Tant mieux pour elle/Chapitre 6

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Romans et contes, première partie (p. 196-199).


CHAPITRE VI

Suite des Tant mieux.


Le Prince resta fort sot : ce n’est pas le seul agréable à qui cela soit arrivé. Madame sa mere fut elle-même embarrassée ; mais le grand Instituteur étoit bien loin de se trouver en pareil cas ; la Fée Rancune l’attendoit dans son cabinet avec la Princesse Tricolore ; elles étoient venues accompagnées du Roi des Patagons et du beau Potiron. On peut être mieux en Ecuyers.

La Reine ne fut pas plutôt métamorphosée, que le Roi se crut capable de gouverner, parce qu’il n’avoit plus personne pour le conduire. Il tint tête à la Fée Rancune ; il insista sur le mariage de Tricolore avec le Prince Discret, et se fonda sur la volonté de la Reine. Si ce n’est que cela, lui répondit la Fée, je vais vous mettre à votre aise sur ce petit scrupule. Souvenez-vous que le Destin a déclaré que la Reine ne seroit en droit de marier que les enfans dont vous seriez le pere. Voilà qui est bien, dit le Roi, je n’aime point à disputer ; mais, en ce cas, votre fils pourra me ressembler. Potiron, qui savoit vivre, lui répliqua poliment : Vous croyez que tout le monde est aussi paresseux que vous : je me charge d’être le pere de mes enfans ; mais je veux savoir si personne ne se mêlera de mes affaires, et c’est pour cela qu’il faut aller trouver le grand Instituteur.

Du plus loin qu’il l’apperçut, il lui cria : Divin Oracle, je veux me marier. Et moi je ne le veux pas, poursuivit Tricolore. Hé bien, repartit le grand Instituteur, vous avez raison tous les deux. Nous venons vous demander, dit la Fée Rancune, ce qui en arrivera. Bien des choses, répondit l’homme inspiré. Je dois premiérement vous avertir que le mari de la Princesse et son amant seront deux. Ecoutez-moi... l’avenir se découvre à mes regards.....

Le Prince Discret aura les prémices de la Princesse ; tant mieux pour elle. Le Prince Discret n’aura pas les prémices de la Princesse ; tant mieux pour moi.

Vous n’avez pas le sens commun, dit à l’instant Tricolore ; voilà deux Oracles qui se contredisent. Ils n’en sont pas moins vrais, repartit le Prophete. Je puis donc m’attendre, dit Potiron, que si j’épouse cette Demoiselle, je n’en aurai pas les gants ? Cela demande explication, répliqua le grand Instituteur. Elle vous apportera ses prémices, cela est certain ; mais il faudra qu’auparavant elle ait eu dix-sept enfans.


Voilà un honnête homme, dit Tricolore, qu’il faut loger aux Petites-maisons. Ne vous en moquez pas, interrompit le Roi ; voilà le style de la chose. Le grand Instituteur reprit son enthousiasme. Je vois encore, continua-t-il, d’autres événemens qui vous feront trembler, et qui sont pourtant des tant mieux. Tricolore, loin d’être intimidée, fut rassurée par ces paroles ; elle se flatta que le bonheur du Prince Discret serait peut-être un de ces tant mieux-là. L’homme divin le conjectura sur sa physionomie, et prononça ces mots terribles :

Je sais ce que vous pensez ; mais, ô Princesse ! que vous vous abusez ! vous donnerez la mort à votre Amant, et ce sera tant mieux pour lui. Ô ciel ! s’écria Tricolore, cela se pourroit-il ? Mais, dit Potiron, cela ne laisse pas que de faire un joli caractere : si elle traite ainsi un Amant, jugez de l’accueil qu’elle fera à son mari. Son mari, reprit le Prophete, en sera quitte pour la colique. Ah ! je ne balance plus, repartit Potiron, elle sera ma femme. Ah ! Fée Rusée ! poursuivit la Princesse en criant de toutes ses forces, ah ! Fée Rusée ! le souffrirez-vous ? Ah ! Fée Rusée, secourez-moi. La Fée Rusée écoutoit finement à la porte avec Monsieur son fils. Elle parut sur le champ, marmotta quelques mots, posa sa main sur le joli visage de Tricolore, qui devint une perdrix bien gentille. Tant mieux, dit le grand Instituteur. Dans le même instant, la Fée toucha de son petit doigt le Prince Discret, qui, comme vous croyez bien, parut un coq-perdrix, fier, et tout plein d’amour. Tant mieux, s’écria encore le grand Instituteur.

On se représente la joie de nos Amans ; mais qu’on juge de leur désespoir, lorsque la Fée Rancune saisit Tricolore, en disant : Doucement, doucement, ma mie, nous vous mettrons en cage : comme vous êtes bien amoureuse, vous serez une chanterelle admirable ; vous appellerez souvent ; Monsieur Discret ne manquera pas d’arriver ; mon bel enfant Potiron se cachera ; c’est ce qu’il fait de mieux : je lui donnerai un bon fusil, il tuera son rival le coq, et puis je ferai si bien que son mariage s’accomplira. Le Roi des Patagons, qui se souvint que l’Oracle avoit prédit à la Princesse qu’elle donneroit la mort à son Amant, ne put s’empêcher de pousser un soupir, et de dire : Ah ! pauvre Prince, te voilà expédié. Et Tricolore aussi, continua le grand Instituteur ; ce sera bien tant mieux pour elle.