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Tantale (Beltjens)

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Tantale (Beltjens)
PoésiesAcadémie des muses santonesTome huitième (p. 170).

TANTALE

  

I


Supplice affreux ! la soif et la faim ! — Son haleine
Brûle comme un volcan. — Il regarde, éperdu,
L’étang qui l’environne ainsi qu’une urne pleine,
Et l’arbre aux fruits vermeils sur son front suspendu.

Il rêve. Il songe au vin dont s’enivre Silène ;
Il veut boire ; l’eau fuit, et l’arbre défendu,
Avec ses fruits dorés, les plus beaux de la plaine,
Toujours l’agace et rit de son effort perdu.

Alors, d’une voix sombre et nue la fièvre enroue :
Que ne suis-je Ixion étalé sur sa roue,
Ou Sisyphe, roulant son Éternel fardeau !

Ô dieux ! que je vous hais ! dieux dont la main m’opprime !
Votre noir châtiment a dépassé mon crime :
Je donnerais mon sang pour une goutte d’eau.




Vous, qui vous ébattez dans les vagues marines,
Ô tritons chevelus, rois des flots transparents,
Qui, soûlés d’eau profonde, au vent de vos narines
Lancez à gros bouillons les rapides courants ;

Sur vos champs de corail aux lueurs purpurines,
Défiant du soleil les rayons déchirants,
Vous humez à longs traits dans vos larges poitrines,
L’humide et vaste azur des gouffres murmurants.

Que ne suis-je un de vous ! Oh ! dans l’onde écumante,
Me plongeant sans retour comme aux bras d’une amante,
Et dans son lit neigeux me tordant de plaisir,

Que ne puis-je, absorbé par sa molle caresse,
Dans sa fraîcheur immense, au gré de mon ivresse,
Éteindre pour jamais les feux de mon désir !




La voilà devant moi ! — Dans l’air que je respire
Je pressens sa fraîcheur qui pourrait m’apaiser ;
Comme une amante en pleurs, je l’entends qui soupire,
Inondant tout mon corps de son divin baiser !

Captif dans mes liens, quand vers elle j’aspire,
Je vois, pour la saisir, mes vains efforts s’user ;
Raffinement, des dieux ! tout contre moi conspire,
L’eau perfide à fraîchir, mon corps à s’embraser.

Noir Phlégéthon, à toi je me voue en pâture !
Ouvre comme un refuge, accorde à ma torture,
L’asile hospitalier de tes brûlants réseaux !

Sois maudite à jamais, toi dont je suis l’esclave,
Eau fatale, où mon sang bout plus fort qu’une lave
Ô robe de Nessus qui calcines mes os ! »




Il dit : — l’onde, plus fraîche, autour de lui murmure,
Délicieux breuvage à sa bouche interdit ;
Un vent plus embaumé fait chanter la ramure
De l’arbre, qui soudain plus fraîchement verdit.

La pomme à ses regards se balance plus mûre ;
Un désir plus ardent dans ses yeux resplendit ;
L’eau qui baigne ses flancs, tiède et perfide armure,
Attise le brasier dans le sein du maudit.

Il est là, comme un roc de chaux vive qu’ébrèche
Le trait brûlant du jour, et l’eau toujours plus fraîche,
Baptise tout son corps d’un vaste embrasement.

L’onde est son idéal, sa plus chère pensée,
Son rêve, son tourment, sa blanche fiancée…
Mais toujours elle échappe à son embrassement.


II


Amour ! fleuve étoilé de visions charmantes,
Où, longuement bercés de mille enchantements,
Dans des nacelles d’or, aux bras de leurs amantes,
Descendent vers la mer tant de jeunes amants !

Sorcier cruel et cher aux chansons alarmantes,
Miroir fascinateur des premiers firmaments,
Souffre qui tous les soirs de bonheur te lamentes,
Comme un immense orchestre aux divins instruments !

Enchaîné sur la rive où ta beauté s’étale,
Plus dévoré d’ardeur et de soif que Tantale,
Je consume en désirs et mes nuits et mes jours !

Comme un désert torride après l’ondée aspire,
L’aveugle après le jour, après toi je soupire,
Vers toi je tends les bras et tu me fuis toujours !




Oh ! si jamais le vœu qui vers tes flots m’entraîne,
Si jamais le désir, charmant et redouté,
Qui remplit tout mon cœur de sa voix souveraine,
Du sévère destin ne peut être écouté ;

Si jamais, pour voguer sur ton onde sereine
Vers le calme Océan, mon unique Beauté
Ne doit à ce rivage amarrer sa carène
Où ma part de bonheur m’attend à son côté ;

Si, méconnu de ceux que j’avais crus mes frères,
Je dois voir s’effeuiller, au gré des vents contraires,
Mon printemps, qui déjà décline vers l’été ;

Si le sort m’interdit le doux épithalame,
Sois pour moi le Leucate où s’éteigne ma flamme,
Ô fleuve de l’Amour, sois pour moi le Léthé !

Charles Beltjens.