Tante Gertrude/Texte entier

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. gt-160).

B. NEUILLIÈS

Tante          
    Gertrude
Éditions du « Petit Écho de la Mode »
P. Orsoni, directeur
7, Rue Lemaignan, Paris (XIVe)

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

 102

Tante Gertrude



CHAPITRE PREMIER


— La voilà ! la voilà !

Et un brouhaha indescriptible suivit cette exclamation. On se pressait, on s’écrasait pour apercevoir la mariée qui s’avançait lentement au milieu d’un nuage de tulle et de dentelles. Sans respect pour le lieu saint, les uns grimpaient sur les chaises, d’autres même se risquaient sur la rampe des balustrades qui séparaient la nef des bas-côtés ; tous voulaient voir.

Là-haut, l’orgue, touché par une main habile, faisait éclater soudain ses notes triomphales, couvrant le bruit des chaises, le tumulte des curieux. Le cortège des invités s’était formé : les couples se succédaient, les toilettes claires des demoiselles d’honneur faisant un heureux contraste avec les robes de velours sombre et les habits noirs. Mais la foule, indifférente à ces élégances, n’avait d’yeux que pour la mariée, ne s’occupait que d’elle seule. C’est que ce mariage était un véritable événement dans la petite localité d’Ailly. M. Wanel, le riche fabricant de serrurerie, le plus gros bonnet du pays, épousait Mlle Paule de Neufmoulins, citée partout pour sa merveilleuse beauté, mais n’ayant pour toute fortune que ses quartiers de noblesse. Mlle de Neufmoulins était orpheline. Sa famille s’était toujours opposée à cette union, mais la jeune fille, parvenue à sa majorité, avait passé outre.

Dans l’église, le calme s’était fait peu à peu, la messe commençait ; les accents du violoncelle et de la harpe se mêlaient aux notes plus graves de l’orgue, berçant de leur mélodie les oreilles des assistants ; mais les conversations continuaient à voix basse et les réflexions marchaient leur train.

— Comment peut-on être si belle et épouser un homme aussi laid, aussi vulgaire ? faisait remarquer à sa compagne une petite blondine, dont la mise modeste indiquait une ouvrière.

— Assurément, elle ne l’aime pas.

L’autre, plus âgée, haussa les épaules.

— Est-ce qu’il est question d’amour dans les mariages de ce monde-là ! Il a de l’argent, c’est le principal !

Au premier rang de la nef, confortablement installées devant leur prie-Dieu de velours rouge, deux dames se communiquaient leurs impressions.

— Oui, ma pauvre amie, déclarait Mme de Béthencourt, on a tout fait pour détourner Paulette de cette mésalliance, mais il n’y a pas eu moyen.

Il y a deux ans, quand sa mère est morte, il ne restait presque rien à la petite ; M. de Neufmoulins, avec ses goûts princiers et ses fantaisies excentriques, avait fait une telle brèche à sa fortune ! Sa veuve, après avoir tout liquidé, avait à peine retrouvé sa dot, assez mince, comme vous le savez. Paulette fut alors recueillie par Jean de Neufmoulins, son oncle, mais elle ne put jamais s’habituer au caractère et aux manies de ce vieil original. Mlle Gertrude, sa tante, n’était pas faite non plus pour lui plaire. La petite adore le luxe et elle a hérité de son père un fol amour pour la dépense et les plaisirs.

— Je crois que sa mère n’était guère plus raisonnable, fit remarquer la seconde interlocutrice, la comtesse de Neuilly. Elle a été bien mal élevée, cette petite !

— C’est dommage, repartit Mme de Béthencourt, car je vous assure que Paulette, au fond, est charmante et a beaucoup de cœur.

— Elle le prouve, ma foi, en se vendant comme elle le fait ! déclara la comtesse d’un ton pincé.

— Pauvre mignonne, il faut l’excuser, elle a été si abandonnée ! Les circonstances plaident pour elle ! Je la plains plus que je ne la blâme. insista Mme de Béthencourt. Il est si difficile de vivre dans la gêne, quand on a toujours connu l’opulence.

— Son oncle n’avait-il pas voulu la marier avec le vicomte de Dreuil ?

— Oui, il en a été question, je crois ; mais cet officier n’a pas de fortune non plus, et cette perspective aura sans doute effrayé Paulette.

— Je comprends ! elle aura préféré ce vulgaire Wanel et ses millions à un garçon vraiment digne d’elle et de son rang. Elle me fait horreur, cette petite, et je regrette presque d’avoir consenti à vous accompagner à cette messe. Voyez, il n’y a personne de notre monde !

Pour toute réponse, Mme de Béthencourt poussa un profond soupir. Non ! il n’y avait personne de leur monde ! Et la bonne âme en souffrait pour la Paulette qu’elle aimait et qu’elle excusait en dépit de tout.

— Oh ! ma chère, murmurait en ce moment Berthe de Couteville — une des demoiselles d’honneur — à sa sœur également demoiselle d’honneur, a-t-elle de la chance cette Paulette ! Il paraît que ce gros pot-à-tabac l’aime tant, qu’il a déjà fait son testament et qu’il lui lègue toute sa fortune, dans le cas où il mourrait avant elle.

— Une bonne affaire pour Paulette, répondit l’autre en clignant de l’œil, car je crois qu’elle sera veuve avant de longues années. Il est apoplectique, pour sûr ! Regarde-moi ce cou de taureau, ma chère ! et cette figure violette ! Vrai ! on dirait qu’il va éclater !

— Qui donc a conduit la mariée à l’autel ? demandait à son voisin le notaire de l’endroit, un monsieur décoré, à la tournure militaire.

— C’est un parent du marié, je crois. M. de Neufmoulins, l’oncle de la jeune fille, n’a même pas voulu assister au mariage ; il paraît qu’il est furieux. Il n’y a d’ailleurs personne de sa famille, excepté la vieille demoiselle, là-bas, dans le chœur au second rang.

— Fâcheux pour la petite ! fit remarquer le monsieur décoré. Le vieux pourrait bien la déshériter. Est-elle sa plus proche parente ?

Mlle Gertrude, sa sœur, est son héritière légale. Mais le frère et la sœur ne sont jamais d’accord, ils se chamaillent sans cesse comme chat et chien, aussi est-il plus que probable qu’il ne lui laissera pas ce qu’il possède. Il y a encore du côté de sa femme un neveu qu’il aime beaucoup, dit-on, et il pourrait bien jouer le tour aux deux autres.

— Sa femme n’est-elle pas une Ponthieu ?

— Oui, parfaitement. Le frère de sa femme avait épousé une Parisienne. Ils sont morts tous les deux, laissant trois enfants, je crois. Celui dont je vous parle est justement l’aîné.

— Connaissez-vous ce Ponthieu ?

— Non. Lorsqu’il était enfant, il venait toujours passer ses vacances au château de Neufmoulins ; puis le propriétaire s’est fâché, paraît-il, avec sa belle-sœur, la mère de ce garçon, et on ne l’a plus revu depuis. Il a dû s’expatrier, si je ne me trompe, aller à l’étranger chercher une situation, car à la mort de ses parents, il est resté absolument sans ressources. Les autres enfants sont beaucoup plus jeunes que lui et il travaille pour les élever.

— Bien, cela ! Le vieux devrait leur laisser sa fortune.

— Je suis de votre avis. Mais, en tout cas, c’est fort aléatoire, puisqu’il n’a même jamais eu l’idée de leur venir en aide.

Dans le coin le plus obscur de l’église, derrière un pilier qui le dissimulait presque, un jeune homme ne quittait pas du regard la mariée, dont il apercevait de loin le fin profil.

Revenant de Belgique où il habitait, Jean de Ponthieu avait été pris soudain du vif désir de revoir Ailly, où il n’avait pas mis les pieds depuis bientôt quinze ans. Ailly se trouvait justement sur sa route. Il comptait n’y rester que quelques heures, apercevoir de loin le château où il avait passé de si bonnes vacances autrefois, du vivant de sa tante. M. de Neufmoulins, après la mort de sa femme, s’était fâché avec le comte de Ponthieu et tout rapport avait alors cessé entre les deux familles.

Jean de Ponthieu avait perdu ses parents dans la même année. Ils le laissaient sans fortune et il s’était trouvé dans une situation bien difficile ; mais trop fier pour s’adresser à son oncle après ce qui s’était passé, il s’était mis courageusement à la recherche d’une position qui lui permit d’élever le frère et la sœur dont il restait le seul protecteur. Il avait réussi à obtenir en Belgique un emploi qui, bien que peu lucratif, suffisait au moins pour faire face aux premiers besoins.

Il avait la gérance d’une immense propriété et s’acquittait de sa tâche avec le courage qu’il mettait en toutes choses. Le prince d’A… apprécia bientôt la valeur, l’intelligence et surtout la loyauté de son régisseur ; il en fit son secrétaire, presque son ami, s’intéressant aux orphelins dont ce frère aîné avait la charge, et améliorant de jour en jour sa position.

Jean de Ponthieu, en se résignant comme il l’avait fait à prendre cet emploi subalterne, n’avait eu qu’un scrupule : ce beau nom de Ponthieu dont il était si fier ne pouvait pas être porté par un de ces hauts valets dont la situation, pour être un peu plus relevée, n’en est pas moins servile ! En conséquence, il s’était donné comme nom ses deux prénoms et pour tous il ne fut plus désormais que Jean Bernard. Personne ne te connaissait, personne ne se souciait de lui : l’honneur était sauf ! Il en avait décidé ainsi. Le jour où il pourrait sortir de cette impasse, le jour où il arriverait une situation indépendante, il reprendrait son nom et son litre.

À l’hôtel où il était descendu, on lui apprit l’événement du lendemain et toutes les circonstances qui avaient accompagné ce mariage : M. de Neufmoulins, furieux, avait chassé sa nièce ; celle-ci s’était réfugiée chez sa tante, la vieille demoiselle Gertrude, qui ne voyait pas non plus cette union d’un bon œil, mais avait consenti cependant à y assister.

Jean se sentit tout ému au souvenir de cette Paulette avec qui il avait joué bien des fois durant ses vacances à Ailly, il y avait si longtemps de cela !

Et maintenant, il retrouvait chez la jeune mariée tous les traits de la mignonne Paulette d’autrefois. Cette beauté qui s’annonçait déjà chez l’enfant était devenue si merveilleuse que le jeune homme ne pouvait détacher ses yeux de la radieuse vision là-bas, penchée à l’autel dans une attitude méditative. Et son regard tombant sur l’homme agenouillé à ses côtés, dont les traits vulgaires semblaient plus repoussants encore auprès du visage idéal de sa compagne, une colère sourde étreignait le cœur de Jean, tandis qu’il se détournait instinctivement avec une sorte de mépris.

— C’est une de ces coquettes effrénées qui vendraient leur âme pour de l’argent ! une de ces poupées modernes sans cœur et sans pudeur, qui ne vivent que pour le luxe et l’étalage !

Ces mots, prononcés derrière lui par une vieille dame à l’air hautain, frappèrent soudain son oreille et le jeune homme se sentit pris d’une immense tristesse.

Si belle et si vénale ! Quel désenchantement ! L’argent avait-il donc tant de charmes aux yeux de certaines personnes ! Certes, lui, Jean de Ponthieu, le travailleur acharné, il connaissait mieux que n’importe qui la valeur de l’argent. Il savait sa vie de privations pour arriver à gagner ce qui lui était nécessaire pour élever les deux orphelins dont il restait le seul protecteur… Mais qu’une ravissante créature comme cette Paulette sacrifiât sa beauté par amour de l’or ! Non, cela le surpassait !

Et, pris de dégoût, il se prépara à quitter l’église, où une impulsion secrète l’avait poussé à entrer tout à l’heure. Il devait partir d’Ailly le soir même, et il avait eu la curiosité de revoir de loin la petite amie de son enfance, celle qui s’appelait désormais Mme Wanel.

En ce moment, un remous se produisit dans le bas de la nef, les mariés quittaient la sacristie, et Jean, refoulé, dut se résigner à attendre que le cortège fût parti pour sortir de l’église.

La jeune femme, au bras de son mari, avançait lentement, le suisse qui les précédait écartant à grand’peine les rangs pressés des assistants. Souriante et radieuse, elle s’inclinait avec une grâce charmante à droite et à gauche, répondant aux saluts des amis de son mari. Celui-ci, bouffi d’orgueil, les oreilles agréablement chatouillées par le murmure d’admiration que soulevait sur son passage la merveilleuse beauté de sa compagne, se redressait d’un air vainqueur. Serré à éclater dans son habit, la figure congestionnée, les veines du cou gonflées, il exultait !

Enfin ! elle était à lui la belle Paule de Neufmoulins, la descendante de cette vieille famille, une des plus anciennes du pays, et dont la noblesse remontait aux croisades ! Par sa femme, il allait pénétrer dans ce monde de fiers aristocrates qu’il comptait bien éblouir de son luxe et de son or !

Et tandis que là-haut l’orgue lançait ses notes les plus vibrantes et les plus joyeuses, l’industriel emmenait celle qui venait de lui donner sa foi et qui serait à lui pour toujours…

La foule se précipitait maintenant au dehors pour voir la mariée monter dans l’élégant coupé, entièrement tapissé de lilas blancs, qui l’attendait devant le porche de l’église.

L’étranger qui avait pu enfin se frayer un chemin s’éloigna, emportant comme en une vision la jolie tête blonde encadrée dans un fouillis de fleurs et de tulle vaporeux… Un sentiment de tristesse indéfinissable s’était emparé de lui. Il hâta le pas pour regagner son hôtel, comme s’il eût voulu chasser au plus vite les tristes réflexions que ce mariage lui faisait faire.

Mais en se retournant au coin de la rue pour jeter un dernier regard sur le cortège, il tressaillit et s’arrêta, étonné. Que se passait-il donc là-bas ? Un rassemblement nombreux s’était formé autour de la voiture des mariés ; des curieux sortant des maisons venaient se joindre aux groupes, la foule grossissait de minute en minute. Assurément, il était arrivé quelque chose. Des personnes se détachaient maintenant et couraient de tous côtés ; un domestique arrivait en ce moment auprès du jeune homme.

— Qu’y a-t-il donc ? interrogea celui-ci.

— Un affreux malheur, monsieur ! Notre maître vient de tomber… une attaque d’apoplexie dit-on… en montant en voiture… Je vais à la recherche d’un médecin.

Et le domestique, affolé, s’éloigna en courant.

L’étranger, frappé de stupeur, hésita un instant. Il fit quelques pas en arrière, comme pour se diriger vers le lieu de l’accident ; mais se ravisant bientôt, il reprit le chemin de l’hôtel.

— Monsieur est toujours décidé à partir ce soir, par l’express ?

Jean tressaillit comme l’hôtelière lui posait cette question deux heures plus tard.

— Non, répondit-il d’un ton hésitant, je ne crois pas… Mes affaires ne sont pas terminées… je ne pourrai pas partir ce soir.

Depuis son retour de l’église, il avait écouté avidement tous les détails donnés par les voyageurs et les domestiques sur l’événement du matin. Il avait vu, le cœur serré d’une angoisse inexprimable, le cortège nuptial repasser sous les fenêtres de l’hôtel ; le marié porté avec précaution sur une civière, et dans le coupé fleuri de lilas blancs, il avait entrevu, comme dans un éclair, ses grands yeux bleus encore pleins d’épouvante, la belle Paule, le visage aussi pâle que les fleurs qui l’encadraient.

— Monsieur n’a sans doute pas trouve tous ses clients ? interrogea, d’un air affable, l’hôtelière qui prenait le jeune homme pour un voyageur de commerce. Ce n’est pas étonnant, tout le monde était au mariage ce matin.

— Oui, dit Jean vivement, je n’ai pas trouvé mon monde. Je ne repartirai que demain.

Il essayait de se persuader qu’avant de s’éloigner, il voulait au moins apercevoir son oncle ; mais la véritable cause, celle qui lui tenait à cœur et qu’il n’osait s’avouer à lui-même, c’était le désir de savoir la fin de cette tragédie dont il n’avait vu que le premier acte… La pensée de Paule de Neufmoulins ne le quittait pas, quoi qu’il fît pour la chasser.

Il erra toute l’après-midi autour de la petite maison habitée par Mlle Gertrude de Neufmoulins, où l’on avait transporté M. Wanel, la propriété de ce dernier étant trop distante d’Ailly pour songer à l’y conduire dans l’état où il se trouvait.

Se mêlant à la foule qui ne cessait de stationner aux alentours, il saisissait au passage les renseignements donnés par les domestiques.

M. Wanel n’était pas bien…

— Il avait repris connaissance… on espérait.

— Le médecin de Lille était arrivé… Il y avait une consultation…

— On ne pouvait encore se prononcer, mais le mieux s’accentuait…

Quand il rentra à l’hôtel, fort tard dans la soirée, on ne savait encore rien de précis sur l’état de l’industriel.

Mais le lendemain, Jean se décida à partir : Mme Wanel était veuve.


CHAPITRE II


— Mais, ma tante, pourquoi toutes ces récriminations puisque je vous déclare que jamais, au grand jamais, je ne consentirai à épouser ce comte de Ponthieu.

— Bah ! est-ce qu’on sait avec une écervelée de ton espèce ! Que ce beau monsieur se présente, qu’il te fasse la bouche en cœur, et les millions aidant, tu ne demanderas pas mieux que de convoler en secondes noces !

Et Mlle Gertrude de Neufmoulins redressa d’un brusque mouvement de tête sa coiffure de crêpe qui s’était dérangée dans le feu de la discussion, tandis qu’elle lançait sur sa nièce un regard furibond.

Celle-ci, sans paraître s’émouvoir des boutades de son interlocutrice, continua de s’éventer nonchalamment et resta quelques instants silencieuse. Seul, le mouvement saccadé de son petit pied qui battait nerveusement le sable de l’allée indiquait sa préoccupation.

Ravissante dans son costume de surah noir, qui faisait admirablement ressortir la fraîcheur de son teint de blonde, Mme Wanel, — la belle Paulette, comme l’appelaient ses familiers, — supportait depuis une demi-heure les rebuffades de sa tante. Celle-ci était furieuse du testament de son frère Jean de Neufmoulins, mort la semaine précédente, et elle avait de bonnes raisons pour cela.

Toujours cité pour l’homme le plus original de la contrée, il n’avait pas voulu faire mentir sa réputation et son dernier acte avait été le comble de l’excentricité.

Il laissait sa fortune, se montant à plusieurs millions, et son immense domaine de Neufmoulins, à sa nièce, Mme Wanel, et au neveu de sa femme, le comte Jean de Ponthieu, sous la condition expresse qu’ils seraient mariés ensemble pour la fin de l’année qui suivrait sa mort. Sinon tout son héritage revenait à sa sœur, Mlle Gertrude de Neufmoulins.

On comprend le dépit de la vieille fille.

Elle ne doutait pas que la clause du testament ne fût remplie ; aussi ne se gênait-elle pas pour accabler sa nièce de ses récriminations, quoique cette dernière en fût la cause bien innocente.

Il y avait deux ans que Paule était veuve. M. de Neufmoulins lui avait toujours tenu rancune de son mariage avec l’industriel, et la jeune femme, assez fière, n’avait jamais tenté aucune démarche auprès de son oncle pour se réconcilier avec lui. Dans ces conditions, Mlle Gertrude s’attendait à être l’unique héritière de son frère ; ce testament l’avait absolument bouleversée.

Mme Wanel avait beau l’assurer qu’elle n’avait rien à craindre, elle avait beau lui répéter qu’elle pouvait d’ores et déjà se considérer comme la seule propriétaire de Neufmoulins, la vieille fille ne décolérait pas.

— A-t-on jamais vu pareil original ! répétait-elle pour la centième fois à sa nièce, qui ne pouvait s’empêcher de sourire. Il te détestait, il n’a pas entendu parler de ce Ponthieu depuis plus de quinze ans, et il vous laisse à vous deux tout ce qu’il possédait ! Et à moi qui ai été son souffre-douleur tous ces derniers temps, à moi qui ai supporté toutes ses rebuffades, qui l’ai soigné avec une patience angélique… Oui, ma nièce, avec une patience an-gé-li-que ! accentua la vieille demoiselle d’un air furibond, en voyant le sourire moqueur et amusé de la jeune femme. Ça peut t’étonner, mais c’est comme ça ! Voyons, qu’est-ce que je disais ?… Ah ! oui, je disais qu’à moi, qui ai été admirable de dévouement, cet ostrogoth n’a pas laissé un sou ! pas un sou ! Le nigaud ! il a préféré donner sa fortune à deux jeunes fous qui se sont toujours moqués de lui et s’en moqueront encore bien plus !

— Le notaire a-t-il fini par recevoir des nouvelles du comte de Ponthieu ? demanda tranquillement Mme Wanel.

— Non, il paraît qu’il est introuvable, cet oiseau-là ! Impossible de savoir où il niche ! Oh ! ce n’est rien ! Lorsqu’il aura vent de la bonne aubaine, il ne sera pas longtemps à arriver ! Ne t’ennuie pas, ma nièce ! le godelureau ne tardera pas à venir te faire sa cour pour gagner ses millions !

Cette fois, les grands yeux de pervenche de la belle Paule étincelèrent, tandis qu’elle refermait d’un mouvement nerveux l’éventail de plumes.

— Ma tante, dit-elle d’une voix brève, je vous serai très obligée une fois pour toutes de cesser ces plaisanteries déplacées. Il est probable, il est même certain que je me remarierai avant peu de temps, mais ce ne sera pas avec ce comte de Ponthieu, vous le savez aussi bien que moi. Grâce à la générosité de M. Wanel, je n’ai pas besoin de la fortune de M. de Neufmoulins, mon oncle, et je vais épouser le lieutenant de Lanchères. Je crois, certes, que cette fois vous ne trouverez rien à redire à cette union ! M. de Lanchères est riche et de bonne famille.

— Un joli monsieur, ma foi ! un étourneau ! Ah ! vous serez bien assortis ! La vue d’un muscadin pareil me met hors de moi ! Monsieur porte un corset ! Monsieur se parfume ; on peut le sentir à un kilomètre ! Monsieur se plante dans l’œil un morceau de verre qui le fait grimacer d’une façon ridicule ! Et on appelle ça un homme ! et un officier encore ! Vertudieu ! comme disait le colonel de Neufmoulins, dans quel temps vivons-nous ?

Et Mlle Gertrude, redressant sa longue taille, agita nerveusement ses bras anguleux, tandis que ses lèvres minces ombragées d’une moustache noire se plissaient d’un air méprisant.

— Oh ! ces jeunes gens de nos jours ! continua-t-elle en se levant et en arpentant de son pas vif et saccadé le rond-point où elle se trouvait avec sa nièce, ils me font pitié ! C’est moi qui n’aurais jamais voulu épouser une de ces femmelettes ! Où allons-nous, mon Dieu, où allons-nous ?

En ce moment, la petite bonne qui composait toute la domesticité de Mlle Gertrude, parut au bout de l’allée.

— Hein ? Quoi ? Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que tu veux encore, toi ? gronda sa maîtresse.

— Mademoiselle, c’est le notaire qui est là. Il demande à parler à mademoiselle.

— Bon on y va ! Il vient bien sûr me déranger encore pour la centième fois au moins au sujet de ce maudit testament. Attends-moi là, Paulette, je vais l’expédier tout de suite et je reviens.

— Oui, oui, allez ma tante, je ne suis pas pressée. M. de Lanchères doit me prendre ici avec sa voiture, vers cinq heures, et il est à peine quatre heures.

Mme Wanel, restée seule, reprit sa pose nonchalante. Étendue plutôt qu’assise sur le banc confortable au dossier renversé, elle s’éventait doucement, tout en songeant à ce que venait de lui dire sa tante, et les événements qui s’étaient succédé dans sa vie depuis deux ans se représentaient soudain à son esprit.

À la suite de son mariage, dont la cérémonie s’était terminée de façon si tragique, Paule, devenue veuve, avait hérité de toute la fortune de son mari. Elle avait alors joui pleinement de ces richesses pour lesquelles elle avait tout sacrifié ! Elle avait pu s’entourer de ce luxe qui lui était si cher ; et son deuil passé, elle se jeta à corps perdu dans toutes les distractions mondaines. Elle dépensa largement et sans compter ; aussi bientôt n’avait-il été bruit dans tout le département que des fêtes princières données par la belle Mme Wanel. Quelques familles de la haute société, lui tenant rancune de son mariage, s’étaient abstenues d’y paraître, et plus d’un salon où Mlle de Neufmoulins avait été reçue autrefois était resté fermé pour Mme Wanel. La jeune femme avait-elle était blessée de ces procédés ? Son orgueil en avait-il souffert ? Personne n’eût pu le dire. Éblouissante de beauté et d’élégance, toujours entourée d’un cortège d’admirateurs et de soupirants, un sourire gracieux sur sa bouche au dessin si pur, à l’expression si tendre, un regard ravi dans ses grands yeux candides comme ceux d’un enfant, Paulette allait de plaisirs en plaisirs, de fêtes en fêtes, indifférente à l’opinion de tous, n’ayant qu’une pensée : briller et s’amuser !

Son étonnement, en apprenant les clauses du testament de son oncle, avait été au moins aussi grand que celui de Mlle Gertrude. Celle-ci avait continué de voir Paule après son mariage. Elle ne lui ménageait ni les conseils ni les reproches, la morigénant sans cesse. La jeune femme qui aimait la vieille fille malgré son caractère grincheux, acceptait tout cela très philosophiquement et n’en agissait qu’à sa guise. Elle la savait avare, âpre à la richesse, aussi comprenait-elle la déception que ce singulier testament lui avait causée. Mais Mlle Gertrude n’avait rien à craindre : jamais Paulette n’épouserait ce Ponthieu qui semblait un mythe et dont on ne retrouvait même plus la trace. Depuis quelques mois elle se regardait comme fiancée au lieutenant de Lanchères ; de bonne famille, possédant une assez belle fortune, ce jeune officier lui rouvrirait les portes de ce monde qui lui avait tenu rigueur depuis son mariage avec l’industriel. L’aimait-elle ? Mon Dieu, non ! Cette question lui était indifférente, d’ailleurs. Est-ce que l’amour existait autre part que dans les romans…

Intelligente et douée d’un certain esprit d’observation, Paulette n’avait pas été sans remarquer les travers de son prétendant ; mais bah ! que lui importait ! M. de Lanchères aimait le monde et le luxe, il la laisserait satisfaire tous ses goûts ; pouvait-on en demander davantage ? Frivole à l’excès, la jeune femme redoutait surtout un époux sérieux et chagrin qui eût mis un frein à ses excentricités comme à ses folles dépenses.

— J’ai peur des croquemitaines, disait-elle souvent en riant de son rire d’enfant, si frais et si séduisant, j’aime mieux les jeunes fous, les écervelés !

Et quand sa tante haussait les épaules en grondant :

— Quelle ridicule poupée tu fais, Paulette !

Elle répondait gaiement :

— Que voulez-vous, ma tante, ce n’est pas ma faute !

— C’est pour cela qu’il te faudrait un mari sérieux, un maître…

— Brrou ! Non, non, ma tante, il me mettrait en pénitence !

C’est en vain que la vieille fille gémissait sur les dépenses et les extravagances de sa nièce ; celle-ci continuait à jeter l’argent par les fenêtres. Généreuse à l’excès, elle donnait sans compter ; aucune infortune ne la trouvait indifférente, sa bourse était toujours ouverte pour soulager les malheureux. Aussi était-elle aimée de tous.

— Je le pensais bien qu’on finirait par dénicher l’oiseau, déclara Mlle Gertrude, qui venait rejoindre sa nièce, après avoir reconduit son notaire.

Paulette ouvrit de grands yeux étonnés !

— Est-ce que le comte de Ponthieu…

— Le comte de Ponthieu donne signe de vie !

— Il est venu lui-même ?

— Non. Le personnage n’a pas jugé à propos de se déranger. Il a écrit à Me Saint-Riquier ; il refuse net l’héritage dans les conditions que tu sais ! Et il n’a pas le sou ! Ah ! par exemple ! je n’ai pas à craindre qu’il accepte, celui-là ! Il a l’air trop fier ! « Un comte de Ponthieu n’épouse pas Mme Wanel ! » S’il ne le dit pas en toutes lettres, il le donne à entendre. Je crois que ce doit être un autre homme que ton Lanchères ! Je parierais bien qu’il ne porte pas de corset.

Et Mlle Gertrude, heureuse sans doute de la perspective de l’héritage pour ainsi dire assuré par cette réponse du comte de Ponthieu, se frottait les mains d’un air de jubilation. Elle n’avait plus rien à craindre, elle le sentait ! À la fin de l’année elle régnerait enfin en maîtresse dans ce superbe domaine, objet de ses convoitises.

