Tant mieux pour elle/Chapitre 4

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Romans et contes, première partie (p. 189-192).


CHAPITRE IV

Qui ne dit pas grand’chose.


Le grand Instituteur habitoit depuis quelque temps avec une Fée qui ne lui faisoit point payer de loyer, mais qui ne le logeoit pas pour rien. Cette Fée étoit une petite vieille, qui avoit le visage frais, l’esprit serein, et l’âme jeune ; elle renfermoit ses passions, et faisoit parade de ses goûts ; elle les avoit tous. Elle applaudissoit aux Opéra François, et ne donnoit que des Concerts Italiens. Elle avoit deux Cuisiniers ; l’un étoit pour la vieille cuisine, et l’autre pour la nouvelle : le premier étoit pour le dîner des Savans, et l’autre pour donner à souper à des jolies femmes. Elle ne sortoit que pour le Spectacle ; elle n’alloit dans aucune maison, mais la sienne étoit toujours ouverte : elle étoit persuadée qu’on ne doit point chercher le tourbillon, lorsqu’on n’est plus dans l’âge d’y pouvoir jouer un rôle ; mais qu’il faut l’attirer chez soi, pour en juger les personnages. Elle aimoit à raisonner le matin avec les gens d’esprit, à se dissiper le soir avec de la jeunesse. Elle se garantissoit de l’ennui, dès qu’elle voyoit qu’on s’amusoit ; et le plaisir s’éloignant d’elle, elle avoit du moins l’adresse d’en rapprocher la perspective.

Comme elle craignoit la solitude, tous ses Palais touchoient aux différentes maisons du Roi des Patagons. C’étoit une Fée suivant la Cour ; on n’étoit pas du bon air, lorsqu’on ne lui avoit pas été présenté. Elle crut que c’étoit-là le seul motif qui engageoit la Fée Rusée à lui amener le Prince Discret. Elle le trouva fort bien, et lui dit que sa figure étoit plus à la mode que son nom. La conversation roula d’abord sur des lieux communs ; ce sont de bons amis qui ne manquent jamais au besoin : on parla ensuite de l’événement du jour. La Rusée dit que la Reine étoit changée en figure de tapisserie. La petite Vieille s’écria aussi-tôt : Tant mieux. Madame, reprit le Prince, je vous avoue que je n’ai pas assez de pénétration pour sentir l’à-propos de ce tant mieux-là. J’aime avec passion Tricolore. Tant mieux, dit la Fée. Je crains, répartit Discret, que ce ne soit tant pis. La Reine approuvoit mon amour, maintenant elle n’est plus en état de me donner son agrément. Tant mieux, poursuivit la Fée. Je ne vous conçois pas, dit le Prince : son pere est vertueux, mais foible ; la Fée Rancune en obtiendra la Princesse pour son fils Potiron. Tant mieux, s’écria la Fée d’une voix haute, tant mieux, mon cher enfant. À votre âgé, on sent fortement ; mais on ne va pas loin, à moins que d’être un de ces hommes privilégiés, tels que le grand Instituteur.

C’est un ami des Dieux qui tire parti de tout ; il contemple sa gloire dans le passé, son plaisir dans le présent, et son bonheur dans l’avenir. Rien ne l’afflige, rien ne le décourage ; c’est pour cela qu’on le nomme le grand Instituteur de tous les tant mieux du monde : je vais vous le chercher, il vous consolera. Madame, dit le Prince à sa mere lorsqu’ils furent seuls, connoissez-vous ce Monsieur Tant mieux-là ? Oui, mon fils, répliqua la Fée ; c’est un saint personnage qui fait beaucoup de bien ; il se met à la portée de tout le monde. Voit-il une femme qui n’est plus jeune ? il dit aussi-tôt : Tant mieux ; et peut-être n’a-t-il pas tort, il y a plus de tant mieux qu’on ne croit dans une femme d’un certain âge. En apperçoit-il une qui tient encore à la naïveté de l’enfance ? il ne manque pas de dire : Et tant mieux ; et je pense, mon fils, que vous n’avez pas de peine à en imaginer les causes. Lui apprend-on qu’une femme aime son mari à la folie ? Tant mieux, s’écrie-t-il à l’instant ; pour aimer son mari, il faut avoir une âme bien sensible : cette femme appartiendra un jour à la société ; c’est un effet pour le commerce. Est-il instruit qu’un époux est détesté ? Ah ! que c’est bien tant mieux, dit le saint homme en roulant des yeux affectueux ! c’est une preuve que cette Dame a bien de la justesse d’esprit ; je lui juge un beau naturel. Vous me paroissez au fait du sien, dit le Prince. La discrétion l’empêcha de poursuivre, et dans l’instant la petite Fée revint, accompagnée du grand Instituteur.