Tandis que la terre tourne/Nature, laisse moi

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Tandis que la terre tourneMercure de France (p. 117-120).


NATURE, LAISSE-MOI…


Nature, laisse-moi me mêler à ta fange,
M’enfoncer dans la terre où la racine mange,
Où la sève montante est pareille à mon sang.
Je suis comme ton monde où fauche le croissant
Et sous le baiser dru du soleil qui ruisselle,
J’ai le frisson luisant de ton herbe nouvelle.
Tes oiseaux sont éclos dans le nid de mon cœur,
J’ai dans la chair le goût précis de ta saveur,
Je marche à ton pas rond qui tourne dans la sphère,
Je suis lourde de glèbe, et la branche légère

Me prête sur l’azur son geste aérien.
Mon flanc s’appesantit de germes sur le tien.
Oh ! laisse que tes fleurs s’élevant des ravines
Attachent à mon sein leurs lèvres enfantines
Pour prendre part au lait de mes fils nourrissons ;
Laisse qu’en regardant la prune des buissons
Je sente qu’elle est bleue entre les feuilles blondes
D’avoir sucé la vie à ma veine profonde.
Personne ne saura comme un fils né de moi
M’aura donné le sens de la terre et des bois,
Comment ce fruit de chair qui s’enfle de ma sève
Met en moi la lueur d’une aube qui se lève
Avec tous ses émois de rosée et d’oiseaux,
Avec l’étonnement des bourgeons, les réseaux
Qui percent sur la feuille ainsi qu’un doux squelette,
La corolle qui lisse au jour sa collerette,
Et la gousse laineuse où le grain ramassé
Ressemble à l’embryon dans la nuit caressé.
Enfant, abeille humaine au creux de l’alvéole,
Papillon au maillot de chrysalide molle,
Astre neuf incrusté sur un mortel azur !
Je suis comme le Dieu au geste bref et dur

Qui pour le premier jour façonna les étoiles
Et leur donna l’éclair et l’ardeur de ses moëlles.
Je porte dans mon sein un monde en mouvement
Dont ma force a couvé les jeunes pépiements,
Qui sentira la mer battre dans ses artères,
Qui lèvera son front dans les ombres sévères
Et qui, fait du limon du jour et de la nuit,
Valsera dans l’éther comme un astre réduit.


*


Je suis grande, je suis la plaine fourragère,
La grappe et le froment pendent à mon côté,
Je marche et me répands ainsi que la lumière,
Ma main verse aux labours les rayons de l’été.
Je suis l’arbre fécond dont le bras fructifie
Et je regarde avec un œil gros d’infini
Grouiller dans mon giron les graines de la vie
Et des chapelets d’œufs ceindre mon flanc béni.
Soleil, j’ai comme toi des tresses de semence,

Mes pas font jaillir l’herbe et s’écarter le sol,
J’ai le croissant d’argent pour corne d’abondance
Quand je jette la nuit les étoiles au vol.
La fleur et le grillon dorment dans mes mamelles,
Le faon des biches tremble et me lèche les pieds
Tandis que mon fils nu qui se joue avec elles
Rit comme Jupiter sous les pis nourriciers.