— C’est égal, continua-t-elle d’un ton malicieux, il fait exception parmi les spécimens de son sexe, celui-là ! Il y en a si peu maintenant qui ne mettent pas l’argent au-dessus de tout. Tout s’achète et se vend de nos jours ! C’est bien l’oiseau rare ! À moins qu’il y ait derrière son beau renoncement une raison cachée et même fort prosaïque. Qui sait ! il n’est peut-être pas mariable, ce Ponthieu ! C’est peut-être un cul-de-jatte !

La vieille fille, satisfaite de sa plaisanterie et de son idée baroque, éclata d’un rire moqueur auquel Paulette ne se joignit pas.

Oh ! non, il n’était pas cul-de-jatte le Jean de Ponthieu qu’elle retrouvait dans ses souvenirs d’enfant !… Son imagination le lui représenta soudain tel qu’il était aux dernières vacances qu’il avait passées au château de Neufmoulins. Elle se revoyait, elle, à peu près âgée de six ans, perchée sur l’épaule de ce grand garçon déjà sérieux comme un homme, qui avait pour elle des précautions de frère aîné, lorsqu’ils couraient à travers les allées du parc. Elle ne se rappelait plus très bien ses traits, ni la couleur de ses cheveux ; il ne lui restait qu’un souvenir vague de deux grands yeux bruns, un peu durs, qui s’adoucissaient singulièrement pour elle, la petite Paulette…

Pourquoi la pensée de ce Jean de Ponthieu, dont elle n’avait jamais entendu parler depuis quinze ans, lui revenait-elle maintenant ? C’était sans doute à cause de ce testament où son nom se trouvait mêlé, et surtout de son refus… La nature humaine est vraiment bien étrange… Mme Wanel n’eût voulu pour rien au monde consentir au mariage stipulé par son oncle, et, d’autre part, elle se sentait froissée par le refus catégorique du jeune homme. Il l’avait oubliée sans doute… il ne l’avait pas revue… il ne soupçonnait pas sa merveilleuse beauté…

La belle Paule, habituée aux hommages et à l’admiration de tous, éprouvait un véritable dépit devant le dédain et l’indifférence de ce Jean de Ponthieu.

Sa tante, comme si elle eût deviné ses sentiments, reprit soudain :

— Tout de même, j’aimerais à le connaître, ce garçon. Bien sûr qu’il est de la famille, celui-là !

Ça se voit à sa façon d’agir. Refuser des millions et la main d’une jolie femme, ce n’est pas ordinaire ! c’est même original ! Et comme disait cet olibrius qu’était mon frère : « Tout le monde ne peut être original. » Pour toi, ma chère, il n’y a pas de mérite à renoncer à cette fortune : tu es déjà si riche. Mais il paraît que Jean de Ponthieu n’a pas le sou ; il travaille pour vivre, comme un simple gueux. S’il n’est pas laid à faire peur ou cul-de-jatte, il doit être amoureux… J’y suis ! voilà la véritable cause de son refus ; il aime bien sûr quelque jeunesse, et il se soucie de Mme Wanel et de l’héritage comme d’une guigne ! Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt !

La cloche de la porte d’entrée résonna en ce moment avec un son fêlé, et la vieille fille s’interrompit pour aller voir à l’entrée de l’allée quel était ce nouvel intrus. Ses sourcils se froncèrent en apercevant un officier qui eut bientôt franchi la courte distance de la grande porte au bosquet, et s’inclina d’un air fort cérémonieux devant la maîtresse du logis.

— Comment allez-vous, mademoiselle ? Cette chaleur tropicale est vraiment insupportable ! Je plains surtout les personnes âgées…

— Trop aimable à vous, cher monsieur ! Moi, je plains encore plus les gens serrés, étriqués dans leur corset, interrompit sèchement Mlle Gertrude, en tournant le dos sans façon à l’officier interloqué. Je vous laisse faire votre cour. Au revoir ! Amusez-vous bien ! Rafraîchissez-vous surtout, car votre visage congestionné m’inquiète !

Et sur cette réplique, la vieille fille s’éloigna tout en maugréant :

— L’insolent ! je lui en donnerai des « personnes âgées ! » Et dire que cet animal-là est en train de devenir mon neveu !

— Toujours charmante, la tante, murmura M. de Lanchères, quand il fut bien sûr que Mlle Gertrude ne pouvait plus l’entendre.

Puis, prenant une chaise, il vint s’asseoir à côté de Paulette, qui paraissait préoccupée. Le jeune homme s’en aperçut.

— Qu’y a-t-il, ma chère amie ? Vous semblez toute triste, toute chagrine ? Est-ce que ce vieux crampon vous aurait encore fait de la peine ?

Mme Wanel se sentit froissée par l’épithète peu respectueuse et répondit assez vivement :

— Je vous assure, Pierre, que ma tante est toujours bonne pour moi, malgré son air désagréable. Elle est âgée et il faut la ménager.

— Oh ! ne craignez rien ; je n’oublie pas que vous serez un jour sa légataire universelle.

— Ce n’est point de cela qu’il s’agit ! Vous m’avez mal comprise ! — et une expression dédaigneuse passa dans ses grands yeux clairs. Ma tante est originale, comme tous les Neufmoulins d’ailleurs, mais je vous assure qu’au fond elle n’est pas méchante et a un grand cœur. Elle est bien meilleure qu’elle ne le paraît.

— Vous êtes l’indulgence personnifiée, chère belle, et je vous admire. N’allez-vous pas me montrer Mlle Gertrude comme une âme désintéressée et généreuse, quand je l’entends depuis huit jours vous accabler de ses récriminations au sujet de cet héritage ?

— Oui… elle est bien étrange, murmura Paulette en rougissant. Elle est même incompréhensible. À de certains moments, elle paraît furieuse de ce testament qui est venu anéantir ses espérances ; et d’autres fois, on la croirait non moins furieuse de voir que nous y avons renoncé.

— Comment « nous » ? A-t-on des nouvelles de ce Ponthieu ?

— Oui, il a écrit à Me Saint-Riquier. Lui aussi refuse catégoriquement.

— Allons, tant mieux ! tout va bien ! déclara l’officier, et ma jolie Paulette sera un jour — quand le vieux crampon aura disparu — dame et châtelaine de Neufmoulins. Mais j’entends les chevaux piaffer devant la porte ; il est d’ailleurs cinq heures et j’avais ordonné qu’on les amenât à cette heure. Venez, ma chère, une promenade en voiture sera délicieuse par cette chaleur. Nous irons du côté de Ferrières, c’est la route la mieux ombragée.

Et l’instant d’après, Paulette ne songeait plus ni au testament ni à Jean de Ponthieu. Crânement assise sur un siège élevé et ayant à ses côtés M. de Lanchères, elle conduisait d’une main habile l’élégant dog-cart attelé à la daumont de deux chevaux fringants.

Les habitants de la petite ville sortaient sur le pas de leurs portes pour voir passer la jeune femme. Tout entière au plaisir de sentir la brise caresser ses boucles blondes, celle-ci s’extasiait devant la beauté de la nature, admirait les fleurs, la campagne radieuse par cette belle après-midi d’été. Tout en écoutant le chant des oiseaux dans les grands arbres touffus, elle babillait joyeusement, insouciante des admirations comme des critiques dont elle pouvait être l’objet. Derrière les jalousies baissées de leur vieil hôtel, les grandes dames de l’endroit, jeunes et vieilles, déchiraient à belles dents Mme Wanel.

— Regardez-moi cette effrontée, s’écriait l’une d’elles. Oser se compromettre de la sorte. Et ce Lanchères, à quoi pense-t-il donc ?

— Quelle odieuse créature ! maugréait une autre. Il n’y a rien qui vous fasse horreur comme ces natures vénales qui ne vivent que pour l’argent.

Effrontée et vénale ?… Elles se trompaient ; Paule n’était ni l’une ni l’autre, il n’y avait qu’à l’approcher quelques instants, qu’à examiner son beau visage d’une pureté idéale pour être convaincu de son innocence d’enfant. Ces grands yeux d’un bleu violet avaient une expression de candeur, on pourrait presque dire d’étonnement ingénu, qui donnaient à la jeune femme le charme si séduisant qui se dégageait de toute sa petite personne.

On ne pouvait pas non plus l’accuser de vénalité. Elle aimait l’argent naïvement, comme un enfant qui aime un jouet pour le plaisir qu’il procure. Habituée dès sa plus tendre jeunesse au luxe et à toutes les recherches du confort moderne, elle ne comprenait pas qu’on pût s’en passer ; il lui semblait aussi nécessaire à sa vie que l’air qu’elle respirait, et lorsqu’à la mort de ses parents elle en avait été privée soudain, elle avait trouvé très naturel d’accepter la main du riche industriel Wanel qui le lui procurait de nouveau. C’est en vain qu’on lui avait représenté la vulgarité de l’individu, qu’on lui avait parlé des bruits qui circulaient sur l’origine douteuse de son immense fortune, Paulette n’avait voulu rien écouter.

— Le monde est méchant, avait-elle répondu en hochant sa jolie tête blonde ; il critique tous ceux qu’il jalouse. Il est très bon ce M. Wanel de me proposer ainsi de l’épouser, moi qui n’ai pas un sou à lui apporter. J’aime mieux être sa femme et partager sa fortune que de rester chez un vieil oncle bougon qui ne veut même pas me donner une robe, qui me reproche ma gourmandise lorsque j’achète un gâteau de deux sous, et me gronde pendant une heure quand je donne cinquante centimes aux pauvres !

Certes, elle était frivole, la jolie Paulette, mais pouvait-il en être autrement avec une mère aussi mondaine que la sienne, dont la vie se passait en visites, en bals, et qui n’avait qu’une pensée : briller, toujours briller.

Lorsqu’elle était enfant et que Mme de Neufmoulins, avant de partir pour un bal, venait comme une apparition dans la chambre de la petite pour l’embrasser à la hâte, Paulette, qui contemplait en une sorte de ravissement la belle créature en toilette éblouissante, les épaules nues couvertes de pierreries, Paulette rêvait déjà fêtes et parures, et elle s’endormait en faisant cette naïve prière : « Mon Dieu, faites-moi grandir bien vite pour que je puisse aller au bal ! Faites surtout que je sois aussi belle que maman ! »

La prière semblait avoir été pleinement exaucée : la fille avait hérité de la beauté et aussi de la frivolité de sa mère.


CHAPITRE III


— Je t’ennuie peut-être, Jean, mais, vois-tu, il faut me laisser babiller ! je suis si heureuse ! si heureuse ! Vite ! approche-toi un peu, que je t’embrasse encore une fois pendant qu’il n’y a personne sur la route.

Et Madeleine de Ponthieu, n’ayant pas la patience d’attendre que son frère se penchât, l’attrapa si brusquement par le cou que le jeune homme faillit perdre l’équilibre et tomber de son siège.

— Tu es ridicule, Madeleine, avec tes manières d’enfant gâtée.

— Oh ! ne gronde pas, « maman Jean », ne gronde pas, sinon je vais pleurer. Et il paraît que je suis laide à faire peur quand je pleure, c’est Gontran qui me le dit. Il ne faut pas que votre petite sœur soit laide, n’est ce pas, monsieur ? Là ! maintenant je vais rester bien tranquille et ne plus bouger du tout. Quel temps superbe ! Que c’est beau la campagne pendant l’été ! Et dire que me voilà pour deux mois dans ce délicieux pays : ils sont si amusants tous tes bons paysans belges avec leur « savez-vous ! » Il n’y a que ton prince qui me chiffonne ; il a l’air si imposant !… Le véritable revers de la médaille, c’est ce nom de Bernard ! — Bonjour, mademoiselle Bernard. — Les premières fois que je l’entendais, je croyais toujours qu’il y avait une autre personne derrière moi, et je me retournais pour voir Mlle Bernard… Bon ! voilà que je t’ai fait de la peine ! Il n’y a plus du tout de fossette, là — et l’enfant effleura légèrement de son petit doigt la joue de son frère ; — quand la fossette disparaît tout à fait, c’est que « maman Jean » a du chagrin… Non ! va, c’est fini ! je n’en parlerai plus jamais, jamais ! De temps en temps, pour me consoler, je m’appellerai Mlle de Ponthieu tout haut, et gros comme le bras ! Mais n’aie pas peur, c’est lorsque je serai toute seule et sûre qu’on ne pourra pas m’entendre. Ah ! voilà le Castelet ! Dieu, que c’est joli ! Qu’elle est ravissante ta maisonnette ! elle me semble encore plus pittoresque à cette époque qu’à Pâques. Et Stop ? Oh ! il me reconnaît ! Oui, mon gros Stop, c’est moi ! c’est la petite maîtresse !

Et la charrette anglaise était à peine arrêtée que la fillette était déjà par terre, caressant l’épagneul qui bondissait autour d’elle, en jappant de toutes ses forces.

Madeleine de Ponthieu avait alors treize ans ; mais, grande et élancée comme elle l’était, on lui en eût donné quinze. Elle était brune, ainsi que son frère aîné, mais c’était la seule ressemblance qui existait entre eux, car leurs traits formaient un contraste frappant. Le jeune homme avait hérité des grands yeux de velours, caressants et un peu tristes de sa mère, tandis que la fillette avait le regard pétillant de malice de M. de Ponthieu. Au moral, la différence était encore plus marquée : grave et souvent silencieux, Jean était plutôt enclin à la rêverie ; Madeleine, étourdissante de gaieté et d’entrain, avait une verve intarissable. Douée d’un esprit vif, elle voyait immédiatement le côté drôle des choses, et ses réflexions toujours amusantes, malicieuses et sans méchanceté, faisaient d’elle un véritable boute-en-train, tandis que sa bonne nature, droite et franche, ses manières sans prétentions, lui attiraient toutes les sympathies.

Jean de Ponthieu adorait sa petite sœur. Depuis six ans qu’il était resté son seul protecteur, il avait toujours veillé sur elle avec une sollicitude continuelle, l’entourant de soins quasi maternels ; l’enfant, qui en était touchée et amusée tout à la fois, l’appelait souvent sa « maman Jean ». Elle avait bien senti que c’était pour elle, et pour Gontran son frère, de deux ans plus âgé, que le jeune homme travaillait sans relâche ; aussi, de son côté, s’efforçait-elle de payer en affection et en tendresse tout ce qu’il dépensait de dévouement autour d’eux.

— Pauvre « maman Jean », disait-elle quelquefois à Gontran, son confident habituel, il faut bien l’aimer. Il pourrait être libre et heureux ! il pourrait se marier ! Et à cause de ses deux grands enfants, il restera vieux garçon, tu verras ! Quelle est la famine qui voudrait se charger de famille comme ça, et travailler avec lui pour nous élever ?

Depuis son arrivée en Belgique, Jean avait mis sa sœur en pension à Bruxelles, afin de l’avoir plus près de lui et de pouvoir la faire sortir, aux jours de congé. Quant à Gontran, qui avait un grand désir d’entrer à Polytechnique, il l’avait laissé à Paris, dans le lycée où il faisait ses études, et il ne le voyait qu’aux vacances d’été.

On était au commencement d’août ; Gontran était revenu depuis deux jours, et Jean ramenait sa sœur qu’il était allé chercher à Bruxelles.

C’était un grand bonheur pour les deux enfants que ce retour chez leur frère. Le Castelet, comme s’appelait la maison du régisseur, était une vaste habitation, située au fond du parc, à quelques centaines de pas du château et à l’entrée du bois qui formait une partie de l’immense propriété dont Jean avait la gérance.

Le prince d’A… ne faisait que de rares apparitions dans ce domaine ; il venait parfois avec des amis s’y installer pendant une semaine ou deux à l’époque de la chasse. Quand il avait besoin de le voir, Jean allait à Bruxelles, dans le superbe palais qui était la résidence habituelle du prince. Ce dernier, surpris et charmé de la distinction de son régisseur, l’accueillait toujours avec plaisir, le retenait même souvent plusieurs jours, aimant à s’entretenir avec lui.

Lorsqu’il venait par hasard au château et que les enfants étaient là, il s’intéressait vivement à eux ; la petite Madeleine surtout le ravissait par sa gaieté et ses fines réparties. Il admirait le confort, la bonne entente, le calme reposant de cet intérieur modeste ; le Castelet le charmait et il y passait des heures entières, partageant parfois le repas simple et frugal des jeunes gens. Déjà vieux et souvent souffrant, la gaieté de ces enfants le réconfortait, la vue de la tendresse qui les unissait lui réchauffait le cœur. Il était bien rare que Madeleine, en arrivant en vacances, ne trouvât pas quelque cadeau du vieux seigneur. Cette fois il s’était surpassé, et la fillette en entrant dans le petit salon aux meubles garnis de cretonne claire, ouvrit de grands yeux étonnés.

— On ! Jean, tu as acheté un piano ? demanda-t-elle en joignant les mains dans son ravissement.

— Non, Madeleine, mes moyens ne me permettent pas ce luxe. Ne devines-tu pas qui l’a fait mettre là ?

— Le prince ?

— Oui, mignonne, c’est à lui que tu dois cette surprise.

— Où est-il ? que je coure le remercier. Vite ! vite ! Mais qu’ai-je fait de mon chapeau ? je l’ai accroché quelque part et je ne le trouve plus. Gontran, as-tu vu mon chapeau ?

Le jeune garçon qui venait d’entrer sourit à la question ; il était si bien habitué à rechercher toute la journée ce que l’étourdie laissait dans les coins.

— Ne te dérange pas, dit Jean, c’est inutile. Le prince est malheureusement fort souffrant depuis huit jours, et il ne peut quitter Bruxelles.

— Quel dommage ! Pourquoi les bons souffrent-ils ? Et cette question l’ayant soudain rendue pensive, la fillette resta un instant silencieuse. Puis, se reprenant, elle continua :

— Je vais lui écrire une longue lettre dans laquelle je mettrai tout mon cœur pour le remercier. Mais, auparavant, allons voir tous mes amis. Viens-tu, Gontran ?

Et la petite, prenant son frère par le bras, l’entraîna dehors à la recherche de ceux qu’elle appelait ses amis et qui n’étaient autres que tous les animaux domestiques du Castelet.

Jean, resté seul, se dirigea vers la pièce qui lui servait de cabinet de travail et, s’asseyant à son bureau, il s’apprêta à revoir quelques comptes de fermage à régler.

Par la fenêtre ouverte, le rire frais et sonore de Madeleine lui arrivait, et il pouvait entendre ses réflexions :

— Si Jean était riche, je lui demanderais de m’acheter un tout petit poney comme celui que nous avons rencontré sur la route ce matin.

Ces simples mots prononcés par sa sœur plongeaient le jeune homme dans une profonde rêverie.

« Si Jean était riche… »

Une sorte de regret, quelque chose d’indéfinissable lui venait à cette pensée. Riche !… il aurait pu l’être, s’il avait voulu. Pourquoi avait-il refusé cette occasion unique qui lui avait été offerte la semaine précédente ? Comme tout cela s’était fait vivement ! Il était là, à ce même bureau, quand une lettre lui était parvenue lui annonçant une nouvelle aussi étrange qu’inattendue ! Quelque chose qui lui faisait l’effet d’un conte de fée.

Son oncle, M. de Neufmoulins, était mort lui laissant, à lui, Jean de Ponthieu, sa fortune et ses immenses domaines, à la condition d’épouser Paule Wanel dans l’année qui suivrait sa mort…

Antoine de Radicourt, le seul ami à qui il eût révélé son incognito, le seul ami qui lui fût resté fidèle dans l’épreuve, avait lu dans les journaux l’annonce que le notaire, Me Saint-Riquier, y avait fait insérer, priant le comte Jean de Ponthieu, dont on ignorait complètement la résidence, de vouloir bien se présenter à son étude pour affaire importante. M. de Radicourt avait écrit à Me Saint-Riquier, et il avait été le premier à faire part à son ami de l’étonnante nouvelle !

Ah ! certes, le mirage avait été beau ! la tentation avait été forte !… Jean, ébloui un instant par la perspective d’une situation digne de lui, avait hésité. Pourquoi refuser cette chance de fortune qui s’offrait à lui, et qu’il ne retrouverait jamais ? En avait-il même le droit, pour le bien de ceux dont il s’était fait le père et le protecteur ?… Mais la vision d’une jeune mariée, radieuse dans le nuage blanc de son voile, attachant un regard souriant et tendre sur le vulgaire compagnon qui marchait à ses côtés, avait suffi pour rompre le charme… Non ! jamais il n’accepterait de donner son nom à Mme Wanel ! Il ne se marierait probablement pas ; sa vie appartenait à Gontran et à Madeleine. En tout cas, s’il aimait un jour, ce serait une autre femme que cette créature frivole et coquette ; il fallait que le beau nom de Ponthieu fût dignement porté !

Et l’image de sa mère, avec son air distingué, son expression tendre et triste, se dressait devant ses yeux ! Il la revoyait supportant courageusement les épreuves, sans avoir jamais une plainte, luttant bravement, s’oubliant elle-même pour donner un peu de bien-être à ses enfants orphelins et dépouillés par un père bon et prodigue. Il se souvenait de l’heure déchirante où la noble créature l’avait quitté, pour aller retrouver dans la tombe le mari qu’elle avait toujours aimé et respecté malgré ses faiblesses…

— Mon pauvre Jean, avait-elle murmuré en lui serrant la main, vous allez être seul maintenant à porter le fardeau…

Puis, lui montrant d’un geste navré le frère et la sœur, qui, inconscients de leur malheur, jouaient gaiement auprès de son lit :

— C’est tout ce que je vous lègue, mon fils.

Et depuis, Jean n’avait pas, lui non plus, failli à sa tâche ! Il s’était montré le digne fils de sa mère qui, là-haut, pouvait être aussi fière de lui que tranquille sur le sort de ceux qu’elle lui avait légués…

Parfois, pendant ces six années, la vie avait été bien dure pour le jeune homme : Jean Bernard, le régisseur du prince d’A…, avait connu des heures sombres. Mais lorsqu’il était sur le point de s’abandonner au découragement, la pensée de sa mère l’avait toujours relevé, son souvenir l’avait soutenu. En cette dernière circonstance encore, ce fut la douce vision qui le détourna de la tentation d’accepter la fortune qui s’offrait à lui : il fallait à ses enfants, si Dieu lui en envoyait un jour, une mère comme la sienne ! Aussi, presque honteux d’un moment d’hésitation, il avait écrit au notaire, refusant net l’héritage de son oncle dans les conditions stipulées.

Mais ces simples mots de Madeleine : « Si Jean était riche… » avaient soudain éveillé en lui un monde de pensées, presque de regrets. Serait-il jamais riche ? La fortune ne le tentait guère pour lui-même, il ne désirait qu’une chose : arriver au moins à une situation indépendante qui lui permît de porter son nom et son titre. Il travaillait, on peut le dire, jour et nuit avec acharnement. Utilisant son talent de peintre, il était entré en relations avec une grande maison de Bruxelles, qui lui confiait l’exécution des miniatures dont elle avait les commandes ; Jean employait à ce surcroît de besogne tous les instants de loisirs que lui laissait son poste de régisseur.

— À quelle heure te couches-tu donc, Jean ? demandait un jour Madeleine ; je vois de la lumière dans ta chambre chaque fois que je m’éveille la nuit.

— Tu auras rêvé, petite sœur, répondit Jean, et tu auras pris la lune pour une grosse lampe.

— Non, non, je n’ai pas rêvé, protesta l’enfant ; d’ailleurs, Gontran l’a remarqué aussi.

— Cela devient sérieux, dit Jean en souriant ; est-ce que je serais somnambule ?

Chaque jour, le jeune homme prenait la charrette anglaise, mise à sa disposition, et allait jeter un coup d’œil partout. Tous les paysans, dans les champs, le saluaient d’un respectueux : « Bonjour, monsieur Bernard ! »

Tous éprouvaient une profonde sympathie pour le régisseur, dont la nature droite et loyale gagnait quiconque l’approchait. Il y avait dans l’extérieur de Jean, dans son regard un peu fier, dans ses manières réservées, quelque chose de distingué qui les frappait ; ils sentaient que le régisseur n’était pas un homme ordinaire, ils le respectaient et l’aimaient tout à la fois. Jamais de sa part une observation déplacée, un reproche immérité ; et lorsqu’on lui présentait une requête, on était sûr qu’il y ferait droit sur-le-champ, si la demande était justifiée. Mais, d’un autre côté, il se montrait impitoyable pour les maraudeurs, les braconniers, les voleurs de toute sorte dont il avait bien vite découvert les fraudes et les rapines.

— C’est un fameux lapin, not’ régisseur, disaient souvent les paysans ; il voit tout, il sait tout et il est partout ! C’est un gas qui s’y connaît et qui n’a pas froid aux yeux quand on lui manque !

Il n’en était pas moins aimé et populaire parmi tous, grands et petits. Savait-il un enfant malade, il s’arrêtait devant la chaumière et le visitait chaque jour, donnant un conseil utile à l’occasion, apportant un remède, une petite douceur. Aussi le nom de Jean Bernard était bien connu dans le pays, et le jeune régisseur jouissait d’un réel prestige.

Madeleine et Gontran étaient, aussi, grands amis avec les paysans, et lorsque Jean leur proposa, le lendemain de leur arrivée, de l’accompagner dans sa tournée habituelle, ils ne se firent pas prier et grimpèrent lestement dans la voiture.

Ils arrivèrent bientôt à un immense champ de blé où travaillait une vraie troupe de moissonneurs.

Jean, qui examinait tout d’un regard rapide et circulaire, pendant que Madeleine courait avec Gontran pour voir finir une meule gigantesque, fronça tout à coup les sourcils et, appelant un des surveillants :

— Mathieu, dit-il d’une voix brève, je vous avais formellement défendu de laisser des hommes, et surtout des étrangers, glaner ici ; comment se fait-il que j’en aperçois trois là-bas ?

— Monsieur Bernard, répondit le paysan, un peu embarrassé, j’ai déjà essayé plusieurs fois de les renvoyer, mais je n’ai pas pu leur faire entendre raison.

— C’est bien, dit Jean, j’y vais.

Et le régisseur se dirigea vivement vers trois solides gaillards, au visage basané, aux traits vulgaires.

— Qui vous a donné le droit de glaner ici ? interrogea-t-il lorsqu’il fut auprès d’eux.

Le plus âgé se tourna vers Jean d’un air insolent ; mais, devant le regard froid et l’attitude énergique du jeune homme, il hésita, un peu interdit.

— N’avez-vous pas honte, continua celui-ci, vous, des hommes robustes, de vous arroger ainsi un privilège réservé aux veuves et aux orphelins ?

— Nous cherchons de l’ouvrage, balbutia l’un des trois.

— Vous cherchez de l’ouvrage ? C’est parfait ! Je vais vous en faire donner, et ce soir vous toucherez votre salaire comme les autres. Mais, sachez-le bien, jamais je ne tolérerai le métier honteux que vous faites en ce moment ; les femmes, les faibles et les petits peuvent glaner tant qu’ils le veulent ! Je recommande même qu’on les aide au besoin et qu’on ajoute un peu à leur récolte quand elle aura été trop maigre ; pour les hommes, je ne veux que des travailleurs. Que décidez-vous ?

Les trois vagabonds, subjugués par le ton ferme et l’assurance du régisseur, s’étaient regardés.

— Nous ne demandons pas mieux que de travailler, murmura le plus âgé.

— C’est bien. Mathieu, faites donner des outils à ces hommes, et que, la journée finie, ils touchent ce qui leur sera dû.

Jean s’éloigna, suivi d’un regard approbateur de la part des paysans.

— C’est ça qui s’appelle parler ! dit l’un d’entre eux. Voilà un homme, notre M. Bernard !

À l’autre bout du champ, Madeleine s’extasiait devant la superbe meule presque terminée, tandis que Gontran, qui avait mis habit bas, aidait au travail avec un véritable plaisir, à la grande joie des ouvriers.

— Eh ! regarde, Jean, s’écria la fillette, en voyant arriver son frère, regarde comme c’est bien fait ! Il n’y a pas un brin de paille qui dépasse ! C’est vraiment beau !

Il était tard, et le soleil était presque couché lorsqu’ils reprirent le chemin du Castelet, malgré les prières de Madeleine qui aurait voulu rester encore avec ses nouveaux amis les moissonneurs. Elle rapportait précieusement la magnifique gerbe de coquelicots et de bleuets qu’ils avaient cueillis à son intention, et qui devait orner sa modeste petite chambre.

Assise à côté de Jean, sur le devant de la voiture, elle aspirait avec délices les senteurs qui montaient des haies au bord de la route et des champs qu’ils traversaient, tandis que son frère l’admirait, tout en écoutant ses réflexions gaies et spirituelles. Elle était vraiment ravissante Madeleine de Ponthieu, avec ses grands yeux bruns, frangés de longs cils recourbés ; sa magnifique chevelure noire flottait librement sur ses épaules, son chapeau de paille à large bord, qu’elle avait rejeté en arrière pour être plus à l’aise, lui formait une sorte d’auréole, et son sourire, tout à la fois tendre et espiègle, ajoutait encore au charme inconscient de sa physionomie expressive.

— Oh ! Jean, regarde la belle gravure de mode qui s’avance !

En ce moment, un léger tilbury croisa la voiture du régisseur, qui avait mis son cheval au pas pour monter la côte.

Une jeune femme aux cheveux teints, au visage poudré, à la toilette excentrique, dévisagea les jeunes gens d’un air légèrement insolent à travers le face-à-main au long manche d’écaille.

— Pas mal cette petite ! murmura-t-elle. Et se tournant vers son compagnon, à qui un faux-col raide, d’une hauteur ridicule, donnait une tournure grotesque :

— Qui est-ce donc ?

— Sans doute une parente de cet intendant du prince d’A…

Ces mots arrivèrent distinctement aux oreilles de Jean et une vive rougeur empourpra ses joues, tandis qu’un éclair brillait dans ses prunelles sombres.

— Je suis sûre que le monsieur qui accompagne la gravure de mode a avalé un manche à balai ! dit Madeleine, qui n’avait rien entendu.

— Pauvre homme ! il doit avoir le torticolis, ajouta gaiement Gontran.

Mais Jean, les sourcils froncés, le regard vague, avait perdu tout son entrain, et semblait plongé dans une profonde rêverie, que les enfants n’osèrent troubler.

Ce mot d’« intendant » l’avait cinglé comme un coup de fouet, son orgueil se révoltait soudain. Un regret lui venait à cet instant de n’avoir pas accepté la clause du testament. Et la vision de ce château dont il serait à cette heure le propriétaire, de ce vaste domaine où il régnerait en maître, se dressa devant lui !… Il se vit dans ce grand salon somptueux, où il n’était pas entré depuis quinze ans. auprès de cette cheminée monumentale que tous les touristes venaient admirer, recevant les hommages et les félicitations des seigneurs voisins.

Et l’image de celle que tous saluaient comme la comtesse de Ponthieu, lui apparut alors dans sa radieuse beauté !… Il revit le visage aux traits si fins et si purs, les grands yeux de velours pleins de douceur, la bouche tendre au sourire caressant, la taille souple et gracieuse, la démarche élégante de Paule… Il se sentit envahi par un désir étrange, irrésistible de contempler, ne fût-ce qu’un instant, la ravissante créature dont le souvenir le poursuivait sans cesse depuis son refus brutal d’unir sa destinée à la sienne… Il eût tout donné pour savoir ce qu’elle avait pensé de ce testament, il ne s’en était même pas informé ! Pourquoi ? Ne l’avait-il pas blessée par cet oubli dédaigneux ! Comment avait-elle jugé sa conduite en ces circonstances ? Elle avait dû le trouver assez mal élevé. Il n’avait pas eu avec elle les simples égards que tout gentilhomme doit à une femme…

Mais il se calma tout à coup : la jeune fille qui avait consenti à épouser un Wanel pour avoir sa fortune, devait ignorer tout sentiment délicat, et il était vraiment bien naïf de les lui prêter ! Après tout, les choses étaient bien comme il les avait voulues… Mieux valait endurer l’humiliation de s’appeler Bernard l’intendant, que de donner ce beau nom de Ponthieu à qui n’en était pas digne !

Et toute trace de cet orage qui avait bouleversé le cœur de Jean avait disparu ce soir-là, comme il écoutait, un peu triste encore, mais résigné, la voix vibrante de Madeleine chantant gaiement une ronde populaire que Gontran accompagnait au refrain.


CHAPITRE IV


— Vite, mon brave Étienne, pressez-vous un peu ; je ne sais pas ce qu’ont ces vilaines bêtes ce matin, mais on ne peut en venir à bout ! Je n’ai pas trop de toute ma force pour les maintenir.

Le vieux concierge, qui était enfin parvenu à ouvrir toute grande la lourde grille du parc, ne put s’empêcher de sourire en regardant les mignonnes petites mains qui serraient nerveusement les guides du fringant attelage.

— Madame ne devrait pas se fatiguer ainsi, murmura-t-il d’un ton respectueux. Madame paraît avoir bien chaud ?

Et il leva son regard plein d’admiration sur le beau visage tout rose, éblouissant de fraîcheur et d’éclat de Mme Wanel.

— Oui, j’aurais dû laisser Louis conduire ses chevaux, mais ça m’amuse tant ! Oh ! le joli baby ! s’écria soudain la jeune femme, en apercevant un enfant de deux à trois ans, sur le seuil du pavillon ; c’est à vous ce chérubin, Étienne ?

La femme du vieux concierge, qui arrivait à cet instant et avait entendu l’exclamation de Mme Wanel, rougit de plaisir, et, prenant le petit dans ses bras, l’amena auprès de la voiture.

— C’est notre petit-fils, madame, dit-elle, l’enfant de notre Louise que madame a bien connue.

— Oui, je me souviens. Est-elle heureuse d’être la mère de ce joli mignon !

Et une tendresse touchante se lisait dans les grands yeux de pervenche de la jeune femme, tandis qu’elle prenait dans ses bras, avec des précautions infinies, l’enfant que la vieille domestique lui tendait.

— Embrasse-moi, mignon, dit-elle doucement.

Le petit leva son regard étonné sur Mme Wanel, puis, comme s’il eût été charmé par la beauté séduisante de son jeune visage, d’un mouvement spontané, il jeta ses bras potelés autour du cou de Paulette, tandis qu’il l’embrassait câlinement.

Mme Wanel avait donné les guides au cocher, et sans s’inquiéter des chevaux qui piaffaient avec impatience, elle se complaisait à admirer ce baby qui était déjà tout aussi à l’aise avec elle que s’il l’eût toujours connue.

Au bout de quelques instants, elle se rappela le but de sa sortie, et, écartant l’enfant avec un air de regret, elle le tendit au vieux concierge.

— Je reviendrai le voir bientôt, mon bon Étienne, dit-elle, mais aujourd’hui je suis un peu pressée ; tante Gertrude doit m’attendre depuis longtemps, et vous savez que la patience n’est pas sa principale qualité.

L’enfant qui avait pris dans ses menottes les breloques de Mme Wanel poussa des cris désespérés, ne voulant pas les lâcher.

Paule, sans une hésitation, décrocha vivement les petits bijoux, d’une grande valeur pour la plupart, qui ornaient sa chaîne d’or, et, les donnant à la vieille concierge :

— Tenez, gardez tout cela et laissez-le s’amuser tant qu’il voudra. Je lui en fais cadeau. La première fois que je reviendrai, je lui apporterai toute une caisse de joujoux.

Puis, reprenant les guides, elle partit au grand trot de ses chevaux fougueux, se retournant plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle fût au bout de la longue avenue, pour envoyer des baisers à l’enfant qui les lui rendait joyeusement, tandis que les deux vieux serviteurs la suivaient d’un regard à la fois ému et attendri.

— Pourquoi n’est-ce pas elle notre maîtresse ? murmura la vieille femme d’un ton de regret, lorsque Mme Wanel eut disparu. Nous serions tous si heureux ! elle est si bonne ! si généreuse ! La vieille, au contraire, est, dit-on, aussi dure et aussi avare que son frère.

— Bah ! répondit le concierge, qu’en sait-on ? Pour moi, je la crois bonne et charitable, seulement elle est encore plus originale que notre maître ! Ce n’est pas étonnant, d’ailleurs ! tous les Neufmoulins sont ainsi…

Depuis un mois, Mlle Gertrude était en possession de l’héritage de son frère ; depuis un mois, elle régnait en maîtresse dans le grand château tant désiré par elle ; elle se trouvait enfin à la tête de cette immense fortune, objet de ses convoitises ! Certes, il y avait loin de sa petite maisonnette, antique et modeste, à ce palais superbe dont les hautes tourelles se dressaient orgueilleusement au sommet de la colline dominant la vallée et les villages aux alentours.

En parcourant ces pièces luxueuses, ornées de tableaux et de statues de prix, ces magnifiques galeries décorées avec un goût princier, elle avait haussé les épaules en murmurant :

— Je vous demande un peu la figure que devait faire ce vieux fou de Jean dans tout cet étalage ! Si ça a du bon sens !

Et, à la vue de la vaisselle d’argent finement ciselée, des cristaux délicatement taillés qui s’étalaient dans les vitrines des larges buffets de vieux chêne sculpté, elle avait eu un rire sarcastique :

— Un tel luxe de plats pour les pommes de terre qui composaient le menu journalier du vieil avare, c’était un comble, vraiment !

En querelle perpétuelle avec son frère, Mlle Gertrude n’avait jamais pénétré dans cette partie du château ; M. de Neufmoulins, dont la marotte pendant les dernières années de sa vie avait été la construction et l’aménagement de cette merveilleuse résidence ne l’avait jamais habitée ; il vivait dans le vieux bâtiment presque en ruine qui avait été, au moyen âge, une des curiosités de la contrée et qu’on appelait l’Abbaye.

Bâtie d’abord par des moines, comme son nom l’indiquait, l’Abbaye avait été ensuite occupée par des seigneurs qui l’avaient religieusement conservée dans son état primitif ; mais la Révolution en avait détruit une partie. La chapelle, le cloître, la salle du chapitre avec ses curieuses fenêtres ogivales et son plafond à caissons subsistaient toujours et attiraient chaque année quantité de touristes, d’archéologues et de savants.

Quelques cellules et quelques autres pièces restaurées par M. de Neufmoulins lui servaient d’habitation. C’était là que Mlle Gertrude était venue soigner son frère, lors de sa dernière maladie ; c’était dans une de ces petites chambres modestes, presque pauvres qu’il était mort. Et comme dans son testament il défendait formellement de pénétrer dans le château, dont son homme d’affaires avait seul la clef, la sœur et la nièce ne se doutaient guère des trésors qu’il renfermait.

Paulette avait poussé plus d’un cri d’admiration à la vue de ces appartements magnifiques, et elle était restée presque en extase sur le seuil d’une chambre encore plus luxueuse que les autres, avec ses murs tendus de satin rose, ses fenêtres élégamment drapées de riches tentures… Sur la cheminée de marbre blanc, un buste de femme se dressait sur un socle de velours et de chaque côté, dans un cadre d’or orné de pierreries, se trouvaient deux portraits d’enfants : une fillette au visage d’une idéale beauté et un jeune garçon à l’air plutôt rêveur.

— Oh ! tante Gertrude, regardez ! s’écria Paule toute surprise, c’est mon portrait. Mais l’autre… n’est-ce pas Jean de Ponthieu ?

La vieille fille tressaillit… Elle comprit soudain le rêve de son frère, son testament original… C’était sans doute la chambre qu’il avait destinée à la future comtesse de Ponthieu… Elle regarda Mme Wanel de ses yeux perçants : celle-ci n’avait rien deviné, rien senti.

— Oui, ce doit être Jean de Ponthieu, dit-elle d’un ton indifférent. Ne te le rappelles-tu pas ?

— Oh ! guère ! répondit Paulette, déjà occupée à examiner autre chose.

Mlle Gertrude attacha sur sa nièce un regard étrange, tandis qu’un sourire énigmatique se jouait sur ses lèvres minces.

— Il n’était pas bien beau, continua la vieille fille et, certes, s’il n’a pas changé, ce n’est pas un joli godelureau comme le neveu que tu vas me donner bientôt. Mais à propos, quand te maries-tu ?

— Nous ne savons pas encore. Oh ! nous avons le temps ! Nous voudrions que la cérémonie fût tout à fait grandiose, qu’on en parlât longtemps dans le pays, et, pour cela, il faut attendre que le deuil de Pierre soit passé.

Mlle Gertrude avait décidé d’abord de faire comme son frère, c’est-à-dire de fermer une partie de ses appartements et d’occuper l’Abbaye ; mais, après mûres réflexions, elle renonça à ce projet : le monastère était trop froid, trop glacial : elle habiterait l’aile gauche du château située en plein midi, et s’y installerait à sa façon, selon ses goûts.

La plupart des domestiques étaient partis à la mort de M. de Neufmoulins, il ne restait guère que le concierge et sa femme. Mlle Gertrude conserva sa vieille bonne qui était accoutumée à ses manies ; elle y adjoignit quelques filles du pays pour le service intérieur et un cocher pour la conduire à Ailly, qui se trouvait assez éloigné du château. Elle se paya un autre luxe qui étonna grandement Paulette : ce fut celui d’une demoiselle de compagnie.

— Elle m’assommera assurément, cette petite, déclara-t-elle à sa nièce avec sa brusquerie ordinaire, lorsqu’elle lui annonça cette nouvelle ; mais je ne vois pas le moyen de faire autrement. Sa mère, que j’aimais beaucoup, a eu la stupidité de se laisser mourir de chagrin parce que son mari, qu’elle adorait bêtement, est mort l’année dernière ! Et la petite est si nulle, si sotte, que si je ne la prends pas avec moi, elle ne saura jamais se tirer d’affaire toute seule. Mais il faudra qu’elle marche droit et que je ne m’aperçoive pas de sa présence !

Paule fut très amusée ! Une demoiselle de compagnie qui devait se tenir dans l’ombre, ne pas se montrer, c’était bien là une idée de son originale parente ! Elle plaignit la jeune fille et se promit intérieurement de s’intéresser à son sort.

Depuis que sa tante était au château, elle la réclamait sans cesse, la consultant sur tous ses arrangements, lui demandant toujours son avis mais, neuf fois sur dix, faisant le contraire de ce que sa nièce lui suggérait. Loin de s’en fâcher, Paule, habituée aux excentricités de la vieille fille, s’en égayait. Elle se prêtait à tout avec la bonne grâce qui lui était familière, enchantée d’être agréable à sa parente.

Ce matin-là, elle avait été éveillée presque dès l’aube, le cocher de Mlle de Neufmoulins venant la prévenir que sa maîtresse l’attendait immédiatement.

— Ma tante n’est pas malade, au moins ? avait fait demander la jeune femme, d’abord inquiète.

— Je ne le pense pas, avait répondu l’automédon ; mais depuis deux heures, Mademoiselle parcourt la maison du haut en bas, et elle n’a pas l’air d’être contente.

— Dites-lui que dans une heure j’y serai, le temps de m’habiller et de faire atteler.

Mais malgré toute sa bonne volonté, Mme Wanel ne fut guère prête avant midi.

Mlle Gertrude, énervée par l’attente, fit à la jeune femme un accueil moins que gracieux.

— Pour se moquer du monde, ma nièce, c’est ainsi qu’il faut faire ! C’était bien la peine vraiment que je te dépêche Julien à 7 heures du matin pour te prier d’arriver tout de suite !

— Oui, je suis un peu en retard, tante Gertrude, mais ce n’est pas ma faute, je vous assure, répondit Paulette sans s’émouvoir. Heureusement que je vous savais en bonne santé, sans cela j’aurais été très ennuyée de ne pouvoir venir plus tôt. Je me suis pourtant bien pressée ; je n’ai même pas pris le temps de déjeuner, aussi j’ai une faim de loup ! Vous n’avez pas encore dîné n’est-ce pas ? Je vais manger avec vous ; vous me direz pourquoi vous avez besoin de moi si tôt.

— Je suis furieuse, déclara la vieille fille en agitant ses longs bras.

— Oui, ça se voit, interrompit tranquillement Paulette.

Mlle Gertrude regarda sa nièce pour voir si elle se moquait d’elle, mais, rassurée par l’air innocent de la jeune femme, elle continua :

— Mon frère était un imbécile ! Ça n’est pas nouveau, d’ailleurs, et je n’ai pas attendu jusqu’à ce jour pour me faire de lui cette opinion ! Il était volé par ses fermiers, volé par ses domestiques, volé par son intendant…

Paulette qui, tout en écoutant sa tante, s’était dirigée vers la salle à manger, s’arrêta tout net.

— Oh ! tante Gertrude, est-ce possible ? tous les gens ne sont pas des voleurs.

— Si, ma nièce ! dans le monde, il n’y a que des voleurs et des volés ! et je ne serai pas de ces derniers !

— Pourtant, cela vaut encore mieux que d’être dans les premiers, fit remarquer Paulette, qui était enfin arrivée, suivie de sa tante, devant la table où le déjeuner était servi, et s’asseyait à sa place habituelle, après avoir adressé un signe d’amitié à une jeune fille vêtue de noir, qui se tenait debout à la fenêtre.

— Thérèse, viens te mettre à table et sers-nous, dit Mlle Gertrude à cette dernière.

Puis, sans interrompre ses doléances sur la mauvaise foi du genre humain, la vieille fille prit le plat de viande froide, et choisissant la plus grosse tranche, la déposa dans l’assiette de celle à qui elle venait d’ordonner de servir.

Sans s’inquiéter alors des dénégations de la jeune Thérèse, qui trouvait la part trop copieuse, elle se mit en devoir de servir sa nièce de la même façon.

Quant à elle, l’agitation lui ayant fait perdre sans doute l’appétit, elle repoussa son couvert et continua à exposer ses griefs à Mme Wanel.

Celle-ci, qui écoutait sans broncher ce déluge de paroles, finit par connaître la cause de la fureur de Mlle Gertrude : en vérifiant les comptes des fermiers, les livres du régisseur, etc., la nouvelle châtelaine de Neufmoulins s’était aperçue que depuis longtemps son frère avait été effrontément volé.

L’idée lui étant venue de jeter un coup d’œil sur ces paperasses la veille au soir, elle s’y était mise, aidée de Thérèse. À minuit, elle avait envoyé sa compagne se coucher, mais dans l’indignation des découvertes qu’elle faisait à chaque page, elle en avait oublié l’heure et le sommeil ; le matin l’avait trouvée encore assise à son bureau. Elle eût donné gros pour avoir là, sous la main, le malheureux régisseur ! Il en aurait entendu de belles ! Mais, craignant sans doute qu’un jour ou l’autre on finît par découvrir ses malversations, il s’était dérobé et avait quitté le pays depuis trois mois.

Pressée de pouvoir conter ses griefs à quelqu’un, Mlle Gertrude avait vite envoyé chercher sa nièce, non pas que la jeune veuve pût lui être d’aucune aide dans ces questions d’intérêts qui la laissaient fort indifférente, mais, comme nous l’avons déjà dit, c’était une habitude de la nouvelle châtelaine : quoi qu’il lui arrivât, il fallait que Paulette le sût, que Paulette donnât son avis… avis qu’on ne suivait jamais, naturellement !

— Je vais les mettre tous à la porte, conclut la vieille fille, après avoir fini le récit de ses déboires.

— Puisque c’est déjà fait, fit remarquer judicieusement Paulette, inutile d’en reparler. Il n’y a qu’à chercher un régisseur honnête, intelligent.

— Ah ! vraiment, tu t’imagines qu’on trouve cela comme toi tu trouves un cheval !… Mais, à propos, qu’est-ce que ces nouveaux chevaux avec lesquels tu es venue tout à l’heure ?

— N’est-ce pas qu’ils sont jolis ? Vous les avez remarqués, tante Gertrude ? Ils me sont arrivés hier ; c’est mon marchand de Paris qui me les a expédiés. Il a un goût, ce Rolson ! un goût épatant ! Je vous le recommande ; quand vous aurez besoin de chevaux adressez-vous à lui.

Mlle de Neufmoulins haussa les épaules.

— Et, sans indiscrétion, ma nièce, combien paies-tu ce nouvel attelage ?

Paulette leva sur sa tante un regard ingénu.

— Je ne sais pas, dit-elle tranquillement ; c’est mon homme d’affaires qui se charge de tout cela.

La vieille fille bondit.

— Comment ! tu ne sais même pas le prix de ce que tu achètes ? Mais c’est absurde ! Tu n’as pas honte d’une pareille indifférence ?

— Oh ! voyons, tante Gertrude, pourquoi vous fâcher et me faire de tels reproches ? Vous ne voudriez pas que je me creuse la tête avec tous ces détails ennuyeux.

— Et si hommes d’affaires et marchands te volent comme on a volé ton oncle ?

— Bah ! repartit Paulette en attaquant sa troisième tranche de rosbif, le monde n’est pas si mauvais que vous voulez le dire. D’autre part, ce pauvre M. Wanel était si riche que je ne viendrai jamais à bout de dépenser tout ce qu’il m’a laissé.

En ce moment les veux de Mlle Gertrude tombèrent sur la chaîne d’or qui ornait le corsage de sa nièce, et elle remarqua l’anneau auquel étaient attachées les breloques, que la jeune femme avait si généreusement données à l’enfant.

— Aurais-tu perdu ta montre, Paulette ? interrogea-t-elle vivement.

Mme Wanel regarda sa chaîne.

— Non, ma tante, répondit-elle, la voici. Cet anneau servait à tenir mes breloques.

— Eh bien ! où sont tes breloques ?

— Je les ai données tout à l’heure au petit-fils du vieil Étienne, votre concierge. Oh ! quel ravissant baby, continua-t-elle sans s’apercevoir de l’air furibond de sa tante ; je n’ai jamais vu un si bel enfant. Est-elle heureuse cette Louise d’être la mère d’un pareil chérubin ! Ce doit être si bon d’avoir une de ces mignonnes créatures à caresser, à aimer ! Comme j’en raffolerai le jour où j’en aurai un à moi ! Vous verrez, tante Gertrude, que vous l’adorerez aussi ! Et il sera joli, joli… comme sa maman, continua-t-elle avec son rire perlé d’enfant.

La vieille fille contemplait sa nièce d’un air étrange, tout à la fois furieux et ému. Elle resta un moment silencieuse, et comme Mme Wanel la regardait, étonnée de cet apaisement subit, elle fit un effort sur elle-même et reprit de son ton sarcastique :

— Ce sera une jolie poupée, en effet, si elle ressemble à sa mère ! Franchement, Paulette, c’est dépasser les bornes ! Comment ! tu donnes à cet enfant des bijoux d’une telle valeur ! Mais c’est de la folie toute pure !

— Oui, je sais bien, dit la jeune femme, ce ne sont pas des joujoux bien amusants pour un baby, mais il était si heureux de les tenir dans ses petites menottes que c’eût été cruel de les lui reprendre. La prochaine fois que je reviendrai, je lui apporterai toute une caisse de jouets, ça vaudra mieux.

Mlle Gertrude eut un geste désespéré. À quoi bon essayer de raisonner cette écervelée ! Elle se tourna vers Thérèse ; celle-ci attachait son regard pensif, rempli d’admiration, sur le beau visage radieux de jeunesse et de fraîcheur penché de son côté ; elle écoutait, charmée, la voix vibrante de Paule, disant sa joie le jour où elle serait mère ! elle contemplait Mme Wanel, éblouie par l’éclat de ses prunelles caressantes, fascinée par la tendresse de sa bouche d’enfant… Thérèse se retournant alors s’aperçut de l’air soucieux de sa maîtresse ; les deux femmes se regardèrent et se comprirent :

— Une poupée ! disaient les yeux perçants de Mlle Gertrude.

— Mais si charmante, si bonne, plaidait le regard sérieux de l’orpheline.

La vieille fille, après un nouveau silence, poussa un profond soupir, tandis que sa nièce, inconsciente de cette petite scène muette, reprenait :

— Voyons, ma tante, occupons-nous de ce qui vous touche. Il n’y a qu’un moyen de remédier à cet état de choses : chercher un régisseur intègre…

— Penh ! autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Il faut être naïve, comme toi, ma pauvre fille, pour espérer trouver de l’intégrité chez un intendant !

— Oh ! tante Gertrude, protesta gaiement Paulette en se levant de table, il y a encore de braves gens sur notre planète ! pour le moment voulez-vous me permettre d’emmener Thérèse faire une petite promenade en voiture ? Je vous la ramènerai dans une heure ou deux, proposa la jeune femme de son air câlin.

— Là ! pour ce qu’elle m’est utile ! tu peux bien la garder jusqu’au soir. Elle dînera avec toi, et tantôt Mathieu, qui doit aller à Ailly, la reprendra.

— Merci, tante Gertrude.

Et, sans s’inquiéter de l’air renfrogné de sa tante, Paulette l’embrassa joyeusement sur les deux joues.

Une fois assise sur son siège, et après s’être bien assurée que sa compagne était installée confortablement, Mme Wanel lança au trot son élégant équipage, tout en bavardant sans relâche.

— Quel croquemitaine que ma tante ! si on ne la connaissait pas, on en aurait vraiment peur ! Heureusement qu’on sait à quoi s’en tenir, n’est-ce pas, Thérèse ?

La jeune orpheline sourit sans répondre, et une lueur d’attendrissement éclaira un instant ses yeux tristes.

Pendant ce temps, le « croquemitaine », comme disait Paulette, rentré dans la pièce qui lui servait de bureau, examinait attentivement une petite photographie, presque effacée, aux bords noirs, qu’elle avait trouvée dans un portefeuille de son frère.

Les traits durs de Mlle Gertrude, ses yeux perçants, sa bouche dédaigneuse, son front bas et têtu, tout en elle semblait lui mériter l’appellation donnée par sa nièce, et rien n’attirait la sympathie dans ce rude visage. L’extérieur et la tournure aussi étaient à l’avenant : très grande et très maigre, elle avait une façon d’agiter ses longs bras anguleux qui donnait à tous ses mouvements quelque chose d’étrange et de saccadé.

— Gertrude me fait toujours l’effet d’un grenadier en jupons, répétait son père, le colonel de Neufmoulins, lorsqu’elle était jeune et qu’il la voyait trotter, la tête haute, le pas vif et pressé, sans souci de sa coiffure négligée, de ses vêtements démodés, de son allure disgracieuse.

C’était aussi l’effet qu’elle produisait sur tout le monde.

Les paysans la craignaient, et les enfants se sauvaient lorsqu’ils l’apercevaient ou qu’ils entendaient sa voix grondeuse.

Tous auraient été bien étonnés s’ils avaient pu voir la vieille châtelaine, en cet instant où elle se savait seule et sûre de ne pas être observée : une douceur étrange brillait dans ses yeux d’ordinaire si durs, un frémissement agitait le coin des lèvres : elle paraissait en proie à une profonde émotion tandis qu’elle s’oubliait dans la contemplation de ce portrait, qui lui rappelait sans doute mille souvenirs du passé.


CHAPITRE V


— Une lettre pour vous, monsieur Bernard.

Et le facteur, qui avait trouvé les portes ouvertes au Castelet, entra sans façon dans le bureau où le jeune régisseur se chauffait frileusement auprès du poêle de faïence.

— Triste saison, monsieur Bernard, continua l’homme, surtout pour nous autres.

— Approchez-vous du feu, Martin, et reposez-vous un moment, répondit Jean Bernard, qui lui avait avancé une chaise. Je vais vous faire préparer une tasse de café, ça vous fera du bien.

— Vous êtes bien bon, monsieur Bernard, et si tous les maîtres étaient comme vous, ça serait heureux pour le pauvre monde.

La vieille bonne, que le régisseur avait avertie, entra bientôt, apportant une tasse fumante qu’elle tendit au facteur.

Celui-ci, confus, s’excusa, ne sachant où poser sa casquette couverte de neige.

— Je serais allé à la cuisine, monsieur Bernard, murmura-t-il, je vais tout salir ici.

— Bah ! laissez-donc, mon brave, c’est peut-être la dernière fois que je vous vois.

— Alors, comme ça, monsieur Bernard, si ce n’est pas indiscret de vous en parler, vous partez bientôt ?

— Demain ou après-demain, répondit le jeune homme, en poussant un soupir involontaire, tandis que son regard rêveur errait tout autour de lui. Vous voyez d’ailleurs que mes meubles sont emballés.

— Et, sauf vot’ respect, monsieur Bernard, allez-vous bien loin ? demanda l’homme avec une sorte de timidité.

— Je ne sais pas… je n’ai pas encore décidé, répondit Jean d’un ton contraint.

Le facteur qui avait fini son café et se sentait tout réchauffé se leva et reprit son képi qu’il tourna et retourna dans ses doigts d’un air tout préoccupé.

— Monsieur Bernard, je regrette… nous regrettons tous que vous nous quittiez comme cela… On vous aimait bien, allez, au pays…

— Oui, oui, je sais, interrompit Jean, plus ému qu’il ne voulait le paraître. J’aurais été heureux aussi de rester ici longtemps encore ; mais, que voulez-vous, il faut subir la destinée… Allons, au revoir Martin… Adieu, si je ne vous vois plus. Ne vous attardez pas, car la neige s’épaissit de plus en plus.

Resté seul, le jeune homme reprit sa place auprès du feu, et retomba dans sa rêverie profonde d’où l’entrée du facteur l’avait tiré.

Bien des événements s’étaient passés depuis six mois, et Jean se trouvait à l’heure présente dans une position critique. Le prince d’A… était mort subitement ; ses vastes propriétés avaient été vendues par ses héritiers pour le partage de sa fortune ; ceux-ci avaient, en conséquence, remercié le régisseur, lui laissant trois mois pour se mettre en quête d’une nouvelle situation. Jean avait cherché en vain ; de son côté, son ami Antoine de Radicourt avait fait de nombreuses démarches pour lui procurer une place quelconque ; tout était resté sans résultat. Lassé, découragé, Jean, depuis un mois avait eu recours aux journaux français et étrangers, mais sans être plus heureux, deux lettres seulement lui étaient parvenues, et les offres qu’ou lui taisait lui semblaient si dérisoires qu’il n’y avait même pas répondu.

Trop fier pour demander un nouveau délai, le jeune homme se préparait à quitter le Castelet, mais il se sentait profondément triste ; l’avenir lui apparaissait plus sombre que jamais. Quelques mois suffiraient pour épuiser les économies qu’il avait faites avec tant de peine. Alors, si tous ses efforts pour trouver un emploi n’aboutissaient pas, que deviendraient Gontran et Madeleine ?

La mort du prince, qu’il aimait sincèrement, avait déjà été pour lui une épreuve pénible ; la pensée de quitter ce pays où il avait su gagner la sympathie ajoutait encore à son chagrin, mais qu’était-ce cela auprès de la torture causée par le sentiment de son impuissance à assurer l’existence de ceux dont la vie lui était plus chère que la sienne ! Le malheureux avait passé la nuit entière dans ces angoisses et il n’avait, ce matin, pu toucher au déjeuner préparé par sa vieille bonne.

En jetant un regard désespéré sur les quelques meubles prêts à être chargés qui encombraient son bureau, il aperçut soudain la lettre apportée par le facteur et à laquelle, dans son trouble, il n’avait prêté aucune attention. Il l’ouvrit machinalement en poussant un soupir, mais, comme il lisait, ses yeux s’animèrent d’une véritable stupeur, tandis qu’il en dévorait fiévreusement le contenu :


« Je suis tombée par hasard sur l’annonce que vous avez fait insérer dans le Gaulois, disait la lettre, et, comme je suis justement à la recherche de ce singulier personnage qu’on appelle régisseur ou intendant, mais qui n’est presque toujours qu’un effronté voleur, je me suis décidée à vous écrire. Le prince d’A…, d’après les renseignements que j’ai recueillis, n’était pas un imbécile, et s’il vous a gardé six ans à son service, c’est qu’il a reconnu, sans doute, que vous ne le voliez pas sur une trop grande échelle !

« J’ai hérité de mon frère une propriété immense, dont les revenus, d’après ce que j’ai pu voir, ont passé, jusqu’ici, en grande partie dans la poche de l’intendant qui le volait sans vergogne. J’ai la prétention de penser que mes revenus doivent rentrer dans ma caisse. En conséquence, je vous offre de venir chez moi pour m’aider à toucher ce qui me revient, vous engageant à me voler le moins possible, de façon, au moins, que je ne m’en aperçoive pas.

« Vous me direz ce que vous gagniez chez votre prince, et comme j’ai une fortune qui me permet d’agir en princesse — quoique je ne le sois pas ! — je vous donnerai ce qu’il vous donnait. Je vous préviens que toutes mes informations sont prises, de sorte que si ma proposition vous plaît, vous n’avez qu’à entrer en fonctions immédiatement. Envoyez une dépêche disant l’heure de votre arrivée et le cocher vous attendra à la gare d’Ailly, la plus voisine de Neufmoulins.

« Gertrude de Neufmoulins. »


La foudre fût tombée aux pieds de Jean qu’il n’eût pas été plus saisi qu’à la lecture de cette furieuse épître !

Il ne savait s’il devait rire ou se fâcher de son ton insolent.

Et l’image de la vieille fille, avec ses longs bras en ailes de moulin lui revenait aussi nette que s’il venait de quitter le château ; il y avait quinze ans de cela ! Il la revoyait arpentant les rues de la petite ville, avec son éternel cabas en tapisserie, bourré d’objets de toutes sortes, marchant à grands pas sans souci de sa coiffure toujours posée de travers sur ses cheveux grisonnants en désordre ; les traits durs et énergiques de Mlle Gertrude étaient restés fixés dans ses yeux, il avait encore dans l’oreille sa voix brève et impérieuse.

— Tiens, petit, mange cette galette ! elle est énorme, mais tu es bien assez glouton pour en venir à bout !

C’était sa façon originale d’offrir : toujours une parole désagréable à côté d’un bon mouvement, une rebuffade avec un cadeau !

Elle ne se doutait guère que le Jean Bernard à qui elle écrivait cette lettre insolente, et qu’elle traitait en valet, n’était autre que le comte de Ponthieu, qui aurait pu s’installer en maître dans le château dont elle venait d’hériter.

Cette idée amusait le jeune homme tandis que sa fierté se révoltait sous l’appellation de voleur qui lui cinglait le visage comme un coup de fouet…

Mais la nécessité, cette marâtre cruelle dont nous devons quelquefois subir la tyrannie implacable, parlait plus haut que son orgueil ; la vision des deux enfants à qui sa vie appartenait, qu’il avait juré de protéger, d’élever, se dressait devant lui… Il entendait la voix rieuse de Madeleine, ses chants joyeux… il voyait Gontran, déjà sérieux comme un homme, penché sur son pupitre, travaillant avec acharnement pour arriver un jour au but de ses rêves : entrer à l’école Polytechnique…

Et, imposant silence aux scrupules du comte de Ponthieu, aux révoltes de son âme délicate, froissée dans ses fibres les plus intimes, Jean Bernard, sans une faiblesse, envoya sa réponse :

« Accepte poste régisseur. Serai à Ailly après-demain soir. »

Une émotion qu’il ne voulait pas s’avouer à lui-même faisait aussi battre son cœur à la pensée : qu’il allait revoir la belle Paule Wanel… Il vivrait tout près d’elle, se trouverait sans doute souvent dans sa société. Qu’était-elle devenue ? Il n’avait plus entendu parler d’elle depuis deux ans. Était-elle encore dans le pays ? Elle était remariée, peut-être ?

Inconsciemment, cette dernière hypothèse lui fit mal… il s’en étonna ; que lui importait, après tout ? et que pouvait avoir de commun Jean Bernard, le régisseur, avec la richissime veuve de l’industriel ! Il ne se fit pas illusion ; il prévit bien des luttes, bien des humiliations dans sa nouvelle situation, auprès de cette vieille fille, originale et impérieuse… Mais il avait accepté le legs sacré, le seul que lui avait laissé sa mère, il avait juré ; il tiendrait son serment, coûte que coûte !

Ce fut rempli de ces intentions qu’il se présenta le surlendemain chez sa nouvelle maîtresse, pour prendre ses ordres.

Mlle Gertrude, avec le sans-gêne qui lui était habituel, dévisagea hardiment le jeune homme, qui s’inclinait devant elle avec le grand air dont il n’avait jamais pu se départir.

— Ah ! ah ! vous êtes exact, c’est bien, j’aime cela, grommela-t-elle, après une minute de silence. Vous ne manquerez pas d’ouvrage ici, je vous en préviens. Mon frère, qui n’a jamais su faire que des sottises, avait voulu en mourant en faire un dernière plus grosse que les autres : il avait laissé ses biens à deux étourneaux qui n’en ont pas voulu heureusement, et qui n’ont pas osé me dépouiller de ce qui me revenait de droit ! Vraiment ! j’aurais voulu les voir ces écervelés à la tête d’une telle fortune ! Il était temps qu’une personne à poigne mette bon ordre aux dilapidations de toutes sortes qui se sont commises ici depuis plusieurs années. Mais, je suis là ! et les voleurs vont avoir du fil à retordre ! L’intendant de mon frère, qui était un fieffé coquin, a pris la poudre d’escampette ! il a bien fait ! Qu’il aille se faire pendre ailleurs ! mais gare à celui qui s’y frottera désormais ! Vous entendez, jeune homme ? une personne avertie en vaut deux !

Et voyant un éclair d’indignation dans les grands yeux noirs de Jean, la vieille fille continua :

— Ah ! ah ! c’est là que le bât vous blesse ! tant pis ! vous vous habituerez ! les Neufmoulins ont toujours eu main leste et franc parler. Quant à leur devise : « Ce que Neufmoulins veut, Neufmoulins peut », mon frère l’avait oubliée, mais moi j’y tiendrai !…

Pour le moment, vous avez l’air transi et vous devez être, fatigué. Je vous ai fait installer dans la vieille abbaye, on va vous y conduire ; ma cuisinière vous servira vos repas jusqu’à ce que vous ayez trouvé une bonne. Je vous paierai ce que vous payait le prince, mais vous n’avez pas la prétention que je vous nourrisse par-dessus le marché ! Débrouillez-vous ! Il faut d’abord que chacun reste libre ; j’ai horreur de tout ce qui porte atteinte à la liberté ! J’aurais pu vous loger ici, le château est assez vaste pour tout un régiment, mais vous m’auriez gênée et ma société, d’autre part, ne vous eût guère amusé non plus ! Maintenant, je vous attendrai ici, dans mon bureau, tous les matins, de huit heures à dix heures. C’est le temps que je veux consacrer à ce qui regarde l’administration et la gérance de mes biens. Bonsoir !… Ah ! un dernier mot… Vous aurez un cheval et une voiture à votre disposition, c’est indispensable pour votre service, mais vous prendrez un cocher à vos frais, si le cœur vous en dit. Vous trouverez cet article, ainsi qu’une bonne, au bureau de placement d’Ailly. Je vous préviens, par exemple, qu’il n’en sort rien de bon ! Coquins et coquines s’y donnent rendez-vous ! À bon entendeur, salut ! Thomas ?

Et la vieille fille, à qui l’usage des sonnettes paraissait inconnu, ayant ouvert la porte du bureau, appela le domestique d’une voix de stentor.

Celui-ci, habitué sans doute aux façons de sa maîtresse, apparut au bout d’un instant au bas de l’escalier.

— Conduis monsieur à l’Abbaye, et veille à ce que cette paresseuse de Zoé lui fasse du bon feu.

Tel fut l’accueil que le comte de Ponthieu reçut le jour de son arrivée dans ce château, qui lui rappelait tant de souvenirs.

Il fut agréablement surpris, en pénétrant dans le vieux monastère : une flamme joyeuse pétillait dans la grande cheminée de la pièce qui devait lui servir de salle à manger et où un dîner réconfortant l’attendait. Un bon feu avait été allumé aussi dans sa chambre et, après ce long voyage fait par un temps glacial, dans une disposition d’esprit plutôt mélancolique, après cette première entrevue si pénible, et l’émotion que lui avait causée la vue de ce pays, où il avait passé de si heureux moments et où il rentrait maintenant en déshérité, en déchu, Jean éprouva un singulier bien-être ; il eut la sensation infiniment douce d’être enfin là, chez lui. La tristesse qui l’avait envahi se dissipa peu à peu, le courage lui revint.

Le lendemain, lorsque son régisseur se présenta devant elle, la châtelaine s’aperçut du changement qui s’était opéré en lui : le jeune homme était redevenu absolument maître de lui-même. La dignité de son maintien, ses grands yeux noirs un peu tristes, au regard plein de franchise, ses traits fins mais énergiques, sur lesquels se lisait la droiture du caractère, toutes ces particularités n’échappèrent point à Mlle de Neufmoulins ; elle en fut frappée.

— Regardez-moi ça ! murmurait-elle in petto, comme elle préparait les livres de comptes et s’asseyait à côté de Jean, c’est un simple gueux, et ça vous a des airs d’un prince du sang ! Parlez-moi un peu, après cela, des signes distinctifs de la race ! Je serais curieuse de voir la figure que fera mon futur neveu auprès de ce singulier personnage !

Le désir de la vieille demoiselle ne devait pas tarder à être satisfait.

Il y avait près de deux heures que Mlle Gertrude travaillait avec son intendant dont, à sa grande satisfaction, elle avait pu apprécier déjà l’intelligence et les capacités, lorsque des cris joyeux les interrompirent.

— Hurrah ! J’ai gagné ! Battu, mon cher ! Vous êtes battu à plate couture ! Toujours la victoire du sexe beau sur le sexe laid ! s’écria une voix fraîche, tandis qu’un rire perlé éclatait comme une fusée.

Un soleil superbe brillait par la fenêtre entr’ouverte du bureau, et Mlle de Neufmoulins quitta sa place pour jeter un coup d’œil dans la cour.

— Bonjour, tante Gertrude ! Vous ne direz pas que je ne suis pas matinale, hein ? C’est moi qui ai fait dénicher ce pauvre Pierre à neuf heures, et il en est tout grinchu ! Il bougonne depuis notre sortie d’Ailly ! Il faut dire aussi qu’il n’est pas content, car je l’ai battu ! et bien encore ! Je monte vous embrasser et vous raconter tout cela en détail.

Un pas vif et léger résonna bientôt dans le corridor, et Paule, qui croyait sa tante seule, poussant la porte sans se donner même la peine de frapper, apparut sur le seuil, très crâne dans son costume de cycliste, éblouissante de fraîcheur et de beauté.

Elle s’arrêta, hésitante, à la vue de Jean ; ses joues se couvrirent d’une légère rougeur.

— Entre donc, dit Mlle de Neufmoulins ; c’est mon intendant.

Ce fut au tour de Jean de rougir.

« Ne fais pas attention, disait le ton dont fut prononcée cette simple phrase, ce n’est qu’un domestique ! »

Sans un mot, Jean se leva et, s’inclinant profondément devant Mme Wanel, il se disposa à se retirer, mais Mlle Gertrude l’arrêta :

— Un instant, s’il vous plaît ; nous n’avons pas fini. Assieds-toi là, Paulette, et tâche de fermer le bec pendant cinq minutes. Ensuite, je serai à toi.

La jeune femme, subitement gênée, presque intimidée, ne trouvant pas de siège à sa portée, s’assit sans bruit sur le rebord de la fenêtre ou verte. Elle était assise en face de Jean, et elle l’examina avec curiosité. Le visage pâle, plutôt sévère du régisseur, lui plaisait ; sa voix basse, aux notes graves, la charmait ; elle écoutait avec un intérêt inconscient ses réponses, ses réflexions toujours polies, mais empreintes d’une froideur un peu hautaine.

Mlle de Neufmoulins avançait-elle une opinion hasardée, il avait une façon à lui de la réfuter qui arrêtait toute réplique et remettait les choses au point. La vieille fille, de son côté, paraissait trouver une sorte de plaisir à contrecarrer le jeune homme, à le piquer au vif, mais elle ne parvint pas à le « coller » selon son expression ! Jean Bernard, toujours maître de lui, avait réponse à tout.

Pendant ce temps, M. de Lanchères, qui s’étonnait de ne pas voir reparaître Mme Wanel, se décida à monter la rejoindre.

— C’est assez pour aujourd’hui, dit Mlle Gertrude en se tournant vers Jean, qui s’était levé en voyant entrer le jeune officier ; demain, nous continuerons de débrouiller l’autre compte. Cette après-midi, vous pourrez aller à Ailly pour vous procurer un cocher et une bonne. Savez-vous conduire ?

— J’avais un cabriolet à ma disposition chez le prince d’A… et je conduisais moi-même.

— Bon. C’est toujours utile de savoir le métier de cocher ; ça peut servir.

Et comme la vieille fille, en disant ces derniers mots, ne quittait pas du regard le jeune régisseur, elle vit un éclair passer dans ses yeux noirs.

— D’ailleurs, si vous n’aviez pas su conduire, ajouta-t-elle, ma nièce aurait pu vous donner de très bonnes leçons, et mon futur neveu aussi, à l’occasion. Ils s’y entendent ! C’est la mode de nos jours, paraît-il, que le domestique soit conduit par le maître ! Vous pouvez vous retirer, monsieur… Allons, bon ! voilà que je ne me souviens plus de votre nom !

— Jean Bernard, répondit fièrement le jeune homme.

— Bien ! Je tâcherai de me le rappeler. Au revoir, monsieur Bernard.

Le régisseur, après s’être incliné légèrement devant les personnes présentes, quitta la pièce de son pas assuré.

Paule, comme interdite, n’avait pas bougé. Elle éprouvait une sorte de dépit indéfinissable en constatant l’impression que lui avait faite ce Jean Bernard.

— Eh bien ! que dis-tu de l’oiseau ? interrogea la voix railleuse de sa tante, la tirant brusquement de ses réflexions.

— Il est très chic ! répondit-elle vivement.

— Et surtout bien prétentieux, remarqua M. de Lanchères. Où avez-vous déniché cet intendant, mademoiselle ?

— En Belgique, « savez-vous », monsieur mon futur neveu.

— Qui vous l’a recommandé, tante Gertrude ?

— Ma chère enfant, j’ai vu son annonce dans le Gaulois. Avant de lui écrire, je me suis informée pour tâcher de savoir s’il était moins voleur que la plupart des gens de son espèce. Il paraît qu’il est dans les modérés et ne tire pas trop sur la ficelle ; alors, je l’ai accordé ! Il n’a pas le sou, et se mêle d’élever deux enfants ! Ça me chiffonne. Mais, qu’y faire ? C’est bien sûr ma bourse qui paiera encore les frais de ces éducations-là. Tant pis ; j’ai cherché, je n’ai rien trouvé de mieux.

— Il a, ma foi, des airs de grand seigneur, dit Paulette.

Mlle Gertrude haussa les épaules.

— Si ça ne vous fait pas pitié, de voir des manants avec une tournure pareille ! Où allons-nous, grand Dieu ! Soit dit sans vous offenser, mon futur neveu, il est autrement taillé que vous ! Et vous êtes pourtant autrement titré que lui ! En tout cas, il me fait l’effet d’un gars qui n’a pas froid aux yeux, et mes coquins de fermiers vont avoir du fil à retordre avec lui !

Cette perspective égayait sans doute la vieille demoiselle, car elle paraissait ravie et se frottait énergiquement les mains, ce qui, chez elle, était toujours un signe de grand contentement.

Paulette, au contraire, restait pensive, et ses yeux bleus avaient un regard rêveur qui ne leur était pas habituel.

M. de Lanchères, qui l’observait, s’en aperçut.

— Qu’y a-t-il, chère ? demanda-t-il en venant auprès de Mme Wanel, vous avez l’air préoccupée. Est-ce que l’arrivée de cet intendant ? interrogea-t-il à voix basse…

— Cet intendant ? interrompit la jeune femme d’un ton bref qui augmenta encore l’étonnement de son fiancé. Que m’importe ? Pouvez-vous supposer que je lui fasse l’honneur de m’occuper de sa personne ? Venez, Pierre ! Allons voir mon portrait auquel Thérèse travaille depuis huit jours ! continua-t-elle, de sa voix redevenue câline ; vous me direz si je suis ressemblante.

Jean Bernard eut bien des distractions, ce soir-là, comme il était assis dans la pièce qui lui servait de bureau, occupé à réviser tous ses comptes de la journée. Il avait laissé causer la vieille bonne qui le servait, et il avait bientôt appris tout ce qui pouvait l’intéresser. Zoé, bavarde comme le sont généralement les gens de cette classe, lui avait raconté en détail le mariage de Paule, la fin tragique de l’industriel, le testament original de M. de Neufmoulins — un bon homme, selon Zoé, mais un peu toqué ! Il ne pouvait pas en être autrement d’ailleurs, déclarait-elle ingénument, car ils le sont tous dans la famille ! Monsieur l’intendant avait dû s’en apercevoir en causant avec Mlle Gertrude ? — Il avait su ensuite la fureur de cette dernière en se voyant frustrée d’un héritage sur lequel elle avait toujours compté, ses récriminations et ses manœuvres pour empêcher sa nièce d’accepter.

— Ce n’est pas une mauvaise personne que not’ demoiselle, mais elle n’est pas commode ! Bah ! elle n’avait pas tant besoin de se faire de bile, puisque Mme Wanel et M. de Ponthieu refusaient l’héritage en question ! M’est avis, pourtant, que si ce neveu de monsieur avait connu not’ Paulette, il n’aurait bien sûr pas refusé ! Et il lui aurait rendu un fameux service, à la petite, car ce Lanchères qu’elle va épouser ne me dit rien de bon ! Il ne plaît guère non plus à Mlle Gertrude, qui ne se cache pas pour le lui donner à entendre !

Jean Bernard avait ainsi appris tout ce qui lui tenait tant à cœur ; Paule n’était pas encore mariée, mais elle était fiancée, et le mariage aurait lieu dans quelques mois. Une sorte d’angoisse étreignait le cœur du jeune homme à cette pensée… Il revoyait Mme Wanel comme elle lui était apparue ce matin-là, jolie à ravir dans son costume de cycliste, ses grands yeux étonnés lorsqu’elle s’arrêtait sur le seuil, rougissante et comme prise d’une timidité subite… Il la revoyait assise ou plutôt perchée sur le rebord de cette fenêtre ouverte, le soleil se jouant dans ses cheveux d’or et lui formant une sorte d’auréole… Il sentait ce regard d’une hardiesse ingénue, attaché sur lui avec une expression pensive, presque triste… Puis, l’entrée de M. de Lanchères pour qui il éprouvait une répulsion instinctive. Comment Paule pouvait-elle aimer ce bellâtre insignifiant ? Cette même question irritante qu’il s’était posée lors de son premier mariage, lui revenait à l’esprit… L’aimait-elle ? Elle avait pu épouser Wanel pour sa fortune, mais pourquoi épouserait-elle celui-ci ?

Lorsqu’il se décida à se mettre au lit, il n’avait pas encore pu résoudre cette énigme, et il ne s’endormit que fort tard dans la nuit, poursuivi par le souvenir de la jeune femme et de son fiancé.


CHAPITRE VI


Il y avait cinq mois que Jean Bernard était installé comme régisseur au château de Neufmoulins, il ne pouvait le croire, tant ces cinq mois lui avaient paru courts. Pourtant, il n’y avait pas de doute à ce sujet : les vacances de Pâques allaient ramener auprès de lui ses « deux enfants ».

Mlle de Neufmoulins, tout en accablant le jeune homme de ses rebuffades, comme c’était son habitude, d’ailleurs, avec tous ceux qui l’entouraient, avait dû reconnaître son activité intelligente et son irréprochable droiture.

— Nous nous chamaillons tout le temps, disait-elle à sa nièce, un jour que celle-ci avait été témoin d’une discussion assez animée entre la vieille fille et Jean Bernard — ce dernier défendant son opinion respectueusement, mais avec fermeté — et j’ai beau faire, il me « colle » presque toujours ! C’est un rude gaillard ! Quel dommage qu’il soit gueux comme un rat. Si jamais je m’étais mariée, j’aurais souhaité d’avoir un fils tel que ce Bernard.

De son côté, le régisseur, qui avait d’abord éprouvé une sorte d’antipathie pour la châtelaine, revenait peu à peu de ses préventions et commençait à l’estimer, sinon à l’aimer. Il avait découvert que, sous ses apparences brusques, désagréables même, Mlle Gertrude cachait un cœur accessible aux meilleurs sentiments.

Le pauvre qui frappait à sa porte était souvent accueilli par un véritable déluge de paroles déplaisantes, mais il ne s’en retournait jamais les mains vides.

En apprenant l’arrivée prochaine de Gontran et de Madeleine, elle avait d’abord jeté les hauts cris : elle avait horreur du bruit ! Avec des enfants, jamais un moment de tranquillité ! Ne pouvait-on les laisser dans leur pension ?

Mais, pendant une semaine, sur ses ordres, tout avait été bouleversé dans la partie de l’Abbaye qui servait d’habitation à Jean, pour préparer deux chambres aussi coquettes et confortables que possible.

Et depuis trois jours qu’ils étaient là, c’était bien autre chose. Madeleine, avec sa gaieté communicative, sa verve intarissable, son sans-gêne charmant, avait positivement fait la conquête de la vieille fille qui l’accaparait, sans s’inquiéter des protestations du régisseur. Gontran, avec sa figure « de papier mâché », selon son expression, lui plaisait moins ; elle lui faisait néanmoins bon accueil. Elle avait exigé que, chaque soir, Jean et les enfants dînassent au château ; quant à Madeleine, elle passait une bonne partie de la journée auprès de Mlle Gertrude.

Thérèse, la jeune demoiselle de compagnie, était aussi devenue bien vite amie avec Madeleine, mais la grande favorite de l’enfant, c’était Mme Wanel.

Madeleine était restée en extase devant Paule, la première fois qu’elle l’avait vue, et comme Mlle Gertrude s’étonnait du silence étrange de la petite, celle-ci avait déclaré naïvement :

— C’est que je n’ai jamais vu une personne aussi jolie que Madame ! Je ne croyais pas qu’on pût rencontrer quelqu’un d’une beauté aussi parfaite !

Paule avait ri, mais l’admiration de l’enfant lui était allée droit au cœur.

Le soir, en rentrant à l’Abbaye, Madeleine, encore sous le charme, avait accablé son frère de questions auxquelles il avait répondu d’un ton plutôt contraint.

— Oh ! Jean, tu ne m’avais pas dit que Mme Wanel était merveilleusement belle ! ne cessait de répéter la petite.

— Je ne l’ai jamais remarquée, dit froidement le jeune homme.

— Tu mens, Jean, tu mens ! Tu rougis et ton nez tourne, comme disait ma vieille nourrice. Quel dommage que son fiancé soit si laid et surtout ait un air si bête ! Il faudrait à Mme Wanel un mari très distingué, très… Tiens ! Jean ! — et l’espiègle prenant son frère par les épaules, plongea ses yeux rieurs dans les prunelles sombres, — il lui faudrait un mari comme toi !

Mais elle resta surprise et interdite devant l’air irrité du régisseur.

— Petite sotte ! gronda-t-il en la repoussant avec une brusquerie inaccoutumée. Que je ne t’entende plus dire de pareilles choses !

Un court silence s’ensuivit.

— Vous fâchez pas, maman Jean, murmura alors la petite d’une voix câline, en embrassant son frère sur ses cheveux noirs, Mad ne le fera plus !

Puis, redevenue gaie et insouciante, elle se sauva en courant, lui envoyant des baisers du bout des doigts, jusqu’à ce qu’elle fût sortie de la maison.

Mais le jeune homme, que la réflexion de la fillette avait profondément troublé, resta longtemps pensif après son départ. Et l’image de Paule qui le poursuivait partout, lui revint avec une nouvelle force.

Il était bien obligé de s’avouer à lui-même que c’était la présence de Mme Wanel qui lui avait fait paraître le temps si court. Le charme irrésistible qu’elle exerçait sur lui avait grandi de jour en jour et il l’aimait de toute l’ardeur de son cœur vierge. Tout en déplorant les allures excentriques de Paule, sa coquetterie effrénée, sa vie mondaine et frivole, il ne pouvait s’empêcher de l’excuser. Ce qui l’eût effroyablement choqué dans toute autre lui semblait chez elle de simples travers bien dignes d’indulgence.

Mlle de Neufmoulins avait changé ses heures de travail avec son régisseur. Trouvant qu’il lui était moins commode de travailler dans la matinée, elle lui avait dit de venir désormais la rejoindre dans son cabinet chaque jour, vers la fin de l’après-midi. C’était le moment où Mme Wanel — dont l’intimité avec sa tante paraissait avoir singulièrement augmenté ces derniers temps — arrivait au château pour faire sa visite quotidienne à Mlle Gertrude. Celle-ci, qui ne permettait pas à Thérèse d’entrer dans son bureau lorsqu’elle travaillait avec Jean Bernard, laissait sa nièce libre d’aller et venir à sa guise, tout en la morigénant selon son habitude. M. de Lanchères, qui accompagnait sa fiancée, ne jouissait pas des mêmes privilèges.

— Tu sais, ma petite, disait la vieille fille, tu peux venir m’embrasser si l’envie t’en prend, même lorsque je suis dans les paperasses, mais que je n’aperçoive pas le joli museau de ton amoureux dans l’embrasure de la porte, car alors, je me calfeutre sans rémission pour toi comme pour les autres. C’est bien assez de le voir à d’autres moments !

Pour retenir son régisseur à dîner, Mlle Gertrude avait prétexté que sa nièce, les dérangeant maintes fois dans leurs comptes, leur faisait perdre beaucoup de temps et qu’ils pourraient travailler encore dans la soirée. Mais, presque toujours, elle se trouvait ensuite trop fatiguée et demandait à Jean, qui n’osait refuser, de faire le mort dans une partie de whist avec elle et Thérèse.

Paule, aussi à l’aise que chez elle, restait à dîner les jours où elle n’attendait personne ; elle invitait même sans cérémonie M. de Lanchères à en faire autant, lorsqu’il se trouvait là. Puis, comme elle ne passait guère une soirée sans aller dans quelque réunion mondaine, le repas fini, elle partait bien vite, laissant derrière elle un parfum de jeunesse, un rayon de gaieté.

Le jeune régisseur éprouvait un charme étrange à se sentir dans ce milieu familial. Sans se départir de la réserve convenant à sa situation, il sortait quelquefois de cette gravité un peu triste, de cette froideur un peu hautaine qui en imposait à tous ceux qui l’approchaient. Causeur érudit et spirituel, il savait intéresser ; aussi avait-il surpris plus d’une fois les grands yeux clairs de Paule posés sur lui, tandis qu’elle l’écoutait attentivement.

Mlle Gertrude, avec son esprit sarcastique, donnait souvent la réplique au jeune régisseur et la conversation ne chômait pas ; la châtelaine était heureuse d’avoir un interlocuteur aussi disert.

Les jours où Mme Wanel n’avait pu venir dans l’après-midi, elle arrivait le soir, dans son coupé luxueux, capitonné de satin rose, et ne restait que quelques minutes, le temps d’embrasser sa tante et de se faire admirer, comme elle disait en riant, de son beau rire candide.

Jean Bernard était là le plus souvent, et le malheureux, ébloui par la radieuse apparition, ne pouvait détacher ses yeux de l’adorable créature à qui ces diamants, ces bijoux, ces dentelles convenaient si bien, et dont ces ornements rehaussaient encore la merveilleuse beauté.

Il en voulait secrètement à Mlle Gertrude de ses critiques désagréables et des remarques désobligeantes avec lesquelles elle ne manquait jamais d’accueillir sa nièce.

Mais celle-ci ne semblait pas s’en inquiéter ; elle protestait en riant et s’écriait :

— Oh ! tante Gertrude, ne dites pas que je ne suis pas jolie, car vous le pensez tout bas ! D’ailleurs, mon miroir me l’a dit, et il ne ment jamais ! N’est-ce pas, Thérèse, que ma toilette est réussie ? M. de Lanchères, qui s’y connaît, l’a trouvée parfaite !

Là-dessus, elle embrassait Thérèse et Mlle Gertrude, puis s’inclinait gracieusement devant le jeune régisseur ; elle se sauvait au milieu d’un délicieux froufrou de soie et de dentelles. La châtelaine haussait les épaules d’un air de pitié, mais elle ne parvenait pas toujours à cacher l’admiration muette qui se trahissait malgré elle dans son regard perçant et railleur.

— Si on a l’idée d’une pareille poupée ! marmottait-elle en se remettant à ses cartes. Dieu vous préserve du mariage, jeune homme ! continuait-elle avec emphase. Et surtout que votre sœur ne soit pas affligée d’une semblable cervelle d’oiseau.

Depuis l’arrivée de Madeleine, elle avait accaparé l’enfant, la questionnant sans cesse sur sa vie passée, ses parents, ses études, que sais-je ! La petite, heureuse de bavarder, ne tarissait pas. Elle racontait la mort de sa mère, l’indifférence d’un parent riche — qui aurait pu faire quelque chose pour eux, avait dit son frère — mais les avait laissés dans la misère ; puis le dévouement de Jean, sa vie de privations, son oubli complet de lui-même.

— Tout pour nous, pour « ses enfants », comme il nous appelle, répétait la petite les joues animées, une lueur d’affection reconnaissante dans ses yeux noirs, rien pour lui ! La vieille Margotte, la bonne que lui avait donnée le prince, est venue un jour me dire qu’il se privait même de manger pour m’apporter des douceurs lorsqu’il venait me voir à la pension. Et je l’ai grondé ! et il a grondé Margotte pour me l’avoir dit ! Il n’y a personne au monde d’aussi généreux, d’aussi bon que notre « maman Jean », concluait la petite d’un air important.

Et Mlle Gertrude qui, selon son habitude, racontait toujours tout à sa nièce, après lui avoir fait part des confidences de l’enfant, ajoutait de son ton hargneux et méprisant :

— Si c’est permis à des manants, de simples gueux, d’avoir de tels sentiments ! Vraiment, c’est le monde renversé ! Tu verras qu’on finira par élever des statues à des Jean Bernard !

Un jour que le régisseur se préparait à sortir pour une de ses tournées habituelles dans les terres dépendantes du château, il vit arriver à lui Madeleine qui avait déjeuné avec Mlle de Neufmoulins ; elle accourait, suivie de Thérèse, sa grande amie.

— Jean, veux-tu me permettre d’aller passer l’après-midi et la soirée chez Mme Wanel. On dansera et je mettrai la jolie robe de voile blanc que tu m’as donnée pour ma fête, tu sais bien, celle que j’avais le jour de la distribution des prix, et avec laquelle tu m’as trouvée si belle ?

— Vous y allez aussi, mademoiselle Thérèse ? demanda Jean, avec un bon sourire indulgent, devant l’enthousiasme de Madeleine.

— Oh ! non, monsieur Bernard ; je ne m’y sentirais pas à ma place, répondit la demoiselle de compagnie. Mme Wanel reçoit toutes les dames d’officiers : je serais comme perdue au milieu de ces élégantes et j’y ferais triste figure.

Jean avait tressailli en entendant ces simples mots de la jeune fille : « Je ne m’y sentirais pas à ma place. » Il lui parut tout à coup que depuis l’arrivée de sa sœur, il avait oublié parfois qu’il n’était qu’un simple intendant. La réflexion de Thérèse le rappelait à la réalité. Aussi répondit-il d’un ton ferme :

— Non, Madeleine, je ne puis te permettre d’aller en soirée chez Mme Wanel. Elle est mille fois trop bonne de t’avoir invitée et tu l’en remercieras, mais il n’est pas possible d’accepter.

— Pourquoi ? demanda l’enfant avec insistance.

— Parce que Madeleine Bernard serait déplacée au milieu des hôtes de Mme Wanel, répondit Jean d’une voix brève, un peu cassante.

La fillette avait compris. Elle baissa la tête et se tourna vers Thérèse ; celle-ci, l’attirant à elle, l’embrassa tendrement.

— Venez, mignonne, lui dit-elle, nous irons ensemble remercier Mme Paule, n’est-ce pas ? Et, ce soir, nous ferons les fameux caramels dont je vous ai parlé et que vous voulez emporter au couvent pour les faire goûter à vos petites amies.

Jean adressa à l’orpheline qui s’éloignait, en emmenant Madeleine, un regard de reconnaissance pour sa bonté délicate.

Le jeune homme, après avoir secoué les pensées pénibles que cette petite scène avait éveillées en lui, se mit en devoir d’atteler le poney à la charrette anglaise qui lui servait pour ses excursions journalières. Il avait fini et se disposait à partir lorsque Mme Wanel arriva, tout essoufflée. Elle portait une ravissante toilette de drap clair, un magnifique boa de plumes d’autruches blanches faisait ressortir la fraîcheur de son teint, une toque de velours gris était coquettement posée de côté sur ses beaux cheveux d’or crêpelés ; elle était si jolie ainsi qu’instinctivement le régisseur s’arrêta, ne pouvant s’empêcher de l’admirer.

— Oh ! monsieur Bernard, s’écria-t-elle joyeusement, j’avais peur que vous soyez parti ; j’ai couru pour arriver à temps ! Madeleine me dit que vous ne voulez pas que je l’emmène chez moi. N’est-ce pas que ce n’est pas vrai ? Vous ne voudriez pas me la refuser ? interrogea-t-elle de cette voix câline qu’il connaissait si bien, tandis qu’elle attachait sur lui son regard enveloppant comme une caresse. Mais elle tressaillit devant l’air sérieux, presque sévère du jeune homme.

— Madame est mille fois trop bonne, répondit Jean Bernard d’un ton grave, mettant une sorte d’affectation en parlant ainsi à la troisième personne, ce qui ne lui était pas habituel, mais je regrette d’être obligé de lui répéter ce que lui a déjà dit Madeleine : ma sœur ne peut pas aller sa soirée chez Madame.

— Pourquoi donc ? interrogea Paule, étonnée. Vous craignez qu’elle s’ennuie ? Mais il y aura des fillettes de son âge, Andrée et Irène de Rouvray, les enfants du colonel seront là.

— Assurément, Madeleine ne s’ennuierait pas chez Madame ; ce n’est pas là ma crainte, mais elle pourrait ennuyer les autres.

— Au contraire, protesta Paule, elle nous amusera beaucoup…

— Si ma sœur devait servir de jouet à la société, je regrette encore plus d’être obligé de la refuser à Madame, interrompit Jean avec hauteur, mais ma décision est irrévocable.

Mme Wanel, étonnée de cette interprétation blessante de ses paroles, leva les yeux sur le jeune homme : subitement gênée, intimidée presque devant ce visage dur et froid, elle se tut. Après un silence pénible, elle balbutia, très bas :

— Votre refus me fait beaucoup de peine, monsieur Bernard.

Et elle s’éloigna sans se retourner.

Jean, honteux et confus de sa rudesse, suivit d’un regard plein d’émotion l’élégante silhouette… Comme obéissant à une impulsion secrète, il allait s’élancer pour la rejoindre, lui parler ; mais au même moment cinq ou six officiers, parmi lesquels M. de Lanchères, parurent au haut de l’avenue et au milieu de cris joyeux s’avancèrent en courant auprès de la jeune femme.

— Bravo ! la voilà ! Madame Paule est retrouvée ! hourrah ! Lanchères vous croyait déjà noyée dans le grand étang et voulait le faire explorer sur l’heure !

Et tous ces jeunes écervelés entourèrent Mme Wanel, tandis que son fiancé, lui ayant pris le bras, l’entraînait gaiement vers le château.

— Fou que j’étais ! murmura Jean Bernard, — et il sauta dans la petite voiture qui l’attendait devant sa porte.

Une minute après, il passait comme un éclair au milieu des officiers, au grand galop du cheval, qui, peu habitué à semblable traitement, se cabrait sous les coups de fouet énergiques de son conducteur.

Il frôla et faillit renverser un des jeunes gens qui le poursuivit de ses imprécations furieuses.

— Animal ! butor !

Mais cheval et voiture étaient déjà hors de vue.

— Qu’est-ce que ce rustre-là ? interrogea l’officier.

— L’intendant de ma future tante, répondit M. de Lanchères. N’y touche pas, mon cher, car tu te ferais mal voir de la châtelaine de céans ! elle ne jure que par lui et me le cite dix fois par jour comme un modèle de toutes les vertus !

— En tout cas, il pourrait bien ne pas écraser les gens qui sont sur son chemin, grommela l’officier, toujours irrité. Et surtout, il a effrayé Madame, qui est devenue toute pâle, continua-t-il en regardant Mme Wanel.

— Vraiment, vous avez eu peur, chère ? interrogea poliment M. de Lanchères en se penchant sur sa fiancée.

— Oui… j’ai cru que M. de Saint-Amand était blessé, murmura Paulette.

— Que je l’y reprenne, ce manant, à vous effrayer ainsi ! gronda M. de Lanchères, je lui tirerai les oreilles !

Paulette sourit sans répondre. Elle jeta un regard légèrement ironique sur les formes étriquées de son fiancé, sa poitrine étroite, sa petite taille, ses traits efféminés… Et l’image de Jean, avec sa haute stature, ses épaules larges, son visage mâle et énergique lui apparut soudain… Elle poussa un soupir, tandis qu’une expression un peu triste passait dans ses grands yeux bleus.

Lorsque Mlle de Neufmoulins connut ce soir-là le refus de son régisseur, elle l’approuva avec son sans-façon habituel.

— Vous avez eu raison, la société de tous ces écervelés qui tournent sans cesse autour de ma nièce, et qu’elle appelle son escadron volant, ne convient pas à une enfant de quinze ans. J’aurais agi comme vous à votre place ; Thérèse lui fera beaucoup plus de bien en lui apprenant à fabriquer des caramels ; ça vaut mieux que de s’étudier à « flirter », comme ils disent. Cette Paulette n’aura jamais un grain de bon sens dans la tête ! une poupée ! rien de plus !

Mme Wanel garda-t-elle rancune au jeune régisseur ? Il eut tout lieu de le croire, car à partir de ce jour-là ses visites au château se firent plus rares, et elle paraissait choisir les heures où elle savait ne pas le rencontrer.

Madeleine et Gontran étaient retournés dans leurs pensions pour le dernier trimestre ; la vie de Jean Bernard avait repris son cours ordinaire. Ses soirées se passaient maintenant dans la société de Mlle de Neufmoulins et de Thérèse, qu’il appréciait de plus en plus à mesure qu’il la connaissait davantage. De son côté, la jeune fille se sentait attirée à lui et lui montrait une grande confiance. Elle lui avait parlé de ses projets d’avenir ; elle aimait à le consulter, sûre de trouver chez lui une bonne parole, une consolation lorsque son courage l’abandonnait aux heures où le caractère de sa vieille maîtresse devenait trop pénible. Elle avait avoué à Jean son désir d’entrer au couvent, de se faire religieuse, et l’opposition formelle qu’elle avait rencontrée chez Mlle Gertrude.

— Jamais, avait déclaré la châtelaine, elle n’y donnerait son consentement. Elle n’avait aucune foi en ces vocations qui poussent comme des champignons et disparaissent souvent aussi vite qu’elles ont paru !

Lorsque Thérèse lui objectait timidement son aversion pour le monde et le mariage, la vieille fille haussait les épaules.

— Bah ! on peut avoir le monde en horreur et ne pas entrer au couvent pour cela ! Quant à te marier, à quoi bon ? Tu es trop laide d’abord, et puis le meilleur des hommes ne vaut rien du tout ! Il est donc inutile de s’embarrasser de ce meuble-là, surtout quand on n’a pas le sou. Tu resteras avec moi ; si tu désires faire pénitence, te mortifier, tu n’as qu’à vivre dans ma société ; je suis assez insupportable pour tous ceux qui m’entourent ! Je saurai te faire faire ton purgatoire et tu entreras au Paradis tout droit, aussi bien que si tu passais par le couvent.

Thérèse avait cessé d’insister, mais elle était heureuse de confier ses rêves à Jean Bernard, en qui elle sentait un ami sûr et un bon conseiller.

Ils parlaient souvent de Paule… La jeune fille, avec ce tact qu’elle possédait, avait deviné les sentiments confus du régisseur à l’égard de Mme Wanel. Elle le plaignait et comprenait ce qu’il devait souffrir. Elle aimait profondément la jeune femme, qui était toujours pour elle d’une affectueuse bonté et avait mille attentions délicates ; aussi la défendait-elle hardiment lorsqu’on l’accusait ou qu’on la blâmait en sa présence. Mais elle ne pouvait protester lorsqu’il s’agissait de la frivolité de Paule, de sa coquetterie, de son amour effréné du luxe, du monde et de ses flatteries. Elle était la première à déplorer les excentricités de la jeune veuve, son dédain du « qu’en dira-t-on », cette sorte de défi avec lequel elle bravait l’opinion publique au point de s’afficher dans toute circonstance, en société de n’importe quelles gens ! Ces derniers temps surtout, Paulette semblait prise d’une nouvelle fièvre de plaisirs, de distractions, de fêtes de toutes sortes contre lesquelles Mlle de Neufmoulins criait bien haut.

— Je ne sais vraiment pas sur quelle herbe Paulette a marché, mais depuis qu’elle connaît ce Lanchères, elle ne vit plus que pour le monde I Tout cela finira mal !

Jean Bernard ne disait mot, mais son cœur se serrait au récit des extravagances de la jeune femme… Il n’osait la condamner, ne pouvant la croire coupable ; il la plaignait plutôt… et il souffrait comme il n’avait jamais souffert.


CHAPITRE VII


Depuis huit jours, il n’était bruit dans la petite ville d’Ailly que d’un événement extraordinaire, imprévu, auquel la plupart même n’avaient pas voulu croire d’abord, mais qui, malheureusement, s’était confirmé et ne laissait plus de doute : la ruine complète de Mme Wanel. On avait appris avec une véritable stupeur que de la fortune colossale amassée par le richissime industriel, il restait à peine de quoi vivre à sa veuve, qu’il avait instituée sa légataire universelle.

Un tolle général, suscité surtout par les quelques parents éloignés qui s’étaient trouvés frustrés par la jeune femme, s’éleva bientôt contre celle-ci. On commenta ses folles dépenses, son incapacité, sa recherche des plaisirs, sa vie mondaine ; et ceux mêmes qu’elle avait souvent reçus à sa table, à qui elle avait offert une hospitalité princière, furent les premiers à lui tourner le dos, à lui jeter la pierre sans pitié.

— Elle ne serait plus si fière, cette petite Wanel qui les écrasait de son luxe ! Elle ne les humilierait plus par l’étalage de ses richesses, l’éclat de ses fêtes pour lesquelles elle jetait l’or à pleines mains, sans compter ! Elle ne trônerait plus comme une reine dans ses salons fastueux, entourée de toute cette cour d’adorateurs et de prétendants ! Il lui faudrait quitter ces fameux diamants cités dans tout le pays, se séparer de cette magnifique rivière qui avait coûté plusieurs centaines de mille francs, disait-on, et dont elle aimait à se parer avec un tel orgueil !

Au château de Neufmoulins, ç’avait été bien autre chose ! En apprenant la fatale nouvelle, Mlle Gertrude s’était emportée furieusement contre sa nièce et ne lui avait pas ménagé les reproches les plus désobligeants. Loin de se montrer compatissante, elle l’avait accablée des plus dures paroles.

Paulette avait tout supporté avec une résignation touchante. Elle n’avait pas eu une révolte ; pas une parole amère n’était sortie de sa bouche pour flétrir la mauvaise foi de ses hommes d’affaires dont elle avait été la victime et la dupe.

Un étonnement douloureux avait passé dans ses grands yeux clairs lorsqu’elle avait reçu une lettre cérémonieuse de son fiancé, M. de Lanchères, qui la remerciait en termes filandreux de l’honneur qu’elle avait bien voulu lui faire le jour où elle avait accepté l’offre de sa main : il se voyait malheureusement dans l’obligation de renoncer à une union qui eût mis le comble à ses vœux, des circonstances indépendantes de sa volonté ne lui permettant pas de songer à se marier pour le moment…

— Pourquoi ce garçon m’épouserait-il, maintenant que je suis pauvre ? murmura-t-elle.

On avait pensé d’abord que la propriété, le château au moins, lui restait ; mais on n’avait pas tardé à découvrir que tout était hypothéqué au delà de la valeur.

— Mais tu n’as pas eu honte d’agir de la sorte ? gronda Mlle Gertrude en apprenant ce désastre complet.

— Je n’en savais rien, balbutiait Paulette étonnée, interdite.

— On n’a pourtant pas pu hypothéquer tous tes biens sans ta signature ! Pourquoi l’as-tu donnée, malheureuse ?

— Que voulez-vous, tante Gertrude, j’avais confiance en mes hommes d’affaires. Je me souviens bien qu’ils me présentaient souvent des papiers à signer, je ne les regardais même pas ! j’étais toujours pressée ! j’y mettais bien vite mon nom et je n’y pensais plus.

— Triple sotte ! idiote ! C’est bien fait ! Tu n’as que ce que tu mérites ? Tu n’étais vraiment pas digne de posséder une telle fortune ! On n’a pas l’idée d’une incapacité pareille ! Tant pis pour toi, ma petite ! tu récoltes ce que tu as semé ! tu n’as pas le droit de te plaindre.

— Je ne me plains pas non plus, ma tante, déclarait doucement Paulette.

La jeune femme connut alors toutes les hontes de ces heures de ruine. Elle vit vendre ce château, ces meubles, ces superbes bibelots, merveilles d’art et de goût, ces tableaux, tout ce raffinement du luxe moderne qui lui avait été si cher ! Il lui fallut se défaire à vil prix de ces bijoux qu’elle aimait tant.

— Pauvre M. Wanel, murmura-t-elle en admirant une dernière fois la superbe rivière qu’il avait été si fier de lui offrir la veille de son mariage, heureusement qu’il n’était plus là ! Il serait si désolé de voir partir ce beau collier.

Quand tout fut liquidé, il lui resta à peu près trois mille francs de rente.

— Ce que me coûtait une de mes toilettes de bal ! remarqua-t-elle avec un sourire triste à Mlle de Neufmoulins.

— Ma petite, répondit celle-ci, c’est ce que j’avais jusqu’au jour où j’ai hérité de mon frère ; tu feras comme moi, tu apprendras à vivre.

— Oui, mais, ma tante, vous aviez encore une maison, moi je n’en ai même plus, fit observer Paulette d’un air pensif…

— Qu’à cela ne tienne, tu peux prendre celle que j’avais ! je n’ai jamais voulu la louer aux locataires qui se sont présentés, leurs vilaines têtes me déplaisaient trop. Tu n’as qu’à t’y installer, elle est encore toute meublée.

Et Paulette, résignée, était allée occuper la vieille maison étroite et basse située dans le quartier le plus triste d’Ailly.

Quant à sa tante, elle paraissait exulter, et, à en juger par sa conduite, ses manières, ses paroles, on aurait pu croire que la ruine de la jeune femme lui causait une véritable satisfaction.

Jean Bernard, indigné par cet excès d’indifférence révoltante de la vieille demoiselle, ne cessait d’en parler à Thérèse lorsqu’il se trouvait seul avec elle. Celle-ci, de son côté, n’en revenait pas non plus.

— C’est incompréhensible ! disait-elle, et pourtant je suis sûre, absolument sûre qu’elle aime sa nièce !

Le régisseur haussait les épaules d’un air incrédule.

— Allons donc ! c’est une égoïste, tout simplement ! Si elle aimait Mme Wanel, ne lui aurait-elle pas ouvert sa maison, ne l’aurait-elle pas recueillie ? Au lieu de cela, elle la traite avec moins d’égards qu’on n’en aurait pour une domestique ! Elle lui inflige affront sur affront, l’accable de reproches, et, pour comble, pousse la dérision jusqu’à lui offrir comme résidence ce taudis qu’elle n’avait pas loué, parce qu’elle n’a jamais trouvé personne qui voulût l’habiter !

— Je n’y comprends rien, murmurait Thérèse.

— Ne devrait-elle pas avoir honte d’agir ainsi, surtout après ce qui s’est passé ! Mme Wanel, si elle l’avait voulu, ne serait-elle pas dame et maîtresse de ce superbe château ?

Thérèse hocha lentement la tête.

— Il aurait fallu pour cela que le comte de Ponthieu consentit à se mettre de la partie, remarqua-t-elle sans s’apercevoir du trouble subit de son compagnon.

— Enfin, déclara Jean avec impatience, je maintiens mon opinion : Mlle de Neufmoulins est d’une dureté révoltante pour Mme Wanel.

Pendant ce temps, que devenait Paulette ? Comment supportait-elle cette épreuve ? Ses sentiments restaient une énigme ; toujours gaie, toujours souriante, elle paraissait indifférente aux coups du sort comme aux affronts ; douce et affable pour tous comme aux jours de son opulence, elle désarmait la raillerie… Héroïsme ou insouciance, qui aurait pu le dire ?

Pendant quelques mois, on ne s’était occupé que d’elle dans la petite ville, les mauvaises langues s’en étaient donné ; puis d’autres événements étaient survenus et on avait cessé d’en parler.

Était-ce délicatesse ou tout autre sentiment de sa part, mais depuis sa ruine la jeune femme venait moins souvent qu’autrefois au château de Neufmoulins, et il fallait que sa tante insistât bien fort pour qu’elle consentît à rester le soir à dîner.

— Ce n’est guère commode, tante Gertrude, objectait-elle, maintenant que je n’ai plus de voiture ; la route est longue et triste, je suis poltronne, vous savez, et j’ai parfois de véritables frayeurs de pensionnaire. L’autre jour encore, tenez, j’ai cru mourir de peur en voyant un lièvre traverser le chemin.

— Petite sotte ! répondait Mlle Gertrude, d’un air de pitié. Je n’ai jamais eu peur de rien, moi ! À quinze ans j’allais voir mon père, le colonel, au camp où il était obligé de rester parfois, et je rentrais souvent à la nuit après avoir fait quatre lieues dans la campagne, sans autre escorte que mon chien ! Et il eût fallu que quelqu’un me manquât de respect !

Paulette souriait en regardant d’un air malicieux le long corps efflanqué de la vieille fille, ses épaules osseuses, son visage dur, ses traits anguleux et la moustache qui ombrageait ses lèvres. La taille mince de la jeune femme, mignonne comme une enfant, ses traits fins et délicats, la douceur expressive de ses yeux bleus, faisaient encore ressortir davantage l’aspect gendarme de sa tante.

Mlle Gertrude, après avoir accablé sa nièce de reproches amers, avait cessé tout à coup par une sorte de parti pris la moindre allusion à tout ce qui avait rapport à la perte de sa fortune. Était-ce le résultat d’une vigoureuse sortie de son régisseur ? On aurait pu le croire.

Ce jour-là, elle s’était montrée plus dure, plus cruelle encore qu’à l’ordinaire, à tel point que Jean, indigné, avait quitté la pièce, ne voulant pas être plus longtemps témoin de l’humiliation infligée à la jeune femme.

Le soir, la conversation roula, comme d’habitude, sur la politique, puis sur la guerre ; Jean, dont la froideur glaciale n’avait pas échappé à la vieille fille, la laissait causer avec Thérèse et le curé de l’endroit qui venait dîner trois fois par semaine au château. Mme Wanel, dans ces conditions présentes, était repartie dans l’après-midi.

— Je ne connais rien de plus affreux que la guerre, déclara Mlle Gertrude. Obliger ainsi des hommes qui n’ont aucun motif de s’en vouloir à s’entre-tuer pour le bon plaisir de quelques drôles dont l’ambition seule fait couler des flots de sang ! Jamais les femmes n’auraient inventé cela ! Il faut être des monstres comme vous autres, messieurs, pour l’avoir trouvé ! Savez-vous rien de plus odieux ?

— Oui, répondit Jean d’un ton cassant. Je sais quelque chose de plus odieux ! C’est d’accabler sans pitié un pauvre être vaincu ! C’est d’abuser de sa supériorité pour écraser une faible victime qui ne peut pas se défendre.

Mlle de Neufmoulins tressaillit et ouvrit la bouche pour répondre sans doute vertement à cette sortie du régisseur ; mais, se ravisant soudain, elle ne dit mot, tandis qu’elle attachait sur le jeune homme un regard énigmatique.

Désormais Paulette n’eut plus à supporter de sa part aucune allusion blessante : la leçon avait porté.

Mme Wanel ne soupçonnait guère que Jean Bernard avait ainsi rompu une lance en son honneur. Elle le croyait sinon hostile, au moins peu disposé en sa faveur.

— Il est si puritain, ce M. Bernard, disait-elle un jour à sa tante qui s’étonnait de son empressement à fuir lorsqu’elle voyait arriver le régisseur, qu’il me fait peur ! Et puis, il semble si ennuyé de ma présence que je me reprocherais de la lui imposer. Ma petite personne n’a pas l’heur de lui plaire, j’en suis sûre ! Cause-t-il gaiement avec Thérèse, il suffit que je paraisse pour qu’il se taise. Pendant le dîner, la conversation devient-elle générale, il cesse de parler dès que j’y prends part à mon tour ! Ses yeux sont très doux lorsqu’ils se posent sur Thérèse… il ne me regarde jamais, ou alors c’est avec un air si dur, si glacial, que ça me fait froid dans le dos. Ne riez pas, ma tante, je vous assure que votre régisseur m’a prise en grippe !

Et Paulette avait une façon grave de hocher sa jolie tête blonde qui paraissait beaucoup amuser Mlle Gertrude.

L’amitié entre Thérèse, la jeune demoiselle de compagnie et Mme Wanel n’avait fait que grandir depuis les malheurs de cette dernière. Quoiqu’elles fussent du même âge, Thérèse semblait l’aînée de dix ans, et Paulette la consultait naïvement en maintes circonstances, recourant sans cesse à son obligeance.

— Thérèse, je suis venue pour que vous arrangiez ma coiffure ! Ma bonne est si maladroite que je ne peux rien lui demander. Et puis, ses gros doigts rouges et gauches me font frémir !

— Thérèse, j’ai déchiré ma dentelle ; que faire ? Venez à mon secours !

Et la jeune fille, avec une bonne grâce charmante, arrangeait les boucles rebelles, réparait le dégât dans la toilette, rendait à Paulette mille petits services. Celle-ci, pour la remercier, l’embrassait avec un tendre abandon qui allait au cœur de l’orpheline : Thérèse se fût jetée au feu pour Mme Wanel.

Avec l’été les vacances étaient revenues et Jean Bernard avait retrouvé ses deux enfants, comme il les appelait.

Madeleine, avec ce tact exquis qui était en elle, se montrait encore plus affectueuse pour Mme Wanel depuis qu’elle avait appris ses infortunes : elle ne laissait échapper aucune occasion de lui témoigner son attachement. Une aventure qui arriva à la fillette, resserra encore les tendres liens qui les unissaient.

Une après-midi que la chaleur avait été accablante, Paulette et Thérèse s’étaient réfugiées sous les grands marronniers, auprès de la pièce d’eau qui se trouvait dans le parc assez loin du château ; Madeleine était venue les rejoindre. Elles bavardaient gaiement, tout en admirant le travail de la jeune demoiselle de compagnie, une dentelle d’un fini extraordinaire qu’elle destinait à Mme Wanel. Cette dernière, apercevant tout à coup des nénuphars dont les coquettes têtes blanches émergeaient sur la surface de l’eau s’extasia sur leur beauté.

— Comme j’aimerais à en avoir une grosse touffe pour mettre dans la corbeille de mon salon ! s’écria-t-elle.

— C’est très facile, dit vivement Madeleine ; je vais prendre la petite barque et je vous en cueillerai beaucoup. Ça me fera du bien, d’ailleurs, de bouger un peu ; il y a longtemps que je suis assise !

— Prenez bien des précautions, mignonne, recommanda Paule.

— Oh ! il n’y a rien à craindre, ça me connaît ; presque tous les jours je me promène sur la pièce d’eau et je dirige la barque comme un véritable batelier.

Mme Wanel et Thérèse, après avoir suivi un moment les évolutions de la fillette et avoir admiré ses mouvements souples et gracieux, se remirent l’une au travail, l’autre à s’éventer nonchalamment, tout en causant de mille sujets.

Tout à coup, un cri perçant les tira de leur conversation. Et Paulette, épouvantée, poussa une exclamation de détresse.

— Oh ! Thérèse ! Madeleine est à l’eau.

Thérèse, blanche comme une morte, était déjà debout.

— Je cours chercher M. Bernard, dit-elle, et elle se précipita dans la direction de l’Abbaye.

Quant à Paule, elle n’avait pas hésité ; habile nageuse, elle s’était mise à l’eau, se dirigeant de toute la vitesse dont elle était capable vers la fillette qui se débattait.

Peu gênée par ses vêtements légers, la jeune femme arriva bientôt auprès de l’enfant qui n’avait pas perdu connaissance et conservait assez de sang-froid pour ne pas entraver les mouvements de sa courageuse sauveteuse.

Comme elles sortaient de l’eau, Jean arrivait tout essoufflé par sa course précipitée, les traits d’une pâleur livide. Paule lui tendit la fillette avec un sourire radieux.

— Emportez-la bien vite, dit-elle, grâce au ciel elle n’a eu aucun mal.

Et elle se sauva du côté du château sans regarder le jeune homme…

Au dîner, Mme Wanel descendit, enveloppée dans une robe de chambre de Thérèse. Elle riait, amusée de son travestissement et de la traîne que faisait le vêtement beaucoup trop long pour elle. Les cheveux encore humides étaient épars sur ses épaules comme une merveilleuse toison d’or et formaient un cadre merveilleux à sa radieuse beauté.

Jean Bernard était là, encore très pâle et si ému qu’il ne pouvait s’empêcher de trembler.

Madeleine, tout emmitouflée, était étendue sur un fauteuil. Elle courut se jeter dans les bras de Paule et fondit en larmes.

— Sans vous, j’étais morte, dit-elle au milieu de ses pleurs.

— Et je ne m’en serais jamais consolée, mignonne, répondit tendrement la jeune femme.

— C’est bien ce que tu as fait là ! dit Mlle Gertrude, qui avait une figure tout à l’envers. Je te croyais plus poule mouillée que cela !

— Eh ! bien, ma tante, vous ne pourrez plus me gronder au sujet de mon goût pour la natation. Grand Dieu ! en avez-vous dit sur les femmes qui nageaient comme des poissons ! Mais mettons-nous à table, car mon bain m’a donné une faim de loup !

Dans la soirée, pendant qu’une grande partie de dominos était engagée entre Mlle Gertrude, Thérèse, Gontran et Madeleine, Mme Wanel, qui avait apporté un fauteuil sur la terrasse et s’y était blottie, dans une attitude pensive, un peu fatiguée, brisée surtout par les émotions de l’après-midi, tressaillit soudain en apercevant une grande ombre à ses côtés.

— Madame, murmura Jean Bernard, d’une voix basse et tremblante, comment pourrai-je jamais vous remercier assez pour ce que vous avez fait aujourd’hui.

— Je n’ai fait que mon devoir, monsieur, répondit doucement Paulette en levant timidement les yeux sur le jeune homme, incliné devant elle.

En ce moment, la lune l’éclairant en plein, elle fut frappée par la pâleur du visage contracté, par l’expression ardente des yeux sombres.

— Vous ne pouvez comprendre combien je vous ai de reconnaissance… vous ne pouvez savoir ce que… cette enfant est pour moi.

— Je sais du moins ce que vous êtes pour elle… elle me l’a dit… vous êtes sa « maman Jean »…

Le ton était si tendre, le regard posé sur lui si caressant que le jeune régisseur, troublé, devint plus pâle encore… La « belle Mme Wanel », comme on l’appelait à Ailly, avec ses manières libres, ses coquetteries, son sourire plutôt provocateur, disparut à ses yeux… il ne vit plus devant lui qu’une jeune fille timide, presque une enfant : la Paulette de ses rêves, l’être idéal qu’il se plaisait à parer de toutes les pudeurs féminines… Il oublia Jean Bernard et n’eut qu’une pensée : Paule était libre, il la conquerrait ! Il arriverait à force d’amour et de tendresse à faire d’elle une comtesse de Ponthieu, dont sa mère là-haut serait fière…

— Dites-donc, monsieur Bernard, ne pourriez-vous nous fermer cette porte ? Il vient un vent du diable par là, et je sens ma névralgie qui recommence à me taquiner. Paulette, tu ferais bien de rentrer, il ne doit pas être bien sain de rester là dehors, malgré le joli clair de lune, après une baignade comme celle de tout à l’heure.

Le ton bref et moqueur de Mlle de Neufmoulins rappela cruellement Jean Bernard à la réalité. Il tressaillit comme un homme réveillé en sursaut.

— On y va, tante Gertrude, on y va, répondit gaiement Paulette en s’emmitouflant dans la grande robe de chambre et en se dirigeant vers le salon, tout en faisant à l’adresse de sa tante un de ces gestes gamins qui lui étaient habituels.

Puis, rentrée dans la pièce, elle se montra d’une gaieté étourdissante ; elle eut de ces réparties drôles, de ces saillies d’esprit qui faisaient rire les plus moroses.

— C’est égal, ma petite, déclara Mlle Gertrude à un moment donné, on peut dire que tu prends ta ruine gaiement.

— Bah ! ma tante, j’ai confiance en ma bonne étoile ! J’espère bien ne pas rester pauvre longtemps. Je dénicherai un de ces quatre matins un brave homme comme M. Wanel qui, séduit par mes beaux yeux, sera très flatté de déposer à mes pieds son cœur et son coffre-fort. Mais il faudra que ce dernier soit bien garni, car je veux être très riche, très riche : c’est si bon l’argent !

Jean Bernard ne dormit guère cette nuit-là ; il était hanté par le son de cette voix harmonieuse qui savait se faire si douce et si tendre… Mais l’éternel refrain qu’elle répétait lui martelait les oreilles avec une ironie cruelle : Je veux être riche. C’est si bon l’argent !… Son beau rêve s’évanouissait peu à peu… l’idole, roulant de son piédestal, gisait, brisée à ses pieds…


CHAPITRE VIII


— Madame, la couturière est encore venue avec sa note, et elle a dit que si elle n’était pas payée d’ici trois jours, elle ferait assigner Madame.

Paule, qui venait de rentrer, regarda la bonne d’un air étonné. La jeune femme, vêtue d’un élégant costume de surah crème, coiffée d’une grande bergère garnie de pâquerettes, était plus ravissante que jamais.

— Mais je ne comprends pas pourquoi cette couturière me persécute de la sorte, remarqua-t-elle. Voilà à peine six mois qu’elle m’a livré toutes ces toilettes ! Auparavant, je ne recevais ses notes qu’au bout de l’année, parfois même plus tard encore.

— Tiens ! c’est pas malin ! répondit grossièrement la bonne. Elle sait bien, cette femme, que Madame n’a pas fort belle réputation en ville ; tout le monde dit qu’elle n’a pas le sou et qu’elle doit plus lourd qu’elle ne pèse ! Je profiterai de l’occasion pour dire à Madame qu’elle va me devoir trois mois et qu’elle pourra chercher une autre bonne, car c’est insupportable d’être toujours comme ça obligée de réclamer ses gages !

Mme Wanel pâlit sous l’insulte ; une expression douloureuse passa dans ses grands yeux navrés, qui se remplirent de larmes.

— C’est bien, Charlotte, murmura-t-elle d’une voix basse et un peu tremblante, je vous paierai cette après-midi.

Puis, d’un pas chancelant, elle monta l’escalier et courut se réfugier dans sa chambre. Lorsqu’elle eut refermé sa porte, sûre enfin d’être seule, elle donna libre cours aux pleurs qu’elle avait eu tant de peine à retenir devant la servante, étouffant ses sanglots dans son petit mouchoir de batiste brodé.

Quelle misère que cette vie d’expédients qui avait été la sienne depuis six mois ! Que d’affronts n’avait-elle pas eu à supporter ! Et aujourd’hui cette nouvelle insulte ! Elle avait toujours été bonne pour tous au temps de son opulence, elle avait donné sans compter ; pourquoi maintenant ne recevait-elle que mépris et duretés ? Tout le monde lui tournait le dos, les portes se fermaient devant elle, nulle part on n’avait pitié ! Sa tante elle-même, sa seule parente, ne semblait pas se douter de la situation précaire dans laquelle elle se trouvait, de ces ennuis domestiques dont elle ne savait comment se tirer. Plusieurs fois elle avait tenté de se jeter dans les bras de la vieille fille, de tout lui avouer, sa gêne, son incapacité, son impuissance à sortir de cette impasse… Mais elle avait reculé devant la perspective de l’inévitable avalanche des reproches et des emportements ; elle avait eu peur des blâmes souvent justes mais si acerbes de Mlle Gertrude ! Avec cette mobilité de caractère vraiment enfantine qui faisait le fond de sa nature, elle s’était consolée bien vite, se reprenant à espérer, comptant sur sa bonne étoile, ne pouvant croire que cette misère lui dure, attendant naïvement un prince Charmant qui, épris de sa beauté, déposerait à ses pieds sa fortune et son nom…

Jamais un sentiment d’envie ou d’amertume contre sa tante n’avait effleuré le cœur de Paulette ; elle était incapable de toute pensée basse ; rien qu’un peu d’étonnement devant l’indifférence de sa vieille parente, c’était tout !

En ce moment, cette explosion de chagrin calmée, Mme Wanel jeta un regard désespéré autour d’elle. L’aspect lamentable de sa chambre n’était pas de nature à dissiper son découragement. Ses principaux meubles s’en étaient allés l’un après l’autre à la salle de vente, et leur prix dérisoire n’avait pu combler le gouffre qui se creusait chaque jour plus profond… Il en avait été de même d’une bonne partie du mobilier de la maison ; le salon seul était resté le mieux garni, Paulette voulant à tout prix cacher au monde et aux quelques relations qui lui avaient été fidèles sa gêne de jour en jour grandissante.

Elle prit le petit coffret qui lui servait à ranger ses bijoux ; il était presque vide, il n’y restait plus que deux ou trois objets sans grande valeur : tout avait été vendu. Peut-être pourrait-elle encore tirer un certain prix, chez un marchand d’antiquités, d’une broche ancienne, d’un travail artistique fort curieux ?… Mais ce bijou lui venait de sa grand’mère, Mme de Neufmoulins, c’était une véritable relique de famille, il enchâssait le portrait de la vieille châtelaine, qui avait été une des beautés citées à la cour de Louis-Philippe et à qui Paulette ressemblait d’une façon frappante… Le cœur de la jeune femme se serra à la perspective de ce nouveau sacrifice et elle fondit en larmes.

Un léger coup frappé à la porte de sa chambre la tira brusquement de son chagrin.

— Entrez, dit-elle, après une légère hésitation.

Ce ne pouvait être que sa bonne ; que lui importait si cette fille voyait qu’elle avait pleuré ! Et elle ne se dérangea même pas.

— Je suis peut-être indiscrète, chère Mme Paule, mais j’ai trouvé toutes les portes ouvertes ; personne dans la maison ! Comme votre chapeau et vos gants étaient dans le vestibule, j’en ai conclu que vous n’étiez pas sortie…

En entendant cette voix harmonieuse, Mme Wanel avait tressailli et s’était retournée vivement. À la vue de son beau visage défait, de son regard humide de pleurs, la visiteuse, qui n’était autre que Thérèse, s’arrêta soudain, saisie, inquiète.

— Oh ! qu’y a-t-il ? interrogea-t-elle anxieusement en s’avançant auprès de son amie. Vous êtes souffrante ? Qu’avez-vous ? Dites-le-moi, je vous en prie.

Ce ton affectueux de tendre sollicitude toucha profondément Paule. Elle était dans une de ces heures noires, désespérées, où une parole sympathique est si douce au cœur meurtri ; et, appuyée sur l’épaule de son amie, elle lui avoua toute sa peine. Elle lui dit sa misérable vie, abreuvée d’affronts, son impuissance à sortir de cette situation critique, la dernière insulte infligée par la servante, et qui avait fait déborder la coupe d’amertume.

Thérèse comprit ce qu’avait souffert la jeune femme depuis ces six mois… Que de tortures subies en silence !

— Je suis si incapable d’être pauvre ! concluait naïvement Paulette. Je ne comprends pas comment l’argent file si vite ! Il me semble pourtant que je dépense très peu, et je ne reçois que des notes ! Que faire ? Que devenir ?

— Il faut tout avouer à Mlle Gertrude, déclara délibérément Thérèse, après avoir réfléchi un instant.

— Tout avouer à tante Gertrude ? répéta Paule avec effroi. Oh ! non, jamais ! J’ai si peur de ses reproches ! Elle va me dire encore des choses désagréables, dures… et ça me fait tant souffrir !

Il y avait une telle tristesse dans le ton de Mme Wanel, ses yeux d’enfant avaient pris une expression si désespérée que Thérèse en fut émue.

— Pourtant, insista-t-elle, il n’y a que Mlle de Neufmoulins qui puisse vous tirer d’embarras, il n’y a qu’elle pour vous faire sortir de cette impasse.

— Oh ! non, il ne faut rien dire de tout cela à tante Gertrude, murmura Paule à voix basse, et comme se parlant à elle-même.

— Avez-vous la note de la couturière ? interrogea Thérèse, après une courte hésitation ; voulez-vous me la montrer ?

— Mais oui, ma bonne Thérèse, pourquoi pas ? Elle doit être dans un de mes tiroirs.

Et Paulette se mit à fouiller tous les tiroirs où régnait un désordre extrême ; les objets les plus divers s’y trouvaient jetés pêle-mêle.

— Qu’en ai-je donc fait ? Vous voyez quel froufrou je suis ? Je n’ai guère été habituée à ranger mes affaires jusqu’ici, c’était l’ouvrage de mes femmes de chambre. N’avez-vous pas vu la bonne en bas ? Il faudrait lui demander ce qu’elle en a fait.

Thérèse ne put s’empêcher de soupirer ; elle comprenait de plus en plus l’incapacité de sa malheureuse amie, et elle la plaignait sincèrement.

— Il n’y avait personne dans la maison lorsque je suis entrée, dit-elle, mais je puis vous aider dans vos recherches.

— Nous irons voir dans le salon, proposa Paulette.

Les deux amies descendirent. Le même désordre, le même aspect d’abandon désolé régnait partout. Le jardinet, cultivé avec tant de soin par la vieille propriétaire aux jours où elle résidait dans la modeste demeure, n’était plus aujourd’hui qu’un fouillis d’herbes et d’arbustes touffus aux branches enchevêtrées les unes dans les autres ; la cuisine, encombrée de vaisselles de toutes sortes, de cuivres ternis, avait un aspect lamentable. Une odeur de moisissure vous prenait à la gorge quand on entrait dans la petite salle à manger, dont les fenêtres semblaient n’avoir pas été ouvertes depuis longtemps.

Paulette fit pénétrer son amie dans le salon ; c’était la seule pièce à peu près habitable. Mais, là encore, un froid glacial, ce froid des appartements rarement occupés vous tombait sur les épaules.

— Comme il fait triste ici, n’est-ce pas ? dit Paule, qui vit son amie frissonner légèrement. Aussi ne suis-je heureuse que lorsque je suis dehors. C’est étrange, lorsque tante Gertrude y résidait et que je venais la voir, la maison me paraissait presque gaie !

Thérèse finit par découvrir la note cherchée dans le tiroir d’un petit meuble, au milieu d’autres paperasses, mémoires et comptes pour la plupart.

— Quinze cents francs ! murmura-t-elle avec découragement.

Depuis six mois Paulette avait dépensé quinze cents francs pour ses toilettes ! Juste la moitié de ce qui lui restait comme revenu annuel !

La jeune orpheline devenait de plus en plus songeuse.

— Combien devez-vous à votre servante, chérie ? interrogea-t-elle doucement.

— Trois mois, m’a-t-elle dit ce matin.

— Cela fait ?

— Je lui donne cinquante francs par mois.

Thérèse ouvrit de grands yeux.

— Cinquante francs ! répéta-t-elle.

— Oui ; c’est beaucoup peut-être, répondit Paule naïvement. Mais elle n’a pas voulu un sou de moins, étant la seule bonne pour faire tout l’ouvrage.

La jeune demoiselle de compagnie ne put s’empêcher de sourire. Vraiment l’ouvrage était bien fait ! La servante ne volait pas ses gages.

Paulette, qui surprit son sourire, essaya avec sa bonté naturelle d’excuser la négligence de Charlotte.

— Elle pourrait être plus soigneuse, n’est-ce pas ? dit-elle à son amie. Mais je la dérange toujours pour m’aider à ma toilette. Et puis, j’ai le talent de mettre le désordre partout où je passe, de sorte que cette pauvre fille n’a jamais fini.

Peu à peu, Thérèse parvint à se rendre compte de la situation. Après avoir vérifié toutes les notes, elle arriva au total de cinq mille francs dus par Mme Wanel.

— Comment payer tout cela ?

Et Paulette, en faisant cette question, attachait sur son amie ses grands yeux éplorés, tout en joignant les mains dans un geste de désespoir.

Thérèse, énergique comme elle l’était, eut bientôt pris une résolution.

— Ayez confiance en moi, chérie, dit-elle à la jeune femme, en l’embrassant. Je vais réfléchir à ce qui peut être tenté. Ne vous découragez pas ; je reviendrai ce soir vous dire si j’ai réussi. Au revoir.

— Que vous êtes bonne ! s’écria Paulette ravie et déjà toute consolée. Mais comment ferez-vous ?

— Ayez confiance… Je vous aiderai… À tout à l’heure.

Thérèse eut bientôt franchi de son pas alerte la distance, assez longue pourtant, qui séparait Ailly de Neufmoulins. Mais ce ne fut pas vers le château qu’elle se dirigea. Sans une hésitation elle prit à droite la grande avenue qui conduisait à l’Abbaye. Jean Bernard eut un étonnement en voyant entrer la jeune fille, rougissante et émue malgré elle. C’était la première fois qu’elle franchissait le seuil du logis du régisseur, et, pour venir ainsi seule, il lui fallait assurément une raison bien grave.

Le jeune homme le comprit, et lui ayant avancé le fauteuil qu’il occupait à son arrivée, il attendit, debout contre la cheminée, dans une attitude pleine de respect, que Thérèse parlât.

— Monsieur Bernard, ma visite doit vous paraître bien étrange, dit-elle, en le regardant de ses yeux francs et clairs, mais je voudrais vous consulter au sujet de… notre amie Mme Paule.

Et d’une voix un peu tremblante, elle raconta tout ce qu’elle venait d’apprendre. Elle montra la situation pénible de la jeune femme, ses embarras financiers ; elle fit une peinture émue de son abandon, de son isolement, de cet intérieur désolé qu’elle avait toujours devant les yeux… Ce fut avec des larmes qu’elle ne prenait même pas la peine de dissimuler qu’elle lui exprima sa douleur au récit des souffrances morales de la pauvre Paulette, naïve comme une enfant, ne sachant rien de la vie, ne comprenant pas la nécessité des privations dans la gêne, faisant dettes sur dettes, sans même s’en douter.

Jean Bernard, si troublé qu’il n’osait relever la tête, écoutait dans un morne silence la description de la sombre misère dans laquelle se débattait cette Paule qu’il aimait plus que tout au monde…

À la question éplorée de l’orpheline : « Monsieur Bernard, que faire ? Comment la tirer de là ! » il tressaillit brusquement, comme quelqu’un qui s’éveille, et passa lentement sa main sur ses yeux humides.

— Je suis venue à vous tout de suite, continua doucement Thérèse, parce que je sais l’aff… la sympathie que vous inspire notre pauvre amie. À qui aurais-je confié tout cela, d’ailleurs ? Je ne connais personne que vous.

— Je vous remercie, dit Jean, en prenant une des mains de la jeune fille qu’il serra dans les siennes. Vous avez bien fait : je parlerai à Mlle de Neufmoulins aujourd’hui même.

— Mon Dieu ! murmura Thérèse ; et Paulette qui voudrait que sa tante ne se doutât même pas de sa détresse !

— Ce n’est pas possible, répondit le régisseur ; il n’y a que Mlle Gertrude qui puisse la tirer d’embarras. Et il n’y a pas à hésiter, le temps presse, puisque les créanciers menacent de tous côtés ; aussi vais-je de ce pas au château.

— Comment y serez-vous reçu ? Que va dire notre vieille maîtresse, si peu tendre d’ordinaire ?

— Qu’importe ! il le faut. Priez Dieu, mademoiselle Thérèse, pour que je réussisse dans ma mission délicate.

L’orpheline leva un regard ému sur le régisseur. Il lui parut plus beau que jamais avec son visage fier, aux traits un peu sévères, ses yeux noirs rayonnant d’énergie, tandis qu’il lui souriait. La jeune fille sentait que Paulette avait en Jean Bernard un avocat tout dévoué, et elle éprouvait pour lui une vive reconnaissance, en même temps qu’une admiration profonde.

— Espérons ! répéta le jeune homme en reconduisant l’orpheline et en lui serrant la main.

L’entrevue fut longue entre Jean Bernard et Mlle de Neufmoulins ; elle dut être orageuse aussi, à en juger par les éclats de voix qui parvenaient de temps en temps aux oreilles de Thérèse, comme elle travaillait seule dans la petite pièce où elle se tenait habituellement, et qui n’était pas bien éloignée du bureau de la châtelaine ; elle tressaillait anxieusement au moindre bruit, s’attendant d’un moment à l’autre à une de ces scènes violentes dont elle avait déjà été plusieurs fois le témoin depuis son entrée au château.

Mais peu à peu le calme se fit, Jean Bernard resta enfermé avec Mlle Gertrude une partie de l’après-midi : que trouva-t-il à lui dire ? Parvint-il à l’émouvoir ? Dut-il s’en tenir à lui faire comprendre l’impossibilité pour elle de laisser saisir sa nièce pour dettes ?… Nul ne le sut jamais. En tout cas, lorsqu’il se retira, la cause de Mme Wanel était gagnée ; sa tante paierait tout ce qu’elle devait et la prendrait avec elle au château.

Après le départ du régisseur, Mlle de Neufmoulins, les yeux rouges et la gorge serrée, resta longtemps à contempler un portrait, le même qu’elle regardait souvent et qu’elle rangeait avec un soin jaloux, comme une relique, au fond d’un tiroir secret.

Quand elle sortit de sa rêverie, ce fut pour revêtir le vieux châle qu’elle portait depuis au moins vingt ans et qui était devenu légendaire dans Ailly. Tout en nouant les brides de sa coiffure de crêpe, contemporaine du châle, elle marmottait de sa voix ironique et railleuse :

— Ce Jean Bernard, quel avocat ! quel avocat ! Est-ce que les beaux yeux de ma nièce ?… Oh ! ces hommes ! ils sont tous les mêmes ! Jusqu’aux plus sérieux qui ne peuvent répondre de ne pas se trouver un jour empêtrés dans un cotillon !

Celle qui fut bien étonnée, ce soir-là, ce fut Paulette.

— Ma petite, déclara sa tante en pénétrant pour la première fois dans la maisonnette depuis que Mme Wanel y était installée, il paraît que tu ne sais même pas te conduire toute seule ! Dans ce cas il faut te remettre en tutelle ; je me charge de tout ! Tu vas déménager d’ici et venir avec moi ; d’ailleurs, mon ancien domicile, auquel je tiens beaucoup, finirait par tomber en ruine avec une locataire de ton espèce ! À Neufmoulins, je pourrai te surveiller de près et mettre ordre à tes dépenses. Quant à vous, continua la vieille fille, en se tournant vers la bonne, qui était entrée sur ces entrefaites, voilà les gages que ma nièce a été assez naïve pour vous promettre — et elle lui jeta presque à la figure les cent cinquante francs en pièces d’or. Allez chercher vos nippes et débarrassez-moi le plancher sur l’heure. On pourra brûler du sucre ici ! Pouah ! Quelle horreur que cette servante ! Décidément, ma nièce, tu n’as la main heureuse en rien ! et je ne te félicite pas de ton personnel. Maintenant je vais t’aider à emballer les choses indispensables, et demain Thomas viendra chercher le reste. Je t’emmène, mais, tu sais, avec moi, il faudra marcher droit !

Le soir même, Paulette, qui n’était pas encore revenue de sa surprise, dînait en compagnie de sa tante, de Thérèse et du jeune régisseur, le commensal ordinaire de la châtelaine.

Quand les deux amies se furent retirées dans leur chambre, Mme Wanel, heureuse de la solution apportée à ses embarras inextricables, se jeta avec effusion au cou de Thérèse, ne sachant comment lui exprimer sa reconnaissance pour la bonté de sa tante, qu’elle attribuait à l’intervention de la jeune fille. Celle-ci reçut d’un air un peu contraint les remerciements de Paulette. Elle eût bien voulu parler, lui dire le nom de celui à qui elle devait tout… Mais Jean Bernard lui avait fait promettre le secret le plus absolu à ce sujet, et elle devait garder la parole donnée.


CHAPITRE IX


— Oh ! oh ! Tu deviens bien sentimentale, ma nièce !

— Non, tante Gertrude, pas du tout ; mais vous ne sauriez croire avec quelle force, avec quelle persistance le passé se présente souvent à mon esprit, depuis que je suis revenue sous votre férule.

— Thérèse, aidez-moi, s’écria soudain Paulette, d’un air éploré, s’interrompant dans sa conversation avec Mlle de Neufmoulins pour se tourner vers l’orpheline qui, assise auprès de la fenêtre, une grande corbeille de linge à ses côtés, était tout occupée à en vérifier le contenu.

— Qu’y a-t-il donc, madame Paule ? demanda-t-elle en souriant.

— D’abord, il n’y a plus de Mme Paule ? Je suis fatiguée de vous le répéter ; il n’y a ici que Paulette, votre amie, entendez-vous ? Voyez, c’est cette manche qui ne prétend pas aller droit ; j’ai beau faire, elle sera toujours de travers !

— C’est-à-dire que c’est toi, ma pauvre fille, qui ne sauras jamais la placer comme il faut, déclara railleusement Mlle Gertrude. Je crois bien que Thérèse perd son temps en essayant de t’apprendre quoi que ce soit ! Une poupée incapable et maladroite, voilà ce que tu as été jusqu’ici et ce que tu seras pour le reste de tes jours, j’en ai bien peur !

Mme Wanel essaya de sourire, mais sa lèvre eut un frémissement involontaire, tandis qu’elle abaissait vivement ses longs cils sur ses yeux devenus soudain humides.

Elle était là depuis une heure, s’évertuant à monter la manche d’un corsage que Thérèse lui avait taillé et qu’elle avait voulu confectionner elle-même, aidée des conseils de la jeune demoiselle de compagnie. Mais elle avait beau y mettre tous ses soins, elle ne réussissait pas, et c’est alors que, rouge d’animation et de dépit, elle venait de recourir à son amie.

Celle-ci, empressée autant que complaisante, prit le vêtement rebelle et ses doigts habiles eurent bientôt fait de mettre tout en place.

— Là ! ma chère Paule ; ce n’est pas plus difficile que cela, dit-elle tranquillement, et il ne fallait pas vous décourager pour si peu.

Il y avait près de trois mois que Mme Wanel était installée à Neufmoulins et elle commençait à peine à s’habituer à cette nouvelle vie, si différente de celle qu’elle avait menée jusque-là.

Mlle Gertrude avait payé toutes les dettes de sa nièce, et jamais un mot à ce sujet n’avait été prononcé entre elles, mais la vieille fille n’était pas tendre pour Paulette ! Aussi, bien des fois, avait-il fallu l’amitié de Thérèse, ses encouragements affectueux pour réconforter la jeune femme, l’aider à supporter les épreuves souvent pénibles auxquelles elle se trouvait soumise chaque jour, dans sa situation actuelle.

Habituée à être servie, elle avait dû se mettre à tout faire elle-même et renoncer à ce luxe, à tout ce confort qui lui était si cher. Son indolence naturelle avait eu fort à souffrir à côté de l’activité prodigieuse de sa tante. Levée dès l’aube et à l’ouvrage de grand matin, Mlle Gertrude exigeait que toute sa maison en fît autant ; elle ne s’était pas montrée, sous ce rapport, plus tendre pour sa nièce que pour les autres. Après le déjeuner, elle distribuait à chacun son travail pour la journée, et il fallait que tout marchât. Elle ne pouvait voir quelqu’un d’inoccupé. Thérèse était chargée de l’entretien intérieur du château, de l’office, du linge, etc. ; à Paulette revenait le soin de visiter les pauvres, les malades. Chaque jour elle partait vers neuf heures, quelquefois avec la châtelaine, le plus souvent seule, suivie d’une bonne portant un énorme panier dans lequel il y avait de tout : du bouillon pour l’un, du vin pour l’autre, un vêtement pour celui-ci, une couverture pour celle-là. Plus d’une fois, dans les premiers temps, son cœur s’était soulevé de dégoût en pénétrant dans ces misérables chaumières, auprès de ces grabats de moribonds, mais sa tante avait haussé les épaules.

— Ta, ta, ma petite, avait-elle dit, te voilà bien délicate ! Ça te vaudra mieux que l’odeur du patchouli de tous les muscadins qui papillonnaient autour de toi tant que tu étais riche, et qui ne te regardent même plus depuis que tu es dans la dèche. Tu t’y habitueras !

Et Paulette, en effet, s’y était habituée ; elle avait même pris plaisir à ces visites quotidiennes, et c’était d’un pas allègre qu’elle partait maintenant voir ses pauvres, heureuse de la reconnaissance qu’ils lui témoignaient, de l’accueil qu’elle recevait partout.

Plusieurs fois, elle avait rencontré Jean Bernard au chevet des malades qu’elle visitait, et elle s’était sentie délicieusement émue en entendant le concert de louanges, qui, dans chaque chaumière, suivait le départ du régisseur.

Mlle Gertrude lui ayant confié aussi la tenue de ses livres de comptes, sous prétexte que sa vue baissait beaucoup depuis quelques mois, Paulette se trouvait, toutes les après-midi, en contact avec le jeune homme. Celui-ci se montrait d’une grande réserve dans ses rapports avec elle ; toujours poli et respectueux, il ne se départait jamais d’une certaine froideur qui contrastait étrangement avec la cordialité qu’il témoignait à Thérèse. Que de fois Paule avait envié secrètement le bon sourire approbateur adressé par Jean à l’orpheline, lorsqu’elle avait émis une opinion qu’il partageait sans doute !

Mlle de Neufmoulins qui, à propos de tout, critiquait sa nièce sans pitié et ne manquait jamais une occasion de relever vertement ses moindres maladresses, paraissait choisir de préférence, pour le faire, le moment où le régisseur était présent. On eût dit qu’elle prenait un malin plaisir à humilier Paulette devant cet étranger et à faire ressortir, au contraire, toutes les qualités de Thérèse, sa demoiselle de compagnie.

Plus d’une fois, à la suite d’une de ces algarades, Mme Wanel avait jeté furtivement un regard sur Jean Bernard, mais celui-ci, les yeux obstinément baissés, gardait un visage impénétrable ; on eût pu croire qu’il n’avait même pas entendu, que sa pensée, étrangère à ces scènes, errait bien loin…

Et pourtant, il n’en perdait pas un mot et il lui fallait toute sa force de caractère pour comprimer les battements précipités de son cœur, pour arrêter les paroles ardentes qui montaient à ses lèvres en flots tumultueux. Paulette ne s’en doutait guère. Tendre et câline comme une enfant, ne se laissant pas rebuter par la dureté de sa vieille parente, elle avait une façon à elle d’appuyer son beau visage sur l’épaule de Mlle de Neufmoulins, en murmurant d’une voix humble : « Ne grondez pas, tante Gertrude ; je ferai mieux une autre fois ! » qui aurait attendri un rocher.

Mais, la vieille châtelaine, insensible aux caresses comme aux prières, la rabrouait de plus belle. Dernièrement, elle lui avait refusé catégoriquement une nouvelle toilette pour l’hiver, et Thérèse, avec sa bonté habituelle, était, comme toujours, venue au secours de son amie. Elle avait trouvé dans la garde-robe de Paulette un ancien corsage qui, habilement transformé, pourrait encore faire très bonne figure, et c’est à ce travail que Mme Wanel mettait tous ses soins au moment où commence notre chapitre.

On était au mois de novembre ; une pluie fine et serrée tombait depuis plusieurs jours et, pour chasser l’humidité glaciale qui pénétrait dans les appartements, on avait allumé un grand feu dans la salle où se tenaient chaque après-midi la châtelaine ainsi que Paulette et Thérèse. Jean Bernard, qui avait fini son rapport quotidien, était venu aussi, sur l’invitation de Mlle Gertrude, prendre place auprès du foyer et lire les journaux apportés par le courrier.

Il avait interrompu sa lecture pour admirer la dextérité de Thérèse.

— Là ! ma petite, quand tu seras capable d’en faire autant, il aura encore coulé de l’eau sous le pont ! fit remarquer Mlle de Neufmoulins d’un ton sarcastique, tandis que sa demoiselle de compagnie tendait à Paulette le corsage en question.

Mlle Thérèse a réellement des doigts de fée, déclara Jean Bernard de sa voix grave et harmonieuse.

— Voyons, Paule, interrogea l’orpheline, gênée par ces compliments et voulant détourner l’attention de sa modeste personne ; vous vous êtes interrompue dans vos souvenirs d’enfance, vous nous disiez que…

— Tiens, oui, c’était intéressant ta petite machine sentimentale, appuya Mlle Gertrude, toujours moqueuse ; reprends-la un peu, ça nous distraira.

Paulette, qui s’était remise à son travail avec une nouvelle ardeur, sourit doucement.

— Je vous disais que c’est vraiment extraordinaire comme depuis quelque temps je suis hantée par mes souvenirs d’enfance.

— Les souvenirs d’enfance ne s’effacent jamais, chantonna Mlle de Neufmoulins d’une voix chevrotante.

— Que de fois je me revois dans ce grand parc, sur les épaules de mon chevalier servant à cette époque, Jean de Ponthieu.

Ce nom, subitement évoqué, fit tressaillir le régisseur, si troublé même qu’il laissa échapper de ses mains le journal qu’il tenait. Mlle Gertrude fut la seule à s’en apercevoir.

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il dans votre gazette ? Vous avez l’air bouleversé ? interrogea-t-elle. Un monstre qui a encore coupé une femme en morceaux ? On devrait faire disparaître votre sexe, pendre tous les hommes jusqu’au dernier ! Il n’y a rien de bon à en attendre !

Le régisseur, qui avait eu le temps de se remettre, répondit en souriant :

— Vous êtes vraiment trop indulgente pour nous, mademoiselle ; heureusement que tout le monde n’est pas de votre avis.

Mais, sans s’occuper davantage de lui, Mlle Gertrude continua, s’adressant à sa nièce :

— Est-ce que tu te le rappelles encore ce Ponthieu ?

— Non… pas très bien, murmura Paulette.

— Il doit être très laid en tout cas, s’il n’a pas changé, car c’était un affreux petit bonhomme lorsqu’il venait pour ses vacances à Neufmoulins.

— Affreux ? Pas du tout ! Il avait des yeux superbes ! protesta Paulette.

— Bon ! Comment peux-tu prétendre qu’il avait des yeux superbes, puisque tu viens de dire que tu ne te le rappelles pas ? — Cher monsieur — et elle se tourna soudain vers son régisseur — votre façon de laisser dégringoler votre journal m’agace horriblement ! Prenez donc un guéridon, — Thérèse, approche la table !

— Je m’en souviens… sans m’en souvenir, continuait Paule, toute au passé.

— Ça n’est pas très clair ! riposta Mlle Gertrude.

— Non, je sais bien !… J’ai une vague souvenance d’un garçon assez grand, mince, un peu pâle… ses traits sont trop confus pour que je puisse préciser… Mais je vois toujours ses yeux… des yeux noirs superbes ! toujours tristes… oh ! comme ils étaient tristes !…

Mlle de Neufmoulins haussa les épaules.

— Ta mémoire te fait défaut, ma petite, dit-elle ironiquement. Tu n’es pas mieux douée sous ce rapport-là que sous les autres ! Jean de Ponthieu, je te le répète, était un affreux petit bonhomme, une sorte de gringalet, maigriot et pâlot, avec des yeux en boules de loto comme ton Lanchères…

— Oh ! ce n’est pas vrai ! ne put s’empêcher de s’écrier Paulette.

— Tu es polie, ma chère ; je t’en félicite ! Dis-moi donc que j’ai menti ?

— Non, tante Gertrude, ce n’est pas cela que je veux dire ! Mais l’image qui m’est restée là — et la jeune femme mit un doigt sur son front — est si différente de celle que vous me faites, que je n’ai pu m’empêcher de protester. Puis, il était si bon, mon ami Jean, si tendre !… Je me rappelle toujours une petite aventure qui a vivement frappé mon imagination d’enfant. J’adorais, à cette époque, grimper aux arbres.

— Ça ne m’étonne pas, marmotta Mlle Gertrude.

— Un jour que Jean m’aidait à atteindre la branche d’un cerisier, dont les fruits appétissants me tentaient beaucoup, le bois cassa tout d’un coup et, sans mon chevalier, j’aurais bien pu, à mon tour, me casser quelque chose ! Il me reçut dans ses bras où je tombai sans mal ni douleur, mais en faisant à la robe de batiste que je portais pour la première fois un accroc effroyable ! À la vue de ce désastre, je fondis en larmes ! Ma mère n’était pas tendre pour tout ce qui touchait aux dégâts de ma toilette, et je prévoyais une bonne correction à mon retour à la maison. Mais mon chevalier, pour me consoler, m’embrassa et me promit de réparer le dommage. Il courut au château, rapporta du fil, des aiguilles et se mit bel et bien en devoir de recoudre le fameux accroc. Je me vois encore assise dans l’herbe les épaules couvertes de l’habit de Jean qu’il m’avait arrangé lui-même avec soin et j’entends encore sa voix grave :

— Ne bouge pas, Paulette, surtout ne pleure plus ; dans un moment, il n’y paraîtra pas.

Et je ne faisais pas un mouvement ; et, lorsque Jean, avec mille précautions, m’eut rhabillée, je me rappelle mes transports de joie en constatant que la déchirure n’existait plus. Je couvris de baisers fous un de ses doigts qui saignait, tant il s’était piqué avec son aiguille ! Je suçais ces petites gouttelettes rouges en criant :

— Oh ! Jean ! Tu ne vas pas mourir, dis ! Je t’aime tant ! Je t’aime pour toute la vie et, pour la peine que tu es si bon, je serai ta femme ! Je n’aurai jamais d’autre mari que toi !

— Une belle récompense pour le pauvre garçon ! déclara en riant Mlle Gertrude. Et que répondait-il, le malheureux, à cette offre merveilleuse de ton inutile personne ?

— Je ne sais pas… je ne me souviens plus… Sans doute ce qu’il a répondu il y a deux ans ! répartit gaiement Paulette.

Thérèse, que le récit de son amie avait amusée vint à regarder le régisseur à cet instant ; elle fut frappée de sa pâleur et de son visage contracté. D’un geste elle le désigna à Mlle de Neufmoulins ; celle-ci se retourna vivement :

— Vous avez triste mine, monsieur Bernard ! dit-elle. Êtes-vous indisposé ?

— Oui… je ne me sens pas très bien… un peu de migraine, je crois, j’y suis sujet. Oh ! ce n’est rien !

Mme Wanel s’était retournée aussi pour regarder le jeune homme qui, gêné, se leva et se dirigea vers la châtelaine.

— Je vous demanderai même la permission de me retirer, dit-il, et je vous prierai de m’excuser pour ce soir.

— Mais certainement, cher monsieur ! Si vous avez la migraine, il faut vous coucher ; c’est le seul remède. Quand je vous le disais que les hommes de nos jours ne sont plus que des femmelettes ! Vertudieu ! Il eût fait beau voir cela du temps de mon père, le colonel !

Jean Bernard, indifférent à la boutade de la vieille demoiselle, qu’il ne paraissait même pas entendre, avait pris congé de ses hôtes. Il s’était incliné profondément devant Paulette, qui lui témoignait de sa voix tendre et caressante ses regrets au sujet de son indisposition. Il n’avait pas répondu, mais l’expression de ses yeux sombres, qu’elle avait surprise, comme il les levait sur elle, l’avait étrangement troublée…

Longtemps, après son départ, elle était restée pensive et n’était sortie de son silence que pour dire tout à coup à sa tante, qui l’observait sans qu’elle s’en doutât :

— Vous allez encore vous moquer de moi, tante Gertrude, mais je ne puis pas voir M. Bernard sans penser à mon ami Jean de Ponthieu… ; il a ses yeux, j’en suis sûre !

— Il serait très flatté, ce cher comte, s’il savait trouver son sosie dans mon intendant.

— On pourrait trouver pire ! répondit Paulette avec une certaine vivacité.

— Thérèse est absolument de ton avis, déclara Mlle de Neufmoulins en s’éloignant après avoir lancé un regard moqueur sur la jeune orpheline, toute rougissante de se voir mise ainsi en cause.

Quant au régisseur, rentré chez lui, il s’était enfermé dans son cabinet, au grand étonnement de sa bonne, qui le croyait invité à dîner au château, et était fort intriguée par ce retour aussi subit qu’inattendu… Et la vieille horloge de l’Abbaye, frappant lentement douze coups dans le silence lugubre de la nuit, le surprit encore éveillé et songeur ?

« Oh ! Jean ! tu ne vas pas mourir, dis ? Je serai ta femme ! Je te jure que je n’aurai jamais d’autre mari que toi ! Je t’aime pour la vie !… »

Ainsi, il n’était pas le seul à se souvenir de ces serments d’enfant… elle aussi se rappelait !… Et sa voix, en les évoquant, s’était faite tendre comme au jour où elle les avait murmurés pour la première fois… Il avait retrouvé la même intonation caressante qui le remuait, le bouleversait !… N’avait-elle rien deviné ? Ne s’était-il pas trahi ?… Non ! Ses yeux clairs d’enfant n’avaient eu qu’un regard étonné et sympathique : rien que la politesse qu’une femme bien élevée témoignerait à un inférieur.

Thérèse non plus, sa confidente habituelle, n’avait rien compris à son trouble. Il lui faudrait veiller soigneusement, à l’avenir, sur ses moindres paroles, se méfier de son cœur et surtout commander à son visage, à l’éclat de ses yeux noirs, trop expressifs parfois… Comme il aimait Paule !… Elle s’était si bien emparée de son cœur depuis ces trois mois, qu’il ne s’appartenait plus ! Était-ce seulement de cette époque que datait son amour ?… Il lui semblait qu’il l’avait toujours aimée ! C’était toujours le beau visage de la jeune femme qu’il trouvait dans ses souvenirs les plus reculés…

Mais ce contact journalier avec elle avait singulièrement avivé ses sentiments. Il y avait quelque chose de si touchant à voir les efforts ingénus de Paulette pour satisfaire sa vieille tante ! Elle mettait un tel courage, une telle bonne volonté à s’appliquer à ce travail qui lui était imposé et pour lequel elle avait si peu de goût, si peu de dispositions !

Jean Bernard, en maintes circonstances, retrouvait l’enfant expansive, la créature aimante et charmeuse d’il y avait quinze ans ! La voix harmonieuse n’avait pas changé et c’étaient les mêmes remerciements affectueux lorsqu’il l’aidait pour un compte, une addition compliquée.

— Oh ! monsieur Bernard, que c’est bon à vous de venir ainsi à mon secours ! Tante Gertrude ne pourra pas me gronder aujourd’hui ! monsieur Bernard, je vous remercie infiniment.

Et les yeux clairs rayonnaient de joie, grisant de leur douceur caressante le jeune homme ébloui, fasciné.

D’autres fois Paule le consultait, lui expliquant avec une sorte d’abandon ses ennuis matériels. Jean, secrètement heureux et fier de cette confiance, répondait de sa voix grave, donnant des conseils que la jeune femme écoutait avec une déférence qui touchait le régisseur plus qu’on n’eût pu le dire. Parfois, il s’oubliait dans ses propres souvenirs ; il parlait de sa mère, si digne, si éprouvée : il cherchait à inspirer à celle qu’il aimait les sentiments élevés qu’il avait toujours admirés dans la comtesse de Ponthieu… Et Paulette, suspendue à ses lèvres, attachant, sur lui son regard candide, écoutait, silencieuse, émue, le questionnant lorsqu’il se taisait, voulant savoir encore, s’étonnant ensuite de trouver tant de distinction, de noblesse, chez un intendant — un valet, après tout ! comme disait si dédaigneusement Mlle de Neufmoulins.

Lorsque Jean se retrouvait seul avec Thérèse, c’était encore de Mme Wanel qu’ils s’entretenaient longuement. De son côté aussi, par une sorte d’entente tacite, l’orpheline coopérait de tous ses efforts à l’œuvre entreprise par le régisseur et qu’elle avait vite devinée. Peu à peu, elle arrivait à inspirer à la jeune veuve des idées plus sérieuses, des goûts moins frivoles. Paulette, pour plaire à son amie, avait renoncé aux toilettes excentriques, aux coiffures ébouriffées, aux modes tapageuses qui lui avaient été chères jusque-là et l’avaient fait si mal juger par le monde, toujours prêt à la critique. Loin de diminuer sa beauté, sa nouvelle mise, plus simple, plus comme il faut, ne faisait que la rehausser et y ajouter une distinction qui frappait tous ceux qui l’approchaient.

Jean Bernard n’ignorait pas la part qui revenait à Thérèse dans ces heureux changements ; il lui en gardait une vive reconnaissance qui venait s’ajouter à l’estime profonde qu’il avait déjà pour la jeune fille. Quoiqu’il n’en fût jamais question entre eux, elle savait l’amour de Jean pour Paule, et elle eût tout donné pour voir cette dernière y répondre. Mais, sous ce rapport, Mme Wanel restait impénétrable pour tous, même pour son amie à qui, pourtant, elle confiait ses secrets et ses moindres pensées. Plusieurs fois, Mlle Gertrude avait fait de certaines allusions à ce qui, disait-elle, réaliserait un de ses désirs : voir Thérèse épouser son régisseur. Paulette en dissimulant un soupir, avait répondu :

— Oui, ce serait bien la femme qu’il lui faudrait… Ils sont si parfaits tous les deux !…

Jamais l’orpheline n’avait parlé à Paule de sa résolution d’entrer au couvent — elle sentait que, sur ce point, elle ne serait pas plus en communion d’idées avec son amie qu’elle ne l’était avec la châtelaine — seul, Jean Bernard connaissait ses intentions à ce sujet. Et on eût dit que ces confidences échangées rendaient leur amitié plus franche, leurs rapports plus intimes, plus cordiaux. Ils causaient de leur avenir comme de bons camarades.

— Quand je serai religieuse, disait tranquillement Thérèse, vous m’amènerez Madeleine pendant les vacances. Quand vous serez marié, ajoutait-elle ensuite avec son bon sourire, vous m’amènerez votre femme, et je penserai à vous deux dans ma solitude… et je prierai pour vous…

Paule était loin de se douter du sujet dont s’entretenaient ainsi pendant des heures, qui lui semblaient des siècles, le régisseur et son amie… Elle les croyait secrètement fiancés et gardait une certaine rancune à Thérèse de ne pas le lui avouer, de paraître se méfier d’elle.

— Je n’ai aucun secret pour elle, pensait-elle tristement ; pourquoi en a-t-elle pour moi ?

Était-elle bien sincère, la jeune Mme Wanel, en parlant ainsi ? N’avait-elle pas, elle aussi, un secret pour son amie ?…


CHAPITRE X


— Nous irons bientôt à la noce, ma nièce, c’est moi qui te le dis ! Les affaires marchent entre nos deux tourtereaux ! Ça chauffe, je t’en réponds !

Et Mlle de Neufmoulins sortit en riant et en se frottant les mains, tandis qu’elle jetait sur Mme Wanel un regard plein de malice.

Oui, ça chauffait, comme le disait la vieille fille. Paulette, elle aussi, s’en était aperçue et, à en juger par son air préoccupé, son attitude pensive, elle était loin d’en éprouver la satisfaction témoignée par la châtelaine. Elle en souffrait même étrangement et, depuis quelque temps, elle se sentait prise parfois d’une véritable antipathie pour Thérèse. N’ayant rien à reprocher à son amie, elle était presque honteuse de ces sentiments ; elle rougissait de la jalousie qui grondait au fond de son cœur lorsqu’elle surprenait les deux jeunes gens causant à voix basse et s’interrompant à son approche. Le regard de Jean, si doux, si tendre, lorsqu’il se posait sur l’orpheline, lui faisait mal à voir. Elle s’en étonnait, s’en désolant comme d’une petitesse d’esprit qu’elle ne se connaissait pas et dont la cause lui échappait. Ne devait-elle pas, au contraire, se réjouir de voir son amie dont elle appréciait la bonté et les solides qualités, trouver une affection digne d’elle ? Pourquoi n’était-elle pas heureuse à la pensée de ce mariage qui assurait l’avenir de Thérèse ? Autant de questions que Paulette se posait sans pouvoir y répondre ! Elle ne savait qu’une chose : c’est que les assiduités de Jean auprès de Thérèse lui faisaient un mal affreux… Elle souffrait comme elle n’avait jamais souffert, comme elle ne croyait pas qu’on pût souffrir, voilà tout !

La réflexion de sa tante venait encore de raviver sa jalousie. Tout était sens dessus dessous depuis quelques jours à Neufmoulins. La châtelaine, sur les instances de Paulette, de Madeleine et de Gontran, revenus pour les vacances du Nouvel An, avait consenti à laisser dresser un arbre de Noël monstre pour tous les enfants du village. Chacun s’était mis gaiement à l’œuvre. La grande salle des fêtes, toujours fermée, avait été rouverte pour la circonstance ; Thérèse, aidée du régisseur, avait décoré de guirlandes de feuillage l’immense pièce ; Paulette, avec son goût exquis, suggérait des arrangements heureux : une touffe de gui par ci, un buisson de houx par là, de superbes gerbes de chrysanthèmes disposées savamment au milieu de toute cette verdure, produisaient un effet ravissant que Mlle Gertrude, elle-même, ne pouvait s’empêcher d’admirer, malgré son chagrin et l’ennui que lui causait tout ce bouleversement.

Les jeunes gens avaient travaillé toute la journée ; les préparatifs étaient terminés ; il ne restait que les bougies à allumer dans les branches du sapin gigantesque dressé au milieu de la pièce. Jean conseilla de réserver cet ouvrage pour le dernier moment ; il serait bien temps encore une demi-heure avant l’arrivée des enfants, aussitôt le dîner fini, et chacun courut s’habiller.

— Puis-je vous aider, ma chère Paule ? avait demandé affectueusement Thérèse à travers la porte de la chambre de Mme Wanel.

— Non, merci, fut la brève réponse.

Étonnée, la jeune fille avait insisté.

— Permettez-moi d’entrer et d’arranger vos cheveux ?

— C’est inutile, vous dis-je ; je n’ai besoin de personne !

Thérèse s’était alors retirée. Toute triste, elle était descendue dans la salle, où elle fut bientôt rejointe par le régisseur et les enfants.

— Voyez comme notre « maman Jean » est superbe ! dit Madeleine à Thérèse, en lui montrant son frère, d’un regard admirateur et ravi.

L’orpheline adressa au jeune homme un bon sourire… Oui, il était bien beau, ce soir-là, Jean Bernard ! Son visage, aux traits purs et réguliers, respirait une singulière distinction ; ses yeux noirs, si expressifs, avaient un éclat inaccoutumé ; sa redingote, du coupe irréprochable, faisait admirablement valoir sa haute taille droite et élancée… Il avait vraiment grand air, le régisseur, dans sa tenue de soirée.

C’était l’avis de Thérèse et ce fut aussi celui de Mlle de Neufmoulins, comme elle toisait le jeune homme des pieds à la tête pendant qu’il s’inclinait, devant elle et la saluait respectueusement.

— Où allons-nous ! marmottait-elle, en lui tournant le dos l’instant après. Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu ! Si ça ne fait pas pitié de voir des gueux avoir ainsi des airs de grands seigneurs ! Et cette fillette ! si on ne la prendrait pas pour une princesse ! continua-t-elle en apercevant Madeleine, jolie à ravir dans une délicieuse toilette de voile rose — un cadeau de son frère, avait-elle dit à Mlle de Neufmoulins. Cette dernière, qui avait donné la robe à son régisseur pour la petite, en lui défendant de l’offrir en son nom, se garda bien de laisser rien voir ; mais au lieu de faire à Madeleine le compliment qu’elle attendait, elle gronda sur la sottise d’encourager ainsi la coquetterie chez les enfants, et s’éloigna, laissant la fillette toute déçue.

— Vite, il faut allumer les bougies, avant que nos invités arrivent ! déclara Thérèse, en approchant une échelle double et en demandant au régisseur de l’aider.

Elle seule ne semblait pas en fête, la pauvre orpheline. Sa robe noire, simple et sans ornement, n’ajoutait guère de charme à sa taille épaisse, sinon disgracieuse ; aucune coquetterie ne se montrait dans l’arrangement de sa chevelure. La jeune fille, avec ses traits pâles et irréguliers, n’avait nulle prétention à la beauté, et pourtant son visage respirait une telle bonté que personne ne la trouvait laide.

Toujours pleine d’entrain, elle avait grimpé sur une des marches les plus élevées de l’échelle, criant à Jean Bernard d’en faire autant de l’autre côté, et elle s’était mise vivement à l’ouvrage.

Madeleine s’était installée au-dessous d’elle et Gontran avait pris place auprès de son frère ; tous les quatre travaillaient consciencieusement, charmés de voir apparaître l’une après l’autre les lumières qui étincelaient comme de petites étoiles au milieu du feuillage. Jean et Thérèse s’attaquaient parfois à la même bougie, et c’était à qui des deux irait plus vite que l’autre.

Mme Paule n’est pas encore prête ? dit tout à coup Madeleine. Quelle vilaine coquette ! Elle fait sans doute une toilette extraordinaire !

— Je ne sais pas ce qu’elle a, remarqua Thérèse, elle ne m’a pas permis de l’aider ; on croirait qu’elle me boude depuis ce matin.

En ce moment, Mme Wanel parut à l’entrée de la salle et les jeunes gens eurent grand’peine à retenir un cri d’admiration.

Nulle expression ne pourrait rendre la beauté saisissante de Paule, comme elle apparaissait là, dans ce cadre de lumière et de verdure. Un corsage de cachemire blanc moulait sa taille fine et souple, tandis que les longs plis de sa jupe drapaient gracieusement son corps mince et élancé. Un fichu Lamballe en mousseline de soie blanche couvrait ses épaules et laissait apercevoir le cou dans un léger décolleté. Ses magnifiques cheveux d’or crêpelés, retenus par un simple ruban, lui formaient une sorte de diadème ; un seul bijou, un bracelet d’or d’un modèle antique et curieux encerclait un de ses bras nus. Mais ce qui ajoutait encore au charme merveilleux de la jeune femme, c’était l’éclat inaccoutumé de ses yeux, la lueur fiévreuse dont étincelaient ses prunelles d’ordinaire si douces, si caressantes. La bouche aussi, habituellement souriante et tendre, avait une expression de défi ; quelque chose d’étrange, de douloureux se lisait sur ses traits mobiles et un peu pâles.

— Peste ! ma nièce, s’écria Mlle de Neufmoulins en l’apercevant, tu t’es bien mise en frais pour les déguenillés qui vont venir. On croirait que tu attends un fiancé, un prince Charmant que tu veux éblouir à tout prix ! Tu perds ton temps, ma petite. Et ce n’est pas encore ce soir que tu trouveras chaussure à ton pied !

Sans répondre, Paule, s’avançant auprès de l’échelle, offrit son aide. Mais il n’y avait plus de place pour elle, lui déclara-t-on en riant.

— Puis vous êtes trop belle, ma chère ! ajouta gaiement Thérèse ; nous ne ferions plus rien que de vous regarder et nous n’en finirions pas d’allumer nos bougies. Vous nous avez déjà tellement éblouis que nous avons failli perdre l’équilibre !

La plaisanterie était bien innocente ; le ton dont elle était faite bien affectueux, pourquoi la jeune femme s’en trouva-t-elle froissée au point d’y répondre par une parole sèche ?

Elle-même n’aurait pu le dire. Depuis le matin, elle souffrait à crier ! Elle éprouvait un besoin impérieux de blesser Thérèse, de l’humilier, de l’accabler de ses dédains ! Dans la franche cordialité de l’orpheline à l’égard du régisseur, elle ne voyait qu’une coquetterie éhontée ; la simplicité avec laquelle elle réclamait son aide pour accrocher une guirlande de feuillage ou soulever un pot de fleurs lui paraissait de l’effronterie. Thérèse ne se doutant pas des sentiments de jalousie qui s’étaient glissés dans le cœur de son amie, s’abandonnait innocemment à la joie de cette journée de fête ; elle s’étonnait bien, par moment, des paroles brèves de Paule, de son regard mauvais, mais, toujours bonne et indulgente, elle mettait ce mouvement d’humeur sur le compte des nerfs ; loin d’en vouloir à la jeune femme, elle redoublait de douceurs, d’attentions à son égard.

Elle n’avait pas été la seule à s’apercevoir de l’attitude étrange de Mme Wanel ; Jean Bernard, lui aussi, en avait été frappé.

L’illumination était enfin terminée ; les jeunes gens, descendus de leur échelle, s’extasiaient d’admiration devant l’effet prodigieux obtenu par ces milliers de bougies. Une lutte amicale s’engagea entre Thérèse et Jean, celui-ci voulant à tout prix empêcher l’orpheline de se charger de l’échelle et l’autre n’y voulant pas consentir.

— Non, je vous en prie, monsieur Bernard, laissez-moi la reporter ; vous êtes si beau, si élégant, vous vous salirez ! voyez ! moi je n’ai rien à craindre.

— Jamais je ne permettrai à une femme de se charger d’un tel fardeau, répondait gaiement le régisseur. Obéissez, mademoiselle Thérèse !

Le sourire du jeune homme se faisait de plus en plus aimable, tandis qu’il essayait de parler d’un ton d’autorité.

À ce moment, un bruit de faïence brisée les fit se retourner.

— Sotte ! maladroite ! gronda la voix criarde de Mlle Gertrude, s’élevant à son diapason le plus aigu. Qu’avais-tu besoin de toucher à cette potiche ? La voilà en pièces, maintenant ! Quand je te disais que tu n’étais bonne à rien qu’à donner de l’embarras ! Pourquoi faut-il qu’une idiote de ton espèce me soit ainsi retombée sur les bras !

La châtelaine de Neufmoulins continua longtemps sur ce ton, ajoutant mille autre aménités du même genre, sans souci de ceux qui l’écoutaient et du supplice infligé à sa nièce, cause involontaire du désastre.

Quant à Paule, elle recevait en silence ce déluge de sottises exagérées. Très pâle, elle se tenait appuyée à un des buissons de verdure ; elle ne paraissait même pas entendre. Un frémissement nerveux agitait ses lèvres et faisait trembler ses paupières obstinément baissées.

Son silence ne fit qu’irriter sa tante qui continua avec une nouvelle âpreté :

— Quand tu resteras là, les bras ballants, à regarder le dégât causé par ta maladresse, tu ferais mieux d’en ramasser les débris ! Mais tu es encore trop grande dame pour ça, bien sûr !

Thérèse, qui avait écouté toute peinée, cette violente sortie, se précipita pour enlever les malheureux morceaux, mais Jean Bernard l’avait devancée. Sans un mot, il écarta la jeune fille d’un geste très doux, mais très impérieux en même temps, et allant auprès de la cheminée, il sonna : une bonne parut.

— Ramassez tout cela, dit-il, simplement, mais de ce ton de commandement qui lui semblait naturel ; et faites disparaître bien vite toute trace de ce petit accident.

Paule avait-elle entendu ? Toujours debout à la même place, elle semblait pétrifiée : son regard fixe comme celui d’une hypnotisée dévisageait Thérèse avec une expression étrange, tandis que cette dernière, penchée vers le régisseur, lui exprimait à voix basse sa gratitude pour ce qu’il venait de faire. Soudain, d’un mouvement automatique, sans se retourner, Mme Wanel traversa la grande pièce et s’éloigna en silence, balayant le parquet de sa longue traîne blanche.

Juste à cet instant les enfants faisaient irruption par la porte opposée et dans le brouhaha qui suivit leur entrée chacun oublia la petite scène qui venait de se passer.

Toutefois le régisseur, tout, en se multipliant pour installer les habitants du village et les parents qui avaient répondu avec empressement à l’invitation de la châtelaine, ne pouvait s’empêcher de jeter souvent un regard inquiet du côté par où Paule avait disparu.

Mlle Gertrude, qui l’observait sans qu’il s’en doutât, l’aborda tout à coup.

— Monsieur Bernard, dit-elle de sa voix impérative, cherchez donc dans le vestibule la pelisse de ma nièce et allez la lui porter. Elle est sortie prendre l’air, mais elle pourrait bien aussi prendre une fluxion de poitrine ! Elle nous donne déjà assez d’embarras sans cela ; il ne manquerait plus que d’avoir à la soigner !

— J’y vais tout de suite, mademoiselle, répondit Jean avec empressement.

Et il partit bien vite, suivi par le regard moqueur de la vieille fille.

Le jeune homme trouva facilement la pelisse de loutre dont Paule s’enveloppait lorsqu’elle sortait par les grands froids, mais il eut beaucoup plus de peine à découvrir celle qu’il cherchait. Après avoir exploré sans succès la plupart des appartements, la terrasse, les bancs autour de là pelouse, il commençait à se demander où Mme Wanel pouvait bien s’être réfugiée lorsque l’idée lui vint de jeter un coup d’œil dans la serre, qui se trouvait derrière l’aile gauche du château. À la lueur d’un des grands lampadaires de la cour, qui envoyait un peu de sa lumière dans ce coin retiré, il aperçut la jeune femme, étendue plutôt qu’assise sur un des fauteuils rustiques placés auprès du bassin. La tête appuyée sur un de ses bras repliés, les veux fermés, Paulette, perdue dans sa rêverie, ne vit pas venir le régisseur, aussi tressaillit-elle violemment en entendant sa voix grave :

— Madame, je viens de la part de votre tante vous apporter cette mante, car elle craint que vous ne preniez froid.

Les grands yeux bleus se levèrent railleurs et superbes, tandis qu’un sourire moqueur soulevait la lèvre dans une moue pleine de mépris.

— Quelle tendre sollicitude ! j’en suis vraiment confondue !

Un froid pénétrant arrivait par la porte grande ouverte et devait glacer Paulette, si légèrement vêtue.

— Permettez-moi de vous aider à mettre cette pelisse ? demanda anxieusement le régisseur, sans paraître avoir entendu la remarque ironique de Mme Wanel.

— Je vous remercie. Je n’ai pas froid… Vous pouvez la poser sur ce banc.

Le ton était bref et saccadé.

Jean fit un pas pour se retirer, mais ayant vu frissonner la jeune femme, il s’enhardit.

— Je vous en prie, insista-t-il doucement ; ce courant d’air est mortel… Ne restez pas ici… Ne voulez-vous pas rentrer dans la salle ; rejoindre votre amie Thérèse ?…

À ce mot, Paule se leva brusquement, et se tournant, la lèvre irritée :

— Que vous importe ? dit-elle avec hauteur. Vraiment, je vous trouve bien osé, monsieur ! Laissez-moi… Allez vite rejoindre la demoiselle de compagnie de ma tante : la pauvre fille doit être inquiète, jalouse peut-être. Retournez auprès d’elle !… Elle pourrait vous faire une scène et s’imaginer que je cherche à faire la conquête de son amoureux !… Mais partez donc !

Jean Bernard, pâle à faire peur, se dirigea en chancelant vers la porte de la serre, tandis que Mme Wanel, haletante, suffoquée par l’émotion, retombait sur son siège, et appuyait son front brûlant sur ses deux mains crispées.

Elle poussa un long soupir en entendant le bruit de la porte qui se fermait… Enfin ! il était parti ! elle était seule ! elle pouvait pleurer et souffrir à son aise !… Soudain, elle sursauta…

— Oui, madame, je suis en effet bien osé…

Un mouvement de révolte la fit se dresser frémissante… Mais, subjuguée par le charme irrésistible de cette voix, aux notes graves, qui avait sur elle un tel empire, elle ferma les yeux et se rassit silencieuse, attendant, écoutant…

— Ma conduite doit vous paraître étrange, et je vous supplie de me pardonner mon importunité… Mais vous avez mis en cause une personne qui m’est chère… et il faut que je la défende.

Jean Bernard parlait si bas que la jeune femme avait peine à entendre. Elle ne pouvait pas le voir non plus, car il se tenait derrière elle… Mais elle le devinait tout près… elle sentait son souffle effleurer ses cheveux…

— Vous avez flétri d’un soupçon blessant une amie qui vous aime d’une tendresse profonde et vous est entièrement dévouée… c’est mal… Vous souffrez sans doute et c’est ce qui vous excuse… la souffrance rend si injuste. Oui, madame, j’aime Mlle Thérèse, et elle m’aime aussi, mais notre affection n’a nullement le caractère que vous lui prêtez… Je ne suis pas son amoureux, comme vous le disiez tout à l’heure !

La voix, toujours basse, se faisait plus dure, plus tranchante… Et Paule, tremblante, essayait de comprimer son cœur qui battait à se rompre.

Mlle Thérèse est fiancée. Mais son fiancé n’est pas de ce monde… La noble enfant a visé plus haut, et son amour plane au-dessus de nos pauvres amours humaines… Elle s’est vouée à Dieu depuis le jour où elle restée orpheline, et, seule, la volonté de Mlle de Neufmoulins, à laquelle elle n’ose se soustraire, la retient ici. Ce sont de ces noces après lesquelles elle soupire que nous nous entretenons dans les longues causeries qui ont excité vos injustes soupçons… Je suis son seul confident. Dans sa vie de triste isolement, mon amitié lui est précieuse ; elle me considère comme un frère aîné… J’en suis heureux et fier ! C’est un si noble cœur, une âme si pure !… Nos situations, fort semblables sur bien des points, nous ont aussi rapprochés… Un intendant et une demoiselle de compagnie : deux domesticités déguisées ! Soumises toutes deux à bien des épreuves, des affronts, souvent cruels !

Le ton était amer… Le cœur de Paule se serrait affreusement.

Mlle Thérèse vous aime beaucoup, continua Jean, après un silence et d’une voix plus douce. Votre affection lui est plus chère que tout au monde… Un soupçon comme celui que vous venez d’avoir lui briserait le cœur… C’est pourquoi j’ai tenu à vous dire la vérité… Ne soyez jamais injuste à son égard… Ne la jugez pas mal… Je la connais si bien ! C’est une sainte… Si elle savait la pensée qui vous est venue, elle en souffrirait amèrement et croirait devoir renoncer à la douceur de notre amitié… Vous ne voudriez pas faire cela… Ce serait cruel… Et vous êtes si bonne… Je vous en conjure, n’ayez plus la moindre pensée au sujet de notre intimité… Oh ! si vous saviez ce que vous…

Qu’allait-il dire ? Paule, n’osant faire un mouvement, attendait, haletante…

Mais Jean Bernard se tut… Il s’écarta brusquement du dossier du fauteuil sur lequel il se tenait penché, effleurant presque de ses lèvres les cheveux d’or soyeux…

Paule se retourna alors… Ses yeux, humides de pleurs, rencontrèrent les prunelles sombres du jeune homme attachées sur elle avec une expression à la fois si triste et si tendre, qu’elle en fut bouleversée !

Sans savoir ce qu’elle faisait, elle tendit ses deux mains vers lui en un geste suppliant.

— Pardon ! dit-elle très bas.

Jean Bernard, qui avait baissé les yeux, ne vit pas le geste, mais il entendit la prière.

— Ce n’est pas moi que vous avez offensé, répondit-il doucement sans oser la regarder, c’est celle dont je vous ai révélé le secret.

— Je cours auprès d’elle, s’écria Paule.

Mais le régisseur l’arrêta.

— Non, ne lui dites rien de tout cela ; il vaut mieux qu’elle l’ignore toujours… Seulement, soyez bonne pour elle… Et ne voyez jamais, dans notre affection que celle d’un frère pour une sœur faible et pauvre, qui a besoin d’un appui, d’un encouragement… en attendant qu’elle aille se donner tout entière à Celui qu’elle a choisi pour lui consacrer sa vie…

Jean Bernard se tut… Il s’inclina profondément devant Paule et s’éloigna sans lever les yeux sur elle. Mais comme il ouvrait la porte, une petite main se posa sur son bras.

— Monsieur Bernard !…

Il s’arrêta, tremblant, hypnotisé par la douceur de la voix.

— Monsieur Bernard… moi aussi, je suis pauvre et abandonnée… moi aussi j’ai souvent beaucoup à souffrir… J’aurais bien besoin, comme Thérèse, d’un frère, d’un protecteur… Monsieur Bernard, voulez-vous être mon ami ?

Le jeune homme, chancelant comme un homme ivre, le visage bouleversé, resta un moment interdit… Mais, se reprenant, par un effort inouï de volonté, il s’inclina sur la petite main que ses lèvres effleuraient et murmura d’une voix étranglée :

— C’est trop d’honneur… Oui, madame, je serai pour vous un ami loyal et fidèle.

Quand Paulette rentra dans la salle de fête l’instant d’après, elle fut accueillie par les cris joyeux des enfants qui connaissaient tous la belle et bonne dame et en raffolaient. Et, lorsque la soirée finie, parents et enfants se retirèrent, rien ne peut donner une idée de leur concert de louanges à l’adresse de Mme Wanel, qui ne s’était jamais montrée si gaie, si charmante. Elle avait même fini par vaincre la mauvaise humeur de Mlle de Neufmoulins, qui n’avait pas assez d’yeux pour l’admirer.

— Oh ! tante Gertrude, comme je suis heureuse ! répétait Paule, chaque fois que les rondes ou les danses la ramenaient dans le coin où se tenait la châtelaine.

— Vertudieu ! ça se voit ! ripostait la vieille fille en contemplant le beau visage radieux ; et ça s’entend ! continuait-elle, tout égayée par le rire frais et perlé qui éclatait à tout instant comme une brillante fusée.

Jean Bernard ne put approcher souvent Paule pendant toute la soirée, tant elle était accaparée par les enfants, et il se retirait même assez triste, presque fâché de n’avoir pu obtenir, ne fût-ce qu’un regard avant de s’éloigner, lorsqu’une ombre légère parut au haut de l’escalier.

— Bonsoir, monsieur Bernard !

Et la forme gracieuse, se penchant sur la rampe, murmura d’une voix caressante :

— Mon ami Jean a-t-il été content de moi, ce soir ?

Mais, avant même que le jeune homme eût pu répondre, la charmante vision avait disparu dans un léger bruissement de soie, laissant derrière

elle un doux parfum de violette…

CHAPITRE XI


Une véritable tempête de vent, de grêle et de pluie s’était déchaînée depuis plusieurs jours, obligeant les habitants de Neufmoulins à rester enfermés dans le château.

Paulette, debout à la fenêtre de sa chambre, contemplait l’eau qui tombait à torrents et qui, poussée par la rafale, frappait les vitres avec violence.

— C’est le déluge ! murmura-t-elle. Mon ami Jean ne pourra jamais quitter l’Abbaye ! Il lui faudrait une barque pour arriver jusqu’ici ; et pourtant j’aurais tant voulu le voir aujourd’hui !

Thérèse venait de quitter son amie, et celle-ci était encore sous l’impression de ce qu’elle avait, appris… Jean Bernard l’aimait !… Avec une joie d’enfant, elle ne pouvait se lasser de se répéter ces paroles à elle-même.

Elle avait travaillé toute la matinée dans la lingerie avec l’orpheline et, prise soudain d’un de ces besoins d’épanchement qui lui étaient naturels, elle lui avait avoué sa jalousie le soir de Noël, l’intervention de Jean Bernard et la chaleur avec laquelle il avait défendu Thérèse. Cette dernière, profondément émue, s’était à son tour laissée aller à des confidences : elle avait dit l’amour ardent du régisseur pour elle, Paule ! le culte silencieux qu’il lui avait voué, la place qu’elle tenait dans son cœur. Et la jeune femme, avec un étonnement dans ses grands yeux bleus, écoutait ravie ces aveux qui mettaient une rougeur à ses joues et soulevaient sa poitrine…

— Mais pourquoi ne m’a-t-il pas dit tout cela, mon ami Jean ? demandait-elle naïvement.

— Grande enfant ! répondait Thérèse, en sonnant et en haussant légèrement les épaules devant la candeur de son amie ; est-ce qu’on parle de ces choses ? Il ne vous le dira jamais !

— Pourquoi ? Moi aussi, je l’aime !

— Oui ! Comme vous m’aimez et comme vous aimez votre tante !

— Un peu plus, peut-être ! dit gaiement Paulette, de son air espiègle.

— En tout cas, le pauvre garçon sait bien que son amour ne pourra jamais être autre chose qu’une affection toute platonique. Mme Wanel, le jour où elle se remariera, n’ira pas prendre pour époux l’intendant de sa tante.

Et l’orpheline ne quittait pas du regard le visage mobile et expressif de son amie.

Celle-ci était devenue rêveuse ; l’image de Jean Bernard, avec ses traits distingués mais un peu hautains, avec ses yeux sombres, avec ce grand air répandu sur toute sa personne, s’était dressée subitement devant elle…

— Non… assurément non ! avait-elle répondu d’un ton vague, d’une voix hésitante.

— Il le comprend bien, continua Thérèse, avec sa logique implacable, et c’est pourquoi il ne vous parlera jamais de son amour.

Longtemps après le départ de sa compagne, Paulette était restée pensive, préoccupée. Ingénument coquette, elle se promettait bien d’arracher au jeune régisseur, un jour ou l’autre, l’aveu de son affection… Non, sans doute, il ne pouvait être question de mariage entre eux !… Mais, savoir qu’elle était aimée de cet homme si sérieux, si distingué, la flattait délicieusement, et son cœur battait comme il n’avait jamais battu à la pensée de le revoir.

— Es-tu là, Paulette ?

La voix perçante de sa tante la tira brusquement de sa douce rêverie.

— Tu ne pourrais pas répondre au moins quand on t’appelle ? Voilà une heure que je m’évertue à crier ton nom du haut en bas de la maison !

— Oh ! tante Gertrude, je ne vous avais pas entendue.

— Tu dois être diablement sourde, alors ! Je viens de recevoir une visite qui te concerne, continua la vieille demoiselle en s’asseyant sur le fauteuil que sa nièce lui avait avancé.

— Une visite, par ce temps ?

— Oui ! Pour mettre un pied dehors aujourd’hui, il faut être fou ou amoureux, n’est-ce pas ? C’est à cette dernière catégorie qu’appartient le visiteur.

— Amoureux… de moi ? interrogea naïvement Paulette.

— Vertudieu ! ma nièce, tu ne supposes pas que ce soit de ma personne ? Ah ! par exemple, il en aurait entendu, celui-là ! Je lui aurais montré bien vite le chemin de la porte, sinon celui de la fenêtre ! Ma chère, tes beaux yeux ont fait une nouvelle conquête ; Wanel n’est plus le seul imbécile de ma connaissance ! Son successeur est même autrement chic, quoiqu’il n’ait pas de corset comme ton Lanchères ! C’est M. Le Saunier, en deux mots, je te ferai remarquer. La particule me semble bien contestable, mais après tout, ça ne me regarde pas ! Ce riche banquier de Lille, qui fraie avec la première société à cause de sa mère — une baronne, paraît-il — mais surtout à cause de ses millions, te fait l’honneur de demander ta main. Tu le connais ?

— Oui, murmura Paulette, d’un air pensif ; je l’ai rencontré souvent chez sa sœur, la femme du colonel.

— Il est très bien de sa personne : il a au moins un mètre quatre-vingt-dix ! Signe particulier : il ne pose pas pour les petits pieds ! Sapristi ! quels abatis ! il n’était pas entré dans le salon que je les apercevais déjà et que je ne voyais que cela ! C’est un fameux gaillard ! Je serai tranquille de te savoir appuyée au bras d’un homme pareil pour traverser la vie ! Celui-là pourra te protéger et te défendre ! Décidément, tu avais raison d’avoir confiance en ta chance ! Tu es née sous une bonne étoile ! Je me suis chargée de te transmettre, sa demande, et je ne lui ai laissé, naturellement, aucun doute sur le résultat de sa démarche. Pour le reste, vous vous débrouillerez ensemble. Il croit peut-être que je vais te doter ? En ce cas, il se trompe ! Après ma mort — et encore si tu marches droit ! si tu agis à peu près à ma guise ! — tu auras quelque chose ; mais je ne suis pas de celles qui se dépouillent de leur vivant pour des écervelés qui, ensuite, se soucient de vous comme du Grand Turc ! Non ! non ! Gertrude de Neufmoulins n’est pas à prendre à la minute ! Et il serait bien malin celui qui saurait la refaire… Là ; maintenant que ma mission est finie, je te laisse. Quand tu auras bien réfléchi, tu pourras descendre dans mon cabinet rejoindre mon intendant.

— M. Bernard est ici ?

— Comme tu le dis ! Je lui ai même fait remarquer qu’il était en retard d’une demi-heure et que je n’aimais pas à être ainsi volée sur le temps qu’on me doit. Pour comble de bénédiction, il m’est arrivé crotté comme un chien barbet ! Il ruisselait littéralement ! On aurait dit un tonneau percé ! Il a fallu nettoyer derrière lui, partout où il était passé. Avec cela il éternue sans cesse et paraît enchifrené d’une manière ridicule ! Aussi lui ai-je fait faire du feu ! S’il pinçait son affaire, c’est encore sur mon dos qu’on le mettrait. Quelle scie, grand Dieu, d’être obligée d’employer des gens ! À tout à l’heure, ma nièce. Aussitôt que tu seras décidée, tu me le diras, pour que j’informe ton prétendant, le colosse, qu’il peut venir te faire la cour. Encore un embêtement pour moi, par exemple ! Il faudra se marier le plus tôt possible, car il n’y a rien qui m’horripile comme la vue de tous ces airs « bouche en cœur » que le sexe laid se croit obligé de prendre dans le temps des fiançailles !

Une fois sa tante sortie, Paulette se hâta de quitter le peignoir qu’elle portait encore ; elle mit un soin particulier à sa toilette qui, bien que modeste, avait toujours un certain cachet élégant dû au bon goût de la jeune femme. Elle avait aussi une façon à elle d’arranger ses beaux cheveux bouclés et crépelés, qui convenait admirablement à la coupe de son visage et rehaussait encore sa remarquable beauté. Avait-elle entendu les dernières réflexions de Mlle Gertrude ? Une seule chose avait frappé son attention : Jean Bernard était arrive et elle se sentait tout émue à la pensée de le revoir, de passer quelques heures auprès de lui.

— Bonjour, monsieur Jean !

Le régisseur se retourna vivement au son de la voix harmonieuse, et contempla avec admiration la ravissante créature qui lui semblait toujours plus belle chaque fois qu’il la voyait.

— Je suis en retard, n’est-ce pas ? Mais je ne vous attendais pas par ce temps affreux ; et, travailler toute seule dans ce bureau lugubre et sombre ne me disait rien ! Comment avez-vous pu arriver jusqu’ici ? En bateau ?

— Non, madame, à pied, très prosaïquement, je vous assure. Et, pendant que je me secouais consciencieusement avant de pénétrer dans le vestibule, j’ai eu à essuyer la mauvaise humeur de Mlle de Neufmoulins, qui paraissait furieuse de mon retard d’une demi-heure et, d’autre part, toujours originale comme à son habitude, prétendait que j’aurais mieux fait de rester chez moi. Elle a mis ensuite la maison sens dessus dessous pour allumer du feu que je ne demandais pas ; elle avait fait entasser tant de bois dans la cheminée que, si je n’avais pas protesté, du train dont elle y allait, je serais certainement grillé à l’heure qu’il est.

— Est-elle drôle, ma tante Gertrude ! fit remarquer Paulette en riant.

— Si drôle, répondit Jean Bernard, qu’elle a planté là, au beau milieu du vestibule, un visiteur qu’elle reconduisait sans doute et dont la voiture attendait au bas du perron, pour me faire toute cette algarade ! Vous n’avez pas entendu ses cris ?

— Non ; j’étais dans ma chambre. Je viens d’avoir sa visite. C’est elle qui m’a annoncé votre arrivée.

Pendant ce colloque, le régisseur avait préparé les registres, livres de comptes, correspondance, enfin tout ce qui constituait son travail habituel, et il avait tendu à sa compagne, assise en face de lui, de l’autre côté de la table, ce qui la regardait spécialement, les mémoires que sa tante lui chargeait de reviser.

Mais Paulette, évidemment distraite, ne paraissait pas pressée de se mettre à l’ouvrage. Elle examinait Jean Bernard, penché sur son bureau, alignant des chiffres et s’interrompant de temps en temps pour ouvrir le tiroir, tailler un crayon, mais sans regarder jamais de son côté.

— Monsieur Jean ? demanda-t-elle tout à coup, d’une voix hésitante.

Cette fois le régisseur leva les yeux sur elle et sourit d’un air interrogateur.

— Monsieur mon ami, continua Paulette de ce ton câlin qui bouleversait le jeune homme, j’ai besoin de votre avis sur une grave question. Un monsieur riche, de bonne famille, de réputation honorable, très bien de sa personne, me fait l’honneur de solliciter ma main… Que conseille monsieur Jean Bernard à son amie ? Doit-elle accepter ?

Le régisseur était devenu très pâle, son sourire avait disparu et son visage avait repris l’expression grave, un peu sévère, qui lui était habituelle. Son regard, posé sur sa compagne qui l’examinait d’un air ingénu, s’était fait soudain sombre et préoccupé.

— Mon Dieu, madame, murmura-t-il après un moment d’hésitation — et on eût dit que les mots avaient peine à sortir de sa gorge serrée — le sujet est bien délicat. Vous seule pouvez être bon juge dans une question aussi importante. Si vous… aimez ce monsieur et qu’il vous offre toute garantie de bonheur… il n’y a pas à hésiter.

— L’aimer ? mais je ne le connais pas ! répondit Paulette en riant.

— Alors — et le ton de Jean Bernard était si amer, si dédaigneux, que Mme Wanel tressaillit, redevenant subitement sérieuse — alors, pourquoi penser à l’épouser ?

Et un étonnement pénible se lisait dans les yeux noirs qui semblaient vouloir plonger jusqu’au fond de l’âme de Paulette.

— Mais croyez-vous donc que l’amour soit nécessaire pour un mariage ? balbutia-t-elle, tandis qu’elle sentait une timidité étrange l’envahir tout à coup devant le regard scrutateur de Jean Bernard.

— Oui, j’ai encore cette naïveté.

Oh ! comme le ton du régisseur était méprisant !

— Peut-être de votre côté, madame, n’y voyez-vous qu’une… affaire ? En ce cas, c’est différent, et il n’y a pas à hésiter. Si le marché est avantageux, si l’affaire est bonne, il faut la bâcler tout de suite, ne pas laisser échapper une pareille occasion !…

Un silence pénible suivit ces paroles, prononcées d’une voix cassante.

Mme Wanel, toute songeuse, paraissait examiner avec attention le registre place devant elle, mais, en réalité, sa pensée était bien loin. Quant au régisseur, il s’était remis à son travail dans une indifférence affectée… sa main tremblait si fort qu’il ne parvenait pas à tracer un chiffre !

— Alors, monsieur Jean, — Paule parlait doucement et avec une certaine hésitation, sans même lever les yeux, — quand vous vous marierez, c’est que vous aurez, rencontré une jeune fille que vous aimerez, et qui vous ai… dont…

— Dont l’affection répondra à la mienne ? Oui, madame… Mais ce jour-là ne viendra jamais !

Et une expression de mélancolie passa sur les traits sévères du régisseur.

— Vous n’aimerez jamais, monsieur Jean ? interrogea curieusement Paulette en enveloppant le jeune homme de son regard caressant.

— Oh ! je n’ai pas dit cela, madame. Nous ne sommes pas maîtres de notre cœur ; où il va il faut le suivre. Mais si j’aimais, ce serait pour moi un véritable malheur, car ce ne serait que pour souffrir. Je ne puis pas me marier…

— Pourquoi ? demanda candidement Mme Wanel.

Jean Bernard hésita. Sa voix semblait toute changée, comme il répondait en baissant la tête devant les grands yeux pleins de tendresse attachés sur lui.

— Parce que ma vie appartient à mes deux enfants… parce que je suis pauvre… et cela ne suffit pas ! La compagne qui consentirait à accepter mon nom devrait aussi accepter le seul legs que mes parents m’aient laissé. Il faudrait qu’elle travaillât avec moi pour nourrir ces enfants, les élever… C’est une charge trop lourde pour, de jeunes épaules… Où trouverais-je jamais pareille abnégation ?… Puis, mes idées sur le mariage sont si étranges, si différentes de celles de nos jours ! Je consacