne jamais remettre les pieds dans cette maison. Cette conduite, il faut que je l’avoue, n’était point celle que voulaient que je tinsse mes collègues La Forest et Pétry ; ils étaient d’avis qu’il fallait que je restasse au contraire et que je leur disputasse le terrain ; que je paraîtrais les craindre si je tenais une autre conduite. « Eh bien ! leur ai-je répondu, je paraîtrai les craindre. J’espère que vous prendrez le même parti que moi… Je ne les crains point, mais je les abhorre, mais je les méprise eux et leurs partisans. » Tu seras bien plus indigné quand tu sauras que M. Hamilton voulait qu’ils fussent présentés au président des Etats-Unis. J’ai prévenu ce coup dont j’ai été instruit à temps, et je l’ai paré.


Suit, dans le même jargon révolutionnaire, un copieux exposé de ses démarches pour empêcher que Talleyrand et Beaumetz fussent reçus par Washington. Puis :


Ils n’ont pas, maigre cet échec, perdu l’espérance d’influencer le gouvernement. La conspiration qu’ils ont formée est peut-être la plus vaste et la plus adroitement ourdie de toutes celles qu’on a formées contre la liberté et par conséquent contre le bonheur des peuples. La minorité du Parlement d’Angleterre, les partisans du gouvernement des États-Unis, les ex-constituans et les monarchistes qui troublent maintenant et déchirent la France, les émigrés et les habitans des îles qui aiment le despotisme parce qu’il leur permet d’être despotes, et peut-être même les prétendus patriotes de la Hollande, se réunissent et forment cette ligue destructive des principes de l’égalité.


Le foyer du complot est à Philadelphie : « Des assemblées fréquentes se tiennent chez le ministre anglais, chez le ministre hollandais, chez le secrétaire de la Trésorerie… et le secrétaire de la Guerre. Beaumetz en est l’âme et paraît en public et au spectacle avec son complice d’Autun et tous ceux dont je viens de te parler. » Mieux encore : « D’Autun et Beaumetz voudraient s’emparer de Monroe, le nouvel envoyé des États-Unis près de la République française ; ils lui ont, fait demander par Hamilton une conférence soit comme ministre, soit comme particulier : il l’a refusée net. » Monroe est, en effet, un « excellent républicain… ; ses principes sont à toute épreuve[11]. »

Le 9 juin, Fauchet revenait à la charge. De nouveau, il appelait l’attention du ministre des Affaires étrangères de France sur les manigances de Beaumetz et de Talleyrand qui pourraient « affaiblir la bonne volonté, non pas du peuple, cela est impossible, mais du gouvernement américain. »

Au moment où Fauchet affublait ainsi les proscrits en conspirateurs, de tout autres pensées, semble-t-il, occupaient Talleyrand. Gagner de l’argent, devenir riche, très riche ; profiter de la fièvre d’agiotage qui secouait les Américains, telle était alors son idée fixe. « Ma raison, écrivait-il dès le 12 mai à Mme de Staël, me dit qu’il faut refaire un peu de fortune, afin de ne pas être dans la gêne et dans la dépendance continuelle lorsqu’on devient plus âgé… Il y a ici beaucoup d’argent à gagner, mais c’est pour les gens qui en ont. Si vous connaissez des gens qui aient envie de spéculer ici dans les terres, je ferai leurs affaires volontiers. Si j’avais un assez grand nombre de personnes qui me chargeassent de leurs affaires et qui m’y donnassent un intérêt, elles et moi y gagneraient beaucoup : elles, parce que les négocians américains, sont bien peu sûrs en affaires, et moi, parce que je n’aurais point de fonds à faire pour avoir un intérêt quelconque. Voyez un peu à cela. »

Les exemples qui l’entouraient fouettaient son ardeur et sa convoitise. En quelques mois, souvent en quelques semaines, des audacieux habiles conquéraient sous ses yeux des fortunes, Depuis que la compagnie du Sioto avait eu l’idée de détailler, sur les bords de l’Ohio, une région ingrate et d’accès ardu, sans cesse visitée par des sauvages qui scalpaient les blancs, et qu’elle y avait à demi réussi, en inondant l’Europe de prospectus où étaient promis « un climat délicieux et sain, à peine de gelées en hiver ; une rivière… riche en poissons excellens et monstrueux ; des forêts superbes d’un arbre qui distille le sucre et d’un arbuste qui donne de la chandelle ; du gros gibier en abondance, sans loups, renards, lions, ni tigres ; une extrême facilité de nourrir dans les bois des bestiaux de toute espèce (les porcs seuls doivent, d’un couple unique, produire sans soins en trois ans trois cents individus) etc. »[12] — il était de mode de spéculer sur les terrains. Parmi les amis de Talleyrand, presque tous s’étaient lancés. Cazenove avait merveilleusement réussi pour le compte de sa compagnie hollandaise, et le duc de Liancourt devait bientôt citer son établissement comme un modèle. Le consul général de France, La Forest, qu’un badigeon de jacobinisme sauvait provisoirement de la disgrâce, et avec qui Talleyrand était tout de suite entré en rapports, avait acheté, dès 1792, un domaine considérable dans l’État de Virginie[13]. Noailles et Talon, associés à l’un des gros manieurs d’argent du Nouveau Monde, le sénateur Robert Morris, étaient engagés dans une entreprise plus vaste encore. Ils avaient acquis sur les bords de la Susquehannah, rivière de Pensylvanie, plus d’un million d’acres incultes ; ils y avaient jeté les fondemens d’une ville où M. de Blacon et un autre réfugié, le chanoine de Bec de Lièvre, tenaient chacun une auberge pour les premiers colons ; et, par un grand luxe d’annonces dans les journaux, d’agens guettant dans les ports les nouveaux débarqués, ils comptaient attirer les émigrés d’Europe, leur revendre six francs l’acre qu’ils avaient payé quinze sous[14]. Après des hauts et des bas, l’affaire s’acheva dans un fiasco. Mais, en ce printemps de 1794, elle débutait ; tout était à l’espoir et à la confiance, et Talleyrand se rongeait de n’avoir pas en main les fonds suffisans pour tenter à son tour la fortune.

En attendant, afin d’éviter les chaleurs intolérables de Philadelphie et les maladies contagieuses, que multipliaient les émanations du port aux quais trop étroits et des cimetières enclos dans la ville, il partit à la découverte du pays.


II

En compagnie de son inséparable Beaumetz et d’un Hollandais, M. Heydecoper, Talleyrand quitta Philadelphie au commencement de juillet. Les voyageurs se dirigèrent vers le Nord. Tantôt roulant dans les stage-coachs qui parcouraient les routes cahoteuses et à peine tracées des États-Unis, tantôt à cheval, à pied, au gré de leur fantaisie, ils traversaient des forêts « aussi anciennes que le monde[15], » visitaient les exploitations des colons, s’arrêtaient dans les villes. La petite caravane ne s’aventura guère dans l’intérieur des terres. On la trouve sur les bords de l’Ohio qu’elle ne franchit point ; on la trouve surtout dans les États du Connecticut et du Maine. Le 4 août, elle est à Boston, d’où Talleyrand écrit à Mme de Staël.

Devant les rebuffades du sort et des hommes, Talleyrand s’était éloigné de Philadelphie en proie à un découragement aigre. La solitude, le grand air salubre eurent tôt fait de lui remonter le cœur. Dès que les dernières fumées de la ville s’évanouirent dans le lointain brumeux ; qu’il fut en pleine nature, sur le bord des prairies vertes ondulant à l’horizon sans fin ou dans l’ombre mystérieuse des forêts immenses, il raconte dans ses Mémoires qu’il se mit à rêver : « Notre imagination s’exerçait… dans cette vaste étendue ; nous y placions des cités, des villages, des hameaux ; les forêts devaient rester sur les cimes des montagnes, les coteaux être couverts de moissons et déjà des troupeaux venaient paître dans les pâturages de la vallée que nous avions sous les yeux. L’avenir donne aux voyages dans de pareils pays un charme inexprimable. » Lorsque, aux soirs des journées de marche, fatigués, Talleyrand et ses amis recevaient l’hospitalité dans les log-houses des fermiers américains, ce n’était plus seulement un dérivatif à leurs soucis, c’était un stimulant pour leur volonté qu’ils y rencontraient. En face de ces hommes forts et calmes, qui, défrichant, bâtissant, chassant, vaincus un jour, victorieux le lendemain, regardaient la vie avec un courage résolu, le Talleyrand de jadis reparaissait, le Talleyrand que la rafale avait plus d’une fois plié sans le briser et qui, à peine l’orage passé, se redressait au premier rayon de soleil.

Les voyageurs eurent des aventures qui achevèrent de les tirer d’eux-mêmes, — petites aventures très banales que, plus tard, dans sa vieillesse, Talleyrand rappelait encore gaîment. Quels éclats de rire une nuit, dans un grand bois, où, croyant un de ses compagnons égaré, il avait crié : « Etes-vous là ? » et que l’autre, d’une voix piteuse, avait répondu : « Oh ! mon Dieu oui, Monseigneur, j’y suis ! » tout comme si les branches entrelacées au-dessus de leurs têtes avaient été les arceaux gothiques de la cathédrale d’Autun. Une autre fois, les trois amis faillirent devenir des chasseurs de fourrures. C’était dans le Connecticut ; après une marche longue et dure, ils avaient pris gîte chez des trappeurs, et, tout en leur versant des rasades de bière forte et d’eau-de-vie, leurs hôtes dépeignaient avec un entrain joyeux la petite guerre contre les castors, contaient des histoires drôles, évoquaient des exploits. Peu à peu, ils furent séduits ; ils s’enrôlèrent d’enthousiasme dans la troupe des chasseurs ! Mais, le lendemain au réveil, leur belle flamme tomba, et quand il s’agit de partir pour plusieurs semaines avec quarante livres de provisions sur les épaules, ils furent tout penauds. Comment dégager leur parole ? Quelques dollars, distribués à propos, les tirèrent d’affaire.

Entre temps, Talleyrand songeait toujours aux moyens de s’enrichir. « Je me mets en mesure de faire des commissions d’Europe, écrivait-il le 4 août à Mme de Staël, et toutes celles que l’on me donnera me seront utiles. Si quelques-uns des amis de M. votre père envoyaient des bâtimens en Amérique, si quelques Suédois font ici des envois, soit à New-York, soit à Philadelphie, je suis en position de faire bien les affaires des personnes qui s’adresseront à moi directement. Je vous prie de mettre, à me procurer des commissions, un peu de votre activité. Il serait trop bête d’être ici pour n’y pas refaire de quoi exister d’une manière bien à l’abri des événemens. »

Dans son ardeur commerçante, Talleyrand, faute de mieux, se serait-il installé brocanteur ? On l’a prétendu[16], sans le prouver. Ce qui est plus sérieux, c’est qu’au cours de l’été de 1794, il commença à réaliser son projet de spéculation agraire. Il acheta, de compte à demi avec Beaumetz, un établissement que possédait dans le Maine le général Knox, secrétaire de la Guerre ; il le partagea en lots représentés par des actions et, à l’exemple de Noailles et de Talon, crut qu’il en trouverait parmi les émigrés le placement facile. Au début de novembre, l’affaire était sur pied, et Fauchet, toujours soupçonneux, mettait son gouvernement en garde contre les noirs desseins de Talleyrand et de ses associés : « La spéculation de ces agioteurs et leur espoir de réussite sont fondés uniquement sur les malheurs de leur ancienne patrie. Ils espèrent que le défaut de bonnes lois et l’impossibilité d’établir jamais la tranquillité au sein de la République feront déserter à la paix une partie considérable de la population de la France et ils se préparent à la recueillir. Ces conjectures désastreuses sont exprimées presque mot pour mot dans une lettre adressée dernièrement à l’évêque Talleyrand…[17]. »

Avec les premiers froids, Talleyrand regagna Philadelphie. Il avait loué, dans le quartier alors élégant de Third-Street-North, mais « au fond d’un méchant cul-de-sac, » une « chétive maison » que M. de Bacourt devait trouver, quarante ans plus tard, habitée par un boulanger allemand[18]. Là venait le voir son vieil ami de la Constituante, le duc de Liancourt, tout frais débarqué aux Etats-Unis pour y mener une vaste enquête sur le peuple américain, et « plus questionneur mille fois que le voyageur inquisitif dont parle Sterne[19]. » Là se rencontraient aussi trois hommes dont, sous le Consulat, il fera ses collaborateurs au ministère des Affaires étrangères : Th. de Cazenove, La Forest que nous connaissons déjà, et, avec eux, Blanc d’Hauterive, le consul de France à New-York, récemment destitué par le Comité de Salut public, et qui, pour ne pas mourir de faim, s’était fait jardinier. Au mois de juin, Talleyrand reprit son bâton de voyage ; il se rendit à New-York, déjà l’une des villes les plus prospères des Etats-Unis, et, malgré une épidémie de fièvre jaune, y resta jusqu’à la fin de l’été.

De toutes ces allées et venues, Talleyrand rapporta mieux que des impressions, des anecdotes ou des affaires ; il rapporta une ample moisson d’observations, qu’il a enregistrées au jour le jour dans ses lettres à Mme de Staël, à lord Lansdowne et à Mme de Genlis, et qu’il a condensées, sous le Directoire, dans deux admirables Mémoires pour l’Institut[20]. Jamais plus qu’en cette occasion, il n’est apparu sociologue hors pair et écrivain de valeur. C’était l’époque où Volney recueillait des notes pour son instructif Tableau du climat et du sol des Etats-Unis, où le duc de Liancourt préparait sur l’Amérique ses huit volumes méticuleux et lourds. Aussi documenté que l’un et l’autre, aussi exact, aussi précis, il les domine par l’ampleur de ses vues comme par l’éclat de ses peintures ; il est plus penseur et plus artiste. Voulez-vous apprécier sa manière ? Lisez cette page où il explique comment le caractère national des Américains, peuple nouvellement constitué et formé d’élémens divers, n’est pas encore décidé :


Que l’on considère ces cités populeuses d’Anglais, d’Allemands, de Hollandais, d’Irlandais, et aussi d’habitans indigènes ; ces bourgades lointaines, si distantes les unes des autres ; ces vastes contrées incultes, traversées plutôt qu’habitées par des hommes qui ne sont d’aucun pays : quel lien commun concevoir au milieu de toutes ces disparités ? C’est un spectacle neuf pour le voyageur qui, partant d’une ville principale où l’état social est perfectionné, traverse successivement tous les degrés de civilisation et d’industrie qui vont toujours en s’affaiblissant, jusqu’à ce qu’il arrive en très peu de jours à la cabane informe et grossière construite de troncs d’arbres nouvellement abattus. Un tel voyage est une sorte d’analyse pratique et vivante de l’origine des peuples et des états : on part de l’ensemble le plus composé pour arriver aux élémens les plus simples ; à chaque journée, ou perd de vue quelques-unes de ces inventions que nos besoins, en se multipliant, ont rendues nécessaires ; il semble qu’on voyage en arrière dans l’histoire des progrès de l’esprit humain. Si un tel spectacle attache fortement l’imagination, si l’on se plaît à retrouver dans la succession de l’espace ce qui semble n’appartenir qu’à la succession des temps, il faut se résoudre à ne voir que très peu de liens sociaux, nul caractère commun parmi des hommes qui semblent si peu appartenir à la même association.


Pour développer sa pensée, Talleyrand trace ces deux portraits du bûcheron et du pécheur américains, dont le mérite littéraire avait déjà frappé Sainte-Beuve :


Dans plusieurs cantons, la mer et les bois en ont fait des pêcheurs et des bûcherons ; or, de tels hommes n’ont point, à proprement parler, de patrie, et leur morale sociale se réduit à bien peu de chose. On a dit depuis longtemps que l’homme est disciple de ce qui l’entoure, et cela est vrai : celui qui n’a autour de lui que des déserts, ne peut donc recevoir des leçons que de ce qu’il fait pour vivre. L’idée du besoin que les hommes ont les uns des autres n’existe pas en lui ; et c’est uniquement en décomposant le métier qu’il exerce qu’on trouve le principe de ses affections et de toute sa moralité.

Le bûcheron américain ne s’intéresse à rien ; toute idée sensible est loin de lui. Ces branches si élégamment jetées par la nature, un beau feuillage, une couleur vive qui anime une partie de bois, un vert plus fort qui en assombrit une autre, tout cela n’est rien ; il n’a de souvenir à placer nulle part : c’est la quantité de coups qu’il faut qu’il donne pour abattre un arbre qui est son unique idée. Il n’a point planté ; il n’en sait point les plaisirs. L’arbre qu’il planterait n’est bon à rien pour lui, car jamais il ne le verra assez fort pour qu’il puisse l’abattre ; c’est détruire qui le fait vivre ; on détruit partout : aussi tout lieu lui est bon ; il ne tient pas au champ où il a placé son travail, parce que son travail n’est que de la fatigue et qu’aucune idée douce n’y est jointe. Ce qui sort de ses mains ne passe point par toutes les croissances si attachantes pour le cultivateur ; il ne sait pas la destinée de ses productions ; il ne connaît pas le plaisir des nouveaux essais ; et si en s’en allant il n’oublie pas sa hache, il ne laisse pas de regrets là où il a vécu des années.

Le pêcheur américain reçoit de sa profession une âme à peu près aussi insouciante. Ses affections, son intérêt, sa vie, sont à côté de la société à laquelle on croit qu’il appartient. Ce serait un préjugé de penser qu’il en est un membre fort utile ; car il ne faut pas comparer ces pêcheurs-là à ceux d’Europe, et croire que c’est, comme en Europe, le moyen de former des matelots, de faire des hommes de mer adroits et robustes : en Amérique (j’en excepte les habitans de Nantuket qui pêchent la baleine) la pêche est un métier de paresseux. Deux lieues de la côte, quand ils n’ont pas de mauvais temps à craindre, un mille quand le temps est incertain, voilà le courage qu’ils montrent ; et la ligne est le seul harpon qu’ils sachent manier ; ainsi leur science n’est qu’une bien petite ruse ; et leur action, qui consiste à avoir un bras pendant à bord d’un bateau, ressemble bien à de la fainéantise. Ils n’aiment aucun lieu, et ne connaissent la terre que par une mauvaise maison qu’ils habitent ; c’est la mer qui leur donne leur nourriture ; aussi quelques morues de plus ou de moins déterminent leur patrie. Si le nombre leur paraît diminuer à tel endroit, ils s’en vont, et cherchent une autre patrie où il y ait quelques morues de plus. Lorsque quelques écrivains politiques ont dit que la pêche était une sorte d’agriculture, ils ont dit une chose qui a l’air brillant, mais qui n’a pas de vérité. Toutes les qualités, toutes les vertus qui sont attachées à l’agriculture manquent à l’homme qui se livre à la pêche. L’agriculture produit un patriote dans la bonne acception de ce mot ; la pêche ne sait faire que des cosmopolites[21].


Talleyrand, qui aimait à indiquer les idées d’un trait léger, sans appuyer, ne poussa pas davantage, ce jour-là, le parallèle entre la pêche et l’agriculture. Il n’insista point sur le rôle social du travail de la terre, qui groupe les individus par la communauté des intérêts et en forme un peuple. Mais plus tard, confirmé dans son idée par l’expérience et le temps, il y reviendra ; évoquant dans ses Mémoires ses impressions d’Amérique, il écrira, sur l’agriculture, cette forte page, toujours juste, toujours vraie :


Un peuple nouveau et dont les mœurs, sans avoir passé par toutes les lenteurs de la civilisation, se sont modelées sur celles déjà raffinées de l’Europe, a besoin de rechercher la nature dans sa grande école ; et c’est par l’agriculture que tous les grands États doivent commencer. C’est elle, et je le dis ici avec tous les économistes, qui fait le premier fond de l’état social, qui enseigne le respect pour la propriété, et qui nous avertit que notre intérêt est toujours aveugle quand il contrarie trop l’intérêt des autres ; c’est elle qui, de la manière la plus immédiate, nous fait connaître les rapports indispensables qui existent entre les devoirs et les droits de l’homme ; c’est elle qui, en attachant les laboureurs à leurs champs, attache l’homme à son pays ; c’est elle qui, dès ses premiers essais, fait sentir le besoin de la division du travail, source de tous les phénomènes de la prospérité publique et privée ; c’est elle qui entre assez dans le cœur et dans l’intérêt de l’homme pour lui faire appeler une nombreuse famille sa richesse ; c’est elle aussi qui, par la résignation qu’elle enseigne, soumet notre intelligence à cet ordre suprême et universel qui gouverne le monde ; et de tout cela, je conclus que c’est elle seule qui sait finir les révolutions, parce qu’elle seule emploie utilement toutes les forces de l’homme, le calme sans le désintéresser, lui enseigne le respect pour l’expérience au moyen de laquelle il surveille les nouveaux essais ; puis, parce qu’elle offre toujours aux yeux les grands résultats de la simple régularité du travail ; enfin parce qu’elle ne hâte et ne retarde rien.


Que de morceaux il y aurait encore à détacher des notes de Talleyrand sur l’Amérique ! Sans préjugés et sans passions, il y voyait les hommes et les choses en philosophe, et tout lui était sujet de remarques frappantes, piquantes, profondes. Du premier coup, dans cette société en travail d’enfantement, chez ce peuple « qui un jour sera un grand peuple, le plus sage et le plus heureux de la terre[22], » il découvre et il signale les penchans qui deviendront avec le temps les traits distinctifs du caractère américain, — deux passions également violentes et qui, d’abord, semblent contradictoires, quoiqu’on les retrouve dans plusieurs républiques de l’antiquité et du moyen âge, dans l’Angleterre de Henri VIII, de Cromwell et de Guillaume d’Orange : la passion de l’indépendance et la passion de la fortune. Partout, dans ses courses à travers les États de l’Union, il les avait rencontrées étroitement jointes et il cite des anecdotes qui, mieux qu’une longue étude, les montrent sur le vif. Un jour par exemple, dans une petite ville du Maine, après avoir interrogé son hôte, « homme d’une grande respectabilité, » sur la qualité des terres et leur prix, il lui parle de Philadelphie. L’Américain n’y était encore jamais allé. « Quand vous irez, lui dit Talleyrand, vous serez bien aise de voir le général Washington. — Oh ! oui, certainement, répondit l’autre ; mais je voudrais surtout, ajouta-t-il avec l’œil animé, je voudrais voir Bingham que l’on dit être si riche[23]. » Washington le champion de la liberté, Bingham l’homme d’argent : à eux deux, ils incarnaient déjà l’Amérique !

Chassé du continent européen, Talleyrand n’avait pas apporté aux États-Unis l’âme d’un émigré. Il n’avait pas abjuré la Révolution, dont il était devenu la victime : loin de là ; il s’était plutôt confirmé, par le spectacle du Nouveau Monde, dans les idées qui l’avaient mêlé aux orages de sa patrie. Rien n’est plus curieux que de constater l’impression produite sur l’ancien évêque d’Autun, sur l’ancien prélat de cour, sur l’ancien promoteur de la destruction d’un clergé propriétaire et privilégié par cette liberté américaine où tous les cultes coexistent dans une complète égalité et puisent, au sein même de cette égalité, une sorte d’entente commune sur le terrain du droit pour tous. Il put croire que ce qu’il avait rêvé n’était point une chimère, puisqu’il le voyait transformé en une réalité féconde, pour la force et le développement d’un grand peuple. Lui-même a exprimé ce qui se passa dans son esprit :


Quelle n’est pas la surprise du voyageur lorsqu’il voit [les sectes religieuses] coexister toutes dans ce calme parfait qui semble à jamais inaltérable ; lorsqu’en une même maison le père, la mère, les enfans, suivent chacun paisiblement et sans opposition celui des cultes que chacun profère ! J’ai été plus d’une fois témoin de ce spectacle, auquel rien de ce que j’avais vu en Europe n’avait pu me préparer. Dans les jours consacrés à la religion, tous les individus d’une même famille sortaient ensemble, allaient chacun auprès du ministre de son culte, et rentraient ensuite pour s’occuper des mêmes intérêts domestiques. Cette diversité d’opinions n’en apportait aucune dans leurs sentimens et dans leurs autres habitudes : point de disputes, pas même de questions à cet égard. La religion y semblait être un secret individuel que personne ne se croyait le droit d’interroger ni de pénétrer. Aussi, lorsque, de quelque contrée de l’Europe, il arrive en Amérique un sectaire ambitieux, jaloux de faire triompher sa doctrine en échauffant les esprits, loin de trouver, comme partout ailleurs, des hommes disposés à s’engager sous sa bannière, à peine même est-il aperçu de ses voisins ; son enthousiasme n’attire ni n’émeut, il n’inspire ni haine, ni curiosité ; chacun enfin reste avec sa religion, et continue ses affaires.

Une telle impassibilité, que ne peut ébranler le fougueux prosélytisme, et qu’il ne s’agit point ici de juger, mais d’expliquer, a indubitablement Pour cause immédiate la liberté et surtout l’égalité des cultes. En Amérique, aucun n’est proscrit, aucun n’est ordonné : dès lors point d’agitation religieuse…


Talleyrand concluait :


La liberté, et surtout l’égalité des cultes, est une des plus fortes garanties de la tranquillité sociale ; car, là où les consciences sont respectées, les autres droits ne peuvent manquer de l’être[24].

A son retour d’Amérique, l’auteur de ces lignes sera l’un des négociateurs du Concordat, et, sous une forme nouvelle, il restera fidèle à la pensée de pacification sociale, par la liberté et l’égalité des cultes, qui avait irrévocablement saisi son esprit.

Talleyrand, qui n’avait pas abordé les Etats-Unis en émigré, les avait abordés, il faut lui rendre cette justice, en patriote. Il essaya d’y servir encore son pays. Tout de suite il avait reconnu que, malgré Rochambeau, La Fayette, les Broglie, les Noailles et autres paladins de la liberté américaine, la terre, nouvellement affranchie de l’Angleterre par le concours de nos armes, était demeurée au fond anglaise d’habitudes et d’intérêts. Pour la France seraient peut-être ses sympathies, pour elle ne seraient pas ses alliances. Le traité Jay[25], qui réconciliait commercialement la Grande-Bretagne avec sa colonie émancipée et que, en dépit d’une agitation de surface, la grande masse des Américains accepta, lui était la preuve qu’il voyait juste. « L’Amérique est tout anglaise, écrivait-il à lord Lansdowne ; c’est-à-dire que l’Angleterre a encore tout avantage sur la France pour tirer des États-Unis tout le bénéfice qu’une nation peut tirer de l’existence d’une autre nation[26]. » Revenu en France, dans son Mémoire pour l’Institut, il dira de nouveau : « Quiconque a bien vu l’Amérique ne peut plus douter maintenant que, dans la plupart de ses habitudes, elle ne soit restée anglaise ; que son ancien commerce avec l’Angleterre n’ait même pas gagné de l’activité, au lieu d’en perdre, depuis l’époque de l’indépendance des Etats-Unis, et que, par conséquent, l’indépendance, loin d’être funeste à l’Angleterre, ne lui ait été à plusieurs égards avantageuse. » A cela, quelles raisons ? Talleyrand les recherchait en appliquant une méthode d’analyse que ne désavoueraient pas nos modernes sociologues. « Ce qui détermine la volonté, posait-il d’abord en principe, c’est l’inclination, c’est l’intérêt. » Or les Américains ont avec les Anglais identité de langage, analogie de constitution et de lois, similitude d’éducation et de mœurs. Ces choses font que, « dans toutes les parties de l’Amérique que j’ai parcourues, je n’ai pas trouvé un seul Anglais qui ne se trouvât Américain, pas un seul Français qui ne se trouvât étranger. » Mais, plus fort, plus impérieux que les habitudes, il y a l’intérêt, — l’intérêt, mobile tout-puissant des volontés politiques : l’intérêt poussait les Américains vers les Anglais. C’étaient les Anglais qui les approvisionnaient, avec leurs manufactures, de tous les articles de consommation journalière ; c’étaient les Anglais qui, en retour, pour l’entretien de leurs colonies, achetaient les produits du sol américain. Ajoutez que, seuls au monde, les négocians britanniques pouvaient, grâce à leurs énormes capitaux, faire crédit un an et souvent plus, — avantage sans prix pour des gens qui se lançaient dans les affaires sans avoir d’avances. En face de tels liens d’intérêt, que chaque jour resserre, que pesaient des liens de reconnaissance, que chaque jour efface ! Qu’étaient les services rendus par La Fayette et ses amis auprès des services attendus des banquiers de Manchester ou des marchands de Londres ?

Talleyrand constatait avec dépit cet état de choses. Que l’Angleterre eût ainsi, sans lutte, le pas sur la France dans le Nouveau Monde, il lui était dur de s’y résigner. Noua-t-il avec Jefferson une intrigue pour contrecarrer la politique anglaise de Washington et des fédéralistes ? C’est invraisemblable, — d’autant plus invraisemblable que les mêmes gens qui le représentent en allié du chef des démocrates d’Amérique, de l’ami des jacobins de France jusque dans leurs pires excès, prétendent qu’à la même époque, songeant peut-être à se rapprocher des Bourbons, il se promenait dans les rues de Philadelphie avec une cocarde blanche à son chapeau[27]. Mais si Talleyrand ne se mêla point en Amérique au jeu des partis politiques, du moins n’y resta-t-il pas spectateur inactif des coups qui frappaient l’influence française. Il aurait voulu, sur le terrain de la libre concurrence, ouvrir plus largement les portes des États-Unis à notre industrie dont il sentait l’essor tout proche. Il rêvait de renverser les barrières qui s’opposaient à des relations commerciales avantageuses entre nos producteurs et les consommateurs du Nouveau Monde. Il entretenait son ami, Alexandre Hamilton, d’un vaste projet de suppression des douanes[28]. Hamilton écoutait, hochait la tête, et ne se laissa pas convaincre. Au moment même où Talleyrand lui développait ses belles théories libre-échangistes, il faisait adopter par le Congrès américain un nouveau tarif douanier, tel qu’aurait pu le concevoir le plus enragé des protectionnistes.


III

Tandis que Talleyrand faisait à travers l’Amérique des voyages d’affaires et d’études, les événemens marchaient en France. Le 9 Thermidor avait jeté bas Robespierre ; depuis lors, la guillotine s’était ralentie, les prisons s’étaient vidées : le cauchemar de sang se calmait. Au règne des forcenés du meurtre, succédait une autorité moins dure, celle des hommes que la peur avait rendus souvent complices du crime, mais pour qui le crime n’était pas l’unique raison d’être. Sieyès, Thibaudeau, Boissy d’Anglas, Cambacérès et leurs amis rentraient en scène ; les terroristes, pris de panique sinon de repentir, tâchaient de s’éclipser et réclamaient un vote d’oubli pour tous leurs votes de mort ; les survivans de la Gironde se hasardaient hors de leurs cachettes ; Carrier et Fouquier-Tinville, symboles vivans du régime disparu, montaient sur l’échafaud… D’un bout à l’autre de territoire, c’était une détente ; sur quelques points même, une réaction qui eut ses excès. La Convention, sous la pression de l’opinion publique, désavouait la Terreur. A Paris, la Jeunesse dorée, les Muscadins, les Incroyables criaient : A bas les jacobins ! à bas les anarchistes ! Le chant du Réveil du peuple couvrait le chant de la Marseillaise. Quelques émigrés se risquaient à rentrer chez eux. Des salons s’entr’ouvraient. Revenue l’une des premières, dès le mois de mai 1795, Mme de Staël invitait ensemble à l’ambassade de Suède, rue du Bac, les constitutionnels de 91 et les triomphateurs de Thermidor : Mathieu de Montmorency et Dupont de Nemours, Lanjuinais, Boissy d’Anglas, Marie-Joseph Chénier, Tallien, Barras. Tout en composant ses Réflexions sur la paix intérieure, elle projetait déjà d’organiser avec eux la République : les États-Unis serviraient de modèle ; et dans le gouvernement où le pouvoir serait partagé entre deux Chambres avec une aristocratie intellectuelle, peut-être songeait-elle à réserver une place à l’ami qui l’avait si souvent entretenue de l’Amérique, à Talleyrand rappelé d’exil[29].

A mesure que, par bribes, les lettres et les journaux dépeignaient ce revirement de la France, la pensée de Talleyrand s’orientait vers un avenir nouveau. Lui qui, naguère, parlait sérieusement de se fixer en Danemark ou bien de fonder en Louisiane un établissement définitif, il ne peut plus se résigner à être loin de Paris, — Paris où il a tour à tour réussi dans la politique et dans les affaires ! Déjà beaucoup de constitutionnels, ses camarades d’idées et de luttes, sont sortis de leurs prisons ou de leurs retraites : quand lui-même sortira-t-il de son exil ? La hâte le prend d’accourir à côté de ces revenans dans la bataille des partis, de s’installer avec eux, pour son plus grand profit, au cœur même de la République débonnaire qu’ils ont la prétention de former.

Il n’ose pas encore l’avouer à ses amis, ni peut-être se l’avouer à lui-même. Mais, déjà, sous sa plume, son secret transpire : « Je ne fais point de projets pour mon avenir, écrit-il à Mme de Genlis le 12 floréal an III ; c’est de l’Europe qu’il dépend : rien ne me ferait habiter un pays en guerre avec la France. J’ai l’Angleterre en horreur ; reste la Suisse, ou l’Amérique, et, jusqu’à présent, je préfère l’Amérique, parce que c’est celui de tous les pays où l’on aime le mieux notre République à laquelle, malgré les injustices que j’ai éprouvées de la part d’un des anciens partis dominans de la Convention, j’appartiens par tous mes sentimens et par toutes mes espérances[30]. »

Enfin, il n’y tient plus. Le 28 prairial (16 juin 1795) il adresse à la Convention une pétition. Je ne suis pas un émigré, prétend-il, et on ne doit pas me traiter comme tel. Pour la première fois, il invoque la fameuse mission en Angleterre que lui aurait confiée, après le 10 août, le gouvernement provisoire. Puis, il rappelle le décret du 5 décembre le mettant tout à coup hors la loi, son départ forcé d’Angleterre lorsque l’alien bill lui fut appliqué, son arrivée en Amérique « où il réside encore en attendant qu’il lui soit permis de revoir sa patrie, et digne d’elle par ses principes et ses sentimens. » On ne peut pas assimiler, poursuit-il, un contumace à un émigré ; « la fuite causée par un décret d’accusation et, à plus forte raison, l’absence prolongée par ce motif, n’a aucun rapport avec le départ volontaire qui constitue le délit de l’émigration ;… la Convention nationale a reconnu que ceux qui, depuis le 31 mai, avaient été persécutés par des mandats d’arrêt, dénonciations, etc., étaient autorisés à reparaître. Talleyrand, décrété d’accusation depuis le 2 septembre 1792, est absolument dans le même cas, car les prisons étaient alors ce que toute la France est devenue depuis sous la tyrannie de Robespierre, et il eût été insensé de se constituer prisonnier au milieu des troubles qui déchiraient alors la République… Plein de confiance dans la justice de la Convention, dans celle des citoyens qui exercent aujourd’hui le pouvoir judiciaire, il demande qu’il lui soit permis de venir se présenter devant le tribunal indiqué pour le juger, sans qu’il puisse être considéré comme émigré, alors qu’il n’est précisément que contumace, et contumace à une époque où les représentons eux-mêmes, menacés ou victimes, ne pouvaient garantir l’appui de la loi aux innocens. »

Envoyée à Mme de Staël ou à des Renaudes, l’ex-grand vicaire toujours fidèle de l’évêché d’Autun, cette supplique servira quand l’heure sera venue. D’ici là, n’ayant rien de mieux à faire pour distraire son attente, Talleyrand s’installa pendant l’été à New-York. Il acheva de s’y lier avec un personnage intéressant, un Anglais, Thomas Law, qu’il avait rencontré au cours de ses voyages. Fonctionnaire du Bengale, plus ou moins méconnu par le gouvernement britannique, Law avait apporté dans le pays des libres expériences son esprit d’entreprises. Ingénieux et pratique, il avait tout de suite trouvé en Talleyrand un partenaire de choix ; il avait piqué sa curiosité en lui expliquant un système d’impôts dont il était l’inventeur, et que l’ancien ami de M. de Calonne a loué sans réserve dans une lettre à lord Lansdowne. Il l’entretenait surtout de l’Inde, de ses ressources, de son avenir, et ce furent sans doute ses récits, joints à ceux des armateurs américains, qui étaient revenus du Bengale en 1794, les poches pleines d’or, qui inspirèrent à Talleyrand l’idée de tenter, sur les bords du Gange, une spéculation. L’ami Beaumetz fut bientôt de la confidence. On fréta un navire ; plusieurs importantes maisons de Philadelphie et des capitalistes hollandais fournirent la cargaison ; un équipage fut enrôlé ; il était même question que Talleyrand, au cas où la Convention inflexible maintiendrait son décret d’accusation, s’embarquât avec Beaumetz. Un incident bizarre avait cependant jeté un froid entre les deux inséparables. Un jour que, de la « Batterie » de New-York, ils surveillaient ensemble le chargement de leur bateau, Talleyrand avait senti le regard de son ami se poser sur lui : regard étrange, sinistre. « Malheureux, qu’as-tu ? s’écria Talleyrand. Tu en veux à ma vie ! Tu te prépares à me précipiter dans l’eau ! » Beaumetz devint tout pâle. « C’est vrai ! répondit-il. Depuis quelque temps, l’idée de te tuer me hante ; j’y ai résisté de toutes mes forces, mais j’allais y succomber lorsque tu l’as devinée. Fasse le ciel que cette obsession soit à jamais arrachée de mon esprit[31] !… » Talleyrand avait souri, mais il avait eu peur ; et la perspective d’affronter une traversée très longue avec un compagnon ainsi halluciné ne lui disait rien de bon. Calcutta ne lui apparaissait d’ailleurs que comme un pis aller, comme une dernière carte à se ménager.

Son rêve, c’était Paris. De jour en jour, il était plus impatient de s’en rapprocher. « Si je reste encore un an ici, mandait-il à Mme de Staël, j’y meurs[32]. » Et, le 8 septembre, il reprenait : « Ou il y aura un tremblement de terre général en Europe, ou j’y retournerai au mois de mai prochain : cela est arrêté dans mon esprit. » Il ne lui suffisait pas que le passé fût absous, il voulait qu’il fût effacé. « Il ne faut pas que mon décret d’accusation à moi seul soit rappelé. Il y a plusieurs personnes qui sont dans la même situation et dont on doit rapporter les décrets. Je voudrais être avec eux (sic) ; avoir une expédition de cet anéantissement de décret donnée par le Comité de sûreté publique ; et ensuite que, sur le vu de mon passeport, mon émigration fût jugée et que l’on me fît parvenir un acte de ce jugement… Alors je vous écrirai le moment de mon départ et où j’arriverai… Si je choisissais Hambourg, de Hambourg j’irais en Angleterre et d’Angleterre en France… Faites démener l’abbé des Renaudes, ajoutait-il, en guise de conclusion ; il doit connaître ce pays-ci supérieurement puisqu’il n’a jamais été arrêté[33]. »

Lorsque Talleyrand écrivait cette lettre, il était redevenu citoyen français : le 18 fructidor (4 septembre), la Convention avait, d’un même geste, aboli le décret d’accusation qui pesait sur sa tête et rayé son nom de la liste des émigrés. Mais la partie avait été dure ; seule, l’activité passionnée de Mme de Staël avait pu la gagner.

C’est qu’en ce mois de septembre 1795, l’heure n’était point propice aux émigrés. Evocation de la France d’hier, tous confondus avec les soldats de l’armée de Condé ou les réfugiés de Coblentz, leur retour froissait trop de préjugés, portait ombrage à trop d’intérêts. Fraîche encore, l’affaire de Quiberon servait de prétexte aux rigueurs. Contre les émigrés, les conventionnels divisés se retrouvaient unis. Quand, le 5 fructidor, le ci-devant boucher Legendre, — le même qui venait de dénoncer furieusement Mme de Staël en pleine assemblée, — les avait une fois de plus voués à l’exécration des républicains, il y avait eu sur tous les bancs des marques d’assentiment. Était-ce bien le moment de parler de Talleyrand ? Mme de Staël n’eut pas une minute d’hésitation. Son ami avait jeté vers elle un cri de détresse ; qu’importe dès lors qu’elle soit menacée, elle ne songe qu’à lui : il veut revenir, il reviendra. Noblement elle relève les courages vacillans de ses alliés, les députés qui sont les hôtes de son salon ; elle leur communique sa flamme, leur dicte leurs actes, leur souffle leurs discours. Pour attendrir et exalter Chénier, aine de poète, on raconte qu’elle lui fait chanter, par une jeune femme dont il est épris, des vers émouvans de son frère André[34]. Le 13 fructidor, dans une discussion relative aux radiations provisoires, un autre de ses nouveaux familiers, Talien, reprenant à la tribune les argumens qu’a déjà produits Rœderer dans une brochure retentissante[35], distingue entre les émigrés et les fugitifs ; sur les premiers, il appelle les foudres de la nation ; pour les autres, il réclame l’indulgence ou plutôt la justice. Dans leurs rangs, s’écrie-t-il, on rencontre « de ces fondateurs de la liberté, de ces citoyens qui ont rendu les plus grands services à la patrie, » et il trouve moyen de citer en exemple Talleyrand-Périgord, qui « a été mis sur la liste des émigrés quoiqu’il soit sorti avec une mission du gouvernement. »

Le même jour, 13 fructidor, des Renaudes déposait sur le bureau de la Convention la pétition de Talleyrand ; l’ancien abbé, maintenant professeur aux Ecoles centrales de Paris, y joignit une note pour bien préciser que le proscrit n’avait quitté la France qu’avec un passeport et une mission du gouvernement. « Il est de principe, ajoutait-il, même dans le code de l’émigration, que celui qui a reçu une mission pour les pays étrangers n’est tenu de rentrer qu’après son rappel ; et il est de fait qu’aucun rappel n’a eu lieu à l’égard de Talleyrand[36]. »

Premières cartes d’un jeu serré, l’allusion de Tallien à la tribune, le dépôt de la pétition de Talleyrand sur le bureau de la Convention n’engageaient pas la partie décisive. Avant de pousser plus loin, les amis de Mme de Staël voulurent de nouveau tâter l’adversaire ; s’il semblait trop puissant, trop irréductible, on en resterait là, on attendrait une occasion meilleure. Justement, le 17 fructidor, la Convention était appelée à se prononcer sur le cas de l’ex-général de Montesquiou, fugitif comme Talleyrand et qui, comme lui, avait envoyé à l’Assemblée une pétition. De l’issue du débat se dégagerait la conduite à tenir. La séance fut orageuse : la Montagne grondait ; ainsi qu’aux beaux jours de Robespierre, les tribunes étaient houleuses, menaçantes[37]. Cependant, les modérés tinrent bon, et la discussion, ardente et prolongée, se termina en faveur de Montesquiou. Les augures étaient favorables à Talleyrand.

Le lendemain, 18 fructidor, Marie-Joseph Chénier donna lecture de son rapport sur la pétition de Talleyrand. L’ancien évêque d’Autun, dit-il, est un « des fondateurs de la liberté ; « il n’a point, comme [les émigrés], ces enfans dénaturés, tourné contre la patrie un fer parricide ; » il est sorti de France « avec une mission du gouvernement. » Pour preuves, l’orateur brandit le passeport signé par les membres du Conseil exécutif provisoire ; il cite le fameux Mémoire du 25 novembre 1792 sur les rapports de la France avec les autres États de l’Europe, découvert dans les papiers de Danton. Et, pendant qu’ainsi Talleyrand « s’occupait à consolider la République,… sans rapport préalable et sans motif, » il était décrété d’accusation ! « Je réclame de vous Talleyrand, continue Chénier ; je le réclame au nom de l’équité nationale, je le réclame au nom de la République qu’il peut servir par ses talens, au nom de la haine que vous portez aux émigrés, et dont il serait la victime comme vous, si des lâches pouvaient triompher ! » Génissieu appuie la proposition de Chénier. Brival rappelle que l’evêque d’Autun, le premier entre les privilégiés, a renoncé à ses privilèges, et qu’il a établi l’Eglise constitutionnelle. Mais Legendre veille, il monte à la tribune ; n’osant pas attaquer de face, mille fois plus dangereux avec ses airs de douceur, il demande l’ajournement : Qu’on renvoie, dit-il, la pétition au Comité de législation qui fera un rapport. A ce moment, Boissy d’Anglas prend la parole : « Il ne s’agit point ici d’amitié, mais de justice ; Talleyrand n’est pas émigré[38]. » On vote, et, au milieu des applaudissemens, la motion présentée par Chénier est adoptée : « La Convention nationale décrète que Talleyrand-Périgord, ancien évêque d’Autun, peut rentrer sur le territoire de la République française, et que son nom sera rayé de toute liste d’émigrés ; en conséquence, elle rapporte le décret d’accusation lancé contre lui[39]. »

Talleyrand reçut la bonne nouvelle à New-York au commencement de novembre. Son premier mouvement fut d’adresser à l’amie généreuse et fidèle, à Mme de Staël, un très tendre merci. « Voilà donc, grâce à vous, lui écrit-il le 14 novembre, une affaire terminée ; vous avez fait en totalité ce que je désirais… Au printemps, je partirai d’ici pour le port que vous m’indiquerez, et le reste de ma vie, quelque lieu que vous habitiez, se passera près de vous… M. de Staël me donnera-t-il une petite chambre ? C’est chez vous que je voudrais descendre en arrivant. » Et, après avoir embrassé Mathieu, Mme de Valence, Castellane, il ajoute : « Chère amie, je vous aime de toute mon âme. » Hélas ! cette reconnaissance si chaude ne devait pas résister à l’épreuve du temps. Relatant dans ses Souvenirs les circonstances de son retour, Talleyrand n’aura pas un mot de gratitude pour Mme de Staël, il ne citera même pas son nom à côté de celui de Chénier ; et, par une défaillance de mémoire plus étrange encore, oubliant sa pétition imprimée tout au long dans le Moniteur, ses démarches que pouvaient rappeler tant de témoins, il écrira : « Le décret de la Convention qui m’autorisait à rentrer en France… avait été rendu sans aucune sollicitation de ma part, à mon insu ! »

Se voyant déjà sur le chemin de la France apaisée, Talleyrand revint passer l’hiver à Philadelphie. Plus que jamais, la capitale des Etats-Unis était devenue le rendez-vous de ceux qu’on pourrait nommer les Français de 89, — fayettistes, constituai et gens du même bord pour lesquels l’Europe de la coalition s’était montrée inhospitalière, et qui, peu à peu, avaient réémigré en Amérique. Suivant l’expression d’un témoin, ils faisaient assez l’effet d’une réunion d’ombres, lesquelles, n’étant plus de ce monde, auraient gagné l’autre avec un état d’âme, rempli de leurs regrets, de leurs espérances, de toutes leurs ambitions et de toutes leurs pensées, où s’était comme figé le rêve de leur existence[40]. Talleyrand, à qui les souvenirs ne suffisaient pas encore et qui n’avait nullement renoncé à vivre, apportait dans ce milieu fossile un regain de jeunesse. On vit alors ce que le public ne devait pas voir souvent, un Talleyrand bon enfant. Un des hommes qui le connurent de plus près pendant son séjour en Amérique, Morean de Saint-Méry, — Moreau de Saint-Méry qui rappelait avec emphase qu’il avait été « roi de Paris pendant trois jours, » parce qu’il y avait présidé en 1789 le collège électoral, et qui, tombé de ce pinacle, tenait simplement à Philadelphie un magasin de libraire où, malheur suprême après tant de catastrophes, il finira par faire une faillite de vingt-cinq mille francs, — Moreau de Saint-Méry raconte que l’ancien évêque d’Autun, hôte le plus assidu de son arrière-boutique, en était aussi le boute-en-train. Presque chaque soir, une troupe de Français se retrouvaient dans ce salon de l’exil et, assis sur des chaises de paille, devisaient entre eux de leurs soucis : parmi eux, il y avait de grands noms comme Noailles, La Rochefoucauld, Talon ; des noms célèbres comme Volney. Pendant que l’ancien « roi de Paris » dînait maigrement, devant l’assistance, d’un peu de riz au lait cuit sur le poêle de son magasin, Talleyrand dégustait à petites gorgées ininterrompues un vieux madère et faisait voler les propos joyeux. Quelquefois Blacon, taquin, l’accablait de « Monseigneur, » et c’était un fou rire général quand l’autre, pour se démonseigneuriser, lui donnait « de son poignet de fer ce que les enfans appellent les manchettes[41]. »

Talleyrand, qui avait toutes les audaces, scandalisa-t-il les Américains, ainsi que le prétend le comte de Moré, en s’affichant avec une négresse ? On les aurait rencontrés dans les rues de Philadelphie bras dessus bras dessous, en plein jour, Celle interprétation de la déclaration des droits de l’homme ne fut point, paraît-il, du goût des concitoyens de Washington. Cependant, ajoute Moré, tel était le charme de Talleyrand qu’après quelques holà ! on lui passa cette fantaisie douteuse. Il avait gagné dans toute l’Amérique, par sa bonne grâce et son esprit, une popularité dont M. de Bacourt, représentant de la Monarchie de Juillet aux Etats-Unis vers 1840, devait retrouver encore des traces.

En dépit des distractions que lui offrait Philadelphie, Talleyrand ne perdait pas de vue Paris où, sous le régime de la Constitution de l’an III, était en train de s’établir le gouvernement du Directoire. Les élections venaient avec éclat de ratifier la chute des hommes de la Terreur ; d’un bout à l’autre du territoire, les tendances à la modération, les idées de pacification avaient été approuvées. Au Conseil des Anciens comme au Conseil des Cinq-Cents, Talleyrand reconnaissait des amis ; parmi les directeurs eux-mêmes, il devinait déjà des personnages faits pour le comprendre, et, redevenu citoyen français, il était impatient de témoigner son bon vouloir à ces maîtres nouveaux du pays. Une de leurs tâches les plus pesantes, les plus ardues, était de ravitailler Paris affamé par les suites de la Terreur, Paris sombre et farouche que les femmes emplissaient du refrain tragique : Du pain ! du pain ! Dans ses lettres à des Renaudes et à Mme de Staël, il multipliait les avis sur les subsistances à tirer d’Amérique, — farines, riz, salaisons ; il indiquait les meilleurs intermédiaires, les courtiers auxquels on devait s’adresser pour n’être pas trop volé[42] ; il offrait ses bons offices.

Au lieu de muser ainsi, pourquoi ne prenait-il pas tout bonnement le paquebot qui, par le plus court chemin, le ramènerait en France ? Il écrivait à Mme de Staël, le 8 mars 1796 : « J’attends que le coup de vent de l’équinoxe soit passé, et immédiatement après, je m’embarque pour Hambourg. » L’équinoxe passa, il ne s’embarqua point. Peut-être, avant de se lancer, voulait-il qu’un courant se dessinât dans la politique hésitante et trouble du Directoire ? Peut-être avait-il à liquider quelque affaire ? Le 27 mai, le bâtiment équipé par ses soins mit à la voile vers Calcutta ; il emportait Beaumetz qui venait, sous une pluie de quolibets, d’épouser une veuve sans argent et mère de trois enfans… A son heure, le 13 juin[43], Talleyrand monta enfin sur un brick danois et dit adieu à l’Amérique.

Ce fut à Hambourg qu’il débarqua à la fin de juillet. La ville était bien choisie. Halte habituelle des courriers et des voyageurs, elle était le carrefour où affluaient les nouvelles de Paris et de Berlin, de Londres et de Vienne ; mieux que partout ailleurs, on y apprenait vite et bien les moindres événemens. Des émigrés de marque, parmi lesquels Talleyrand comptait des amis, en avaient, à cause de cela, fait leur résidence. Tous le reçurent avec joie, tous lui firent fête, — tous, sauf Mme de Flahaut, en train de nouer avec le ministre de Portugal, M. de Souza, une intrigue sentimentale qui se terminera par un mariage, et qui, toute craintive en face du passé qui se dressait devant elle, envoya un à émissaire bord même du brick danois pour insinuer au revenant de ne pas descendre à terre et de retourner dare dare en Amérique. Talleyrand écouta poliment la communication, mais n’en tint aucun compte. Il passa un mois à Hambourg. Il y eut des fièvres dont il se guérit avec peine ; il y vit Mme de Genlis, à qui il jura ses grands dieux qu’il « était dégoûté pour la vie des affaires, et que rien au monde ne pourrait le déterminer à s’y rengager ; » il y vit Gouverneur-Morris, la princesse de Vaudemont, Valence, tant d’autres qu’il avait jadis connus ; peut-être l’ancien secrétaire de la légation de Chauvelin à Londres, devenu ministre plénipotentiaire de la République française près des villes hanséatiques, Reinhard[44], qui lui était fort attaché. Mais, avec sa prudence ordinaire, il se tint très à l’écart des partis : « Je ne sais pas un mot de ce que l’on appelle la politique des Français qui sont à Hambourg ou à Altona, mandait-il à Mme de Staël dans un spirituel billet. Ce qui me revient, c’est que tout ce monde-là déteste l’Angleterre et désire rentrer en France. La vente des biens fait des milliers de républicains. On parle d’un parti d’Orléans, dont le chef, à ce que me disait ces jours-ci mon médecin, ne pense qu’à aller en Amérique ; d’un parti Lameth, qui est composé de deux personnes, dont l’impotent d’Aiguillon se trouve être une ; d’un parti Dumouriez, formé par son valet de chambre Baptiste et son chirurgien-major : les trois partis ensemble font bien à peu près huit ou neuf personnes. Si votre Suisse ne fournit pas de rassemblemens plus dangereux, je vois que nous serons, cet hiver, fort tranquilles à Paris[45]. » Les mêmes amateurs de commérages qui ont, à Hambourg, déguisé Talleyrand en orléaniste, ont raconté que le Directoire, pressé d’employer ses talens, l’aurait chargé à Berlin d’une mission secrète[46] : bien secrète, en effet, cette mission, car, dans aucun document de l’époque, il n’en est question !

De Hambourg, Talleyrand se rendit tout droit à Amsterdam, puis à Bruxelles, et de là à Paris. Il y rentra sans bruit le 20 septembre, flairant le vent, tout prêt à saisir la première occasion que lui offrirait la fortune.


BERNARD DE LACOMBE.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 231.
  3. Revue d’histoire diplomatique (1890), p. 209.
  4. L.-G. Michaud, Histoire politique et [privée de Ch.-M. de Talleyrand, p. 28. Cette anecdote paraît d’autant plus imaginée de toutes pièces que Talleyrand était sur un navire américain et non, comme le dit Michaud, sur un navire danois.
  5. Voyez La Rochefoucauld-Liancourt, Voyage dans les États-Unis d’Amérique fait en 1795, 1796 et 1797, t. VI, p. 312 et suiv. ; Mémoires du comte de Moré, p. 143 et suiv. ; Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe (éd. Biré), 1. 1, p. 355-356.
  6. Mémoires du comte de Moré, p. 147.
  7. Manoirs of Mathew Clarkson (1735-1800). Cf. l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, année 1891, p. 158.
  8. 6 mai 1794. Writings of George Washington, edited by W. C. Ford, t. XII, p. 428.
  9. 30 août 1794. Writings of George Washington, t. XII, p. 429, note. Cf. Bulwer, Essai sur Talleyrand, p. 139-140.
  10. Arrêté du Comité de Salut public du 20e jour du premier mois de l’an II (11 octobre 1793). Recueil des actes du Comité de Salut public, t. VII, p. 359-360.
  11. Correspondence of the Frennh Ministers to the United States (1791-1797), edited by F. J. Turner, p. 378-381.
  12. Voyez Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis (Œuvres complètes, éd. de 1821, t. VIII, p. 346-357).
  13. G. de Grandmaison, Correspondance du comte de La Forest, ambassadeur de France en Espagne, t. I. Introduction, p. XII.
  14. Voyez La Rochefoucauld-Liancourt, op. cit., t. I, p. 151 et suiv. ; Mémoires de Moré, p. 150-153 ; lettre de Fauchet du 9 novembre 1794.
  15. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 234.
  16. Voyez l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux (1896), p. 163.
  17. 9 novembre 1794 (Correspondence of French Ministers, p. 466).
  18. Bacourt, Souvenirs d’un diplomate, p. 176 et 334.
  19. Talleyrand à Mme de Genlis, Cette lettre fut sans aucun doute écrite pendant l’hiver ou au printemps de 1796. Talleyrand la date, en effet, de Philadelphie ; il y parle du duc de Liancourt, arrivé en Amérique seulement à la fin de 1794, et de son séjour à New-York qui eut lieu pendant l’été de 1795. (Mémoires de Mme de Genlis, t. V, p. 56.)
  20. Essai sur les avantages à retirer des colonies nouvelles dans les circonstances présentes, lu à la séance publique de l’Institut national, le 26 messidor an V ; et surtout Mémoire sur les relations commerciales des Etats-Unis avec l’Angleterre, lu le 15 germinal an V.
  21. Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis avec l’Angleterre.
  22. Rapport de Talleyrand au Premier Consul, fait en 1800, pour lui proposer d’élever une statue à Washington. Aff. étrang., États-Unis, 51, pièce 172.
  23. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 238.
  24. Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis avec l’Angleterre. Il est à noter que Talleyrand, dans son discours à l’Assemblée constituante du 7 mai 1791, semble avoir été l’un des premiers, parmi les hommes de la Révolution, qui ait eu nettement l’idée de la liberté des cultes. Cf. Talleyrand évêque d’Autun, p. 284-291.
  25. Ce traité fut conclu le 19 novembre 1794.
  26. 1er février 1793. (Pallain, La Mission de Talleyrand à Londres en 1792, p. 424.)
  27. Voyez Life of prince Talleyrand (Philadelphie, 1834) p. 217-219. Dans les Writinqs of Thomas Jefferson, il n’apparaît nulle part que Talleyrand ait connu cet homme d’État pendant son séjour en Amérique.
  28. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 243-244.
  29. Sur les idées et le salon de Mme de Staël à cette date, voyez A. Sorel, Mme de Staël (3e édit.), p. 59, et Paul Gautier, le Premier exil de Mme de Staël, dans la Revue du 15 juin 1906.
  30. Cette lettre inédite ne porte pas le nom de la destinataire, qui était alors fixée sur les « bords de l’Elbe, » et je ne vois que Mme de Genlis à qui Talleyrand ait pu l’écrire.
  31. C’était Talleyrand qui, dans sa vieillesse, racontait cette anecdote. M. de Dacourt, de passage à New-York en 1840, tint à visiter la Batterie, où la scène s’était passée. (Souvenirs d’un diplomate, p. 19.)
  32. Mme de Staël rappelait à Talleyrand cette phrase, qui ne se trouve pas dans les lettres publiées par le duc de Broglie, en lui écrivant le 28 février 1809.
  33. Revue d’histoire diplomatique (1890), p. 215.
  34. Colmache, Revelations of the Life of prince Talleyrand, p. 228.
  35. Des fugitifs français et des émigrés. Dans cette brochure, parue en août 1795, Rœderer faisait l’éloge de la conduite de Talleyrand et de Beaumetz en Angleterre et en Amérique, et de celle de Montesquiou en Suisse ; il ajoutait : « Ces hommes ont-ils cessé un seul instant d’être Français ? » (p. 14).
  36. Moniteur universel du 17 fructidor an III.
  37. Courrier républicain du 18 fructidor.
  38. Voyez, pour le débat, le Moniteur universel du 21 fructidor.
  39. Procès-verbaux imprimés de la Convention nationale, t. LXIX, p. 39.
  40. Voyez les Mémoires du comte de Moré, p. 148.
  41. Journal de Moreau de Saint-Méry, cité par le baron Pichot, Souvenirs intimes sur M. de Talleyrand, p. 209-210.
  42. Voyez notamment une lettre à Mme de Staël du 20 décembre 1796.
  43. Date donnée par Pichot, Souvenirs intimes sur M. de Talleyrand, p. 93.
  44. Reinhard, pendant le séjour de Talleyrand à Hambourg, était à Brème, mais il vint quelquefois à Altona et put l’y rencontrer. Voyez Aff. étrangères, Hambourg, 110.
  45. 19 août 1796. Revue d’histoire diplomatique (1890), p. 219.
  46. Bastide, Vie religieuse et politique de Talleyrand-Périgord, p. 163 et 185 ; Life of prince Talleyrand, p. 224 et 238, etc. Sir Bulwer a reproduit ces bruits, Essai sur Talleyrand, p. 145-146. On a aussi prétendu que c’était à Hambourg que Talleyrand s’était lié avec Mme Grand. Voyez mon étude, le Mariage de Talleyrand, dans le Correspondant du 25 août 1905.