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Tandis que la terre tourne/À la lune

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Tandis que la terre tourneMercure de France (p. 21-29).


À LA LUNE


Lune, je veux fixer le charme de tes heures,
Je veux dire comment ton cœur changeant paraît,
Soit que ton croissant net fauche sur nos demeures
La fumée exhalant son écheveau cendré,
Soit qu’éclose, fragile, au seuil du crépuscule,
Tandis que le soleil rame vers son déclin,
Tu passes peu à peu d’un transparent de tulle
Au tissage serré d’une étoffe de lin.
Lune, qui m’as toujours d’un œil tendre suivie,
Lorsque petite fille au mutisme rêveur

Je poussais vers le ciel un soupir sur la vie,
Ta face me parlait dans sa grave lueur ;
Tu disais : « Je te vois, marche plus loin encore,
Les étoiles et moi nous t’écoutons des cieux,
Nous voulons que pour toi la nuit ait son aurore,
C’est pour veiller sur toi que s’ouvrent tous ces yeux. »
Que de secrets brûlants confessés sur tes lèvres !
Te souviens-tu, chagrins, terreurs, premiers émois,
Alors que le printemps aux gracieuses fièvres
T’entraînait comme un elfe aux rondes de ses mois.
Légère, tu venais sur les amandiers roses
Comme un bel oiseau d’or en boule pour dormir,
Le vent jouait avec des pétales de roses,
L’écume des ruisseaux avait l’air de fleurir.
Parfois, s’éternisant en un couchant d’opale,
Ton visage absorbé se regardait dans l’eau
Et ma main, pour palper ton lumineux ovale,
Plongeait dans la rivière et sentait fuir le flot.
Tu venais avec ton cortège de silence,
Avec l’ombre assoupie, avec les vers luisants ;
Ta forme s’accusait si fraîche d’innocence,
De paisible pensée et de jour reposant,

Que le doux rossignol, débordant d’harmonie,
Te saluait d’un cri limpide de cristal
Et que, dans le recueillement de la prairie
Les grenouilles grinçaient leur appel nuptial.
Tu venais quand les bœufs retournent au village
Marchant à la lenteur sereine de ton pas ;
Des vols de papillons traversaient ton image
Et tu faisais l’instant secret, sensible et las,
Ta plénitude d’or propageait du suave,
Les feuillages vernis par ton flux ruisselant
Miroitaient comme après une averse qui lave
Et met sur la verdure un lustre neuf et blanc.
Parfois tu t’élevais sur l’eau comme une bulle,
Mouillant le flot obscur d’une onde de clartés,
Autour de toi naissait un essaim de globules
Que la brise poussait des roseaux écartés.
Parfois, le front griffé par des fleurs d’aubépines,
Tu tombais aux taillis qui clôturent un pré,
Ou bien, te dilatant sur des roches en ruines,
Tu jetais dans le noir un regard effaré.
Ces soirs-là, tu peuplais les recoins d’épouvantes,
Tes rayons promenaient leurs fantômes falots,

La voix du vent avait des paroles sifflantes,
De sinistres hochets agitaient leurs grelots,
Les portes des maisons ouvraient des gueules d’ombre :

Mais je t’aimais surtout, l’air ingénu, marchant
Sans bruit sur le tapis ondoyant d’un ciel sombre,
Nonne blanche attentive au chevet du couchant ;
Je t’aimais, conduisant l’étoile moutonnière,
Bergère bénévole aux pâtis de l’azur
Où çà et là paraît ainsi qu’une clairière
Dans sa virginité solitaire un coin pur.
Je t’aimais, frais soleil qui fais fleurir les astres,
Les cœurs silencieux et les belles de nuit.
J’aimais ton chaton roux qu’une auréole encastre
Et le sourire aigu de ton croissant réduit.
Ô toi dont je connais chaque métamorphose,
Cétoine de la nuit, cabochon diapré,
Bonbonnière d’émail, coffret de laque rose,
Gâteau doré, médaille, étang du parc ombré,
Pomme offrant ton symbole aux étreintes nocturnes,
Toi qui viens t’accouder aux courbes des coteaux

Et mener le convoi des heures taciturnes,
Céleste nénuphar ouvert aux eaux d’en haut,
Belle dont chaque pas sème des pierreries,
La mer comme un sanglot du monde va vers toi,
Les brumes des soupirs sont par toi recueillies,
Les lèvres de l’amour s’entr’ouvrent sous ton poids.
Ah ! comme une toiture en paille, les chouettes
Qui s’appellent le soir dans les arbres fleuris,
Les crapauds des fossés, les grillons, les rainettes,
Les clapotis muets de la chauve-souris,
Les troupeaux reposant dans leurs tièdes nuitées,
Le lac dont le miroir offre un calme niveau,
Un murmure d’oiseaux au secret des futaies,
Une chute de feuille, un glougloutement d’eau,
Une haleine de rose assoupie à sa branche
Ont avec ta rondeur d’intimes parentés !
Comme le paysage épouse ta chair blanche,
Ta molle quiétude aux contours veloutés ;
Les lignes des lointains répondent à tes pauses,
La campagne se fond sous ton revêtement ;
Ainsi le peuplier prend lorsque tu t’y poses
Plus d’élégance sobre et de fusèlement.

Tu viens à l’heure mauve, avec ton vermeil pâle,
Te mirer dans le seau, dans la bêche et le puits,
Tu glaces de lueur l’aurore d’un pétale,
La rigole te traîne en son petit conduit.
Dans l’assiette qu’on met par terre pour la chatte,
Ton baiser nonchalant laisse une empreinte d’or ;
Tu coules sur le lait onctueux de la jatte,
Une mouche te prend un rayon à l’essor.
Les moustiques te font un hymne de leur danse
Qui monte et qui descend nombreuse sur le ciel,
Une abeille peut-être apercevant ta panse
Convoite en s’éloignant ce doux trésor de miel.
Au calme de l’enclos, où la fille tricote
Et sent bondir son cœur comme un brusque animal,
Les brebis font tinter leurs cloches dans la note
Que rendrait en chantant ton limpide métal.
Assis sous un poirier dont la neige s’envole
Le paysan jouit de l’instant sans savoir
Et les enfants joyeux qui rentrent de l’école,
Pris d’un étrange émoi, se taisent de te voir.


Lune, ton nom est doux comme la mer dormeuse,
Comme une motte de nuage à l’horizon,
Comme un calice ouvrant sa gloire paresseuse,
Comme une essence d’huile aux fleurs de la saison.
Tu montes dans le ciel comme un vol sans secousse,
Comme le glissement d’un cygne sur l’étang,
Comme ce duvet rond que l’air mobile pousse,
Lune, tête naïve et rose du printemps,
Tête de clown du rouge et des poudres fardée,
Tête de ménagère aux luisantes moiteurs
Dont la bajoue étend sa largeur potelée,
Tête de vierge jaune et couverte de pleurs,
Tête de chérubin avec de courtes ailes,
Tête de sphinx, narquoise au bord de l’infini,
Pleine du haut savoir des choses éternelles,
Et crâne ballottant son univers fini.
Lune, gorge polie et lourde de l’espace
D’où coule un lait d’argent sur le monde enfantin,
Baume d’apaisement sur l’humanité lasse,
Toi qui te vêts de blanc pour l’aube du matin,

Toi qui te promenant dans les jeunes allées
Où notre amour secret se rejoignait, le soir,
Connus le gazouillis de nos deux voix mêlées,
Quand les astres mouillés sur nous semblaient pleuvoir
Et que tu te cachais derrière la ramure
Pour faire peu de jour sur nos baisers peureux.
Jamais comme en ce temps je ne te vis si pure,
Le vallon retenait ton souffle dans son creux,
Nos lèvres, le buisson, l’ombre, la violette,
Se remplissaient d’émois, de murmures, d’odeurs
Sous le balancement qu’avait ta cassolette.

Et maintenant encor tu répands tes lueurs
Dans mon jardin d’été qui t’effeuille des roses,
Plus recueilli mon front se pose sur le tien ;
J’épie avec tes yeux les nombres grandioses
Et nous avons la nuit de sages entretiens.
J’ai pris plus de beautés à boire ton haleine
Qu’à fondre dans mes doigts les perles du matin,
Tu m’appris le néant des hommes et des plaines
Et le petit chemin que fait notre destin.

C’est pourquoi, mon désir conforme à ton image,
Avec toi je me suis assise sur l’éther
Dans la sérénité que n’atteindra pas l’âge
Pour regarder rouler les planètes de l’air.
Et lorsque je descends, rêveuse, sur la terre
Où le grillon endort les prés dans sa rumeur,
C’est de toi que je fais ma lampe solitaire,
Topaze aérien, esprit révélateur
Qui s’abreuve et se baigne au lac de ma fenêtre.
Ah ! qu’un soir, quand naîtra l’heure du rossignol
Et que se détachant de sa tige, mon être
Dans un définitif élan prendra son vol,
Qu’à cette heure ce soit ta figure inspirée
Que mire mon dernier regard et que ce soit
Ton viatique clair de lumière nacrée
Que le bleu crépuscule élève devant moi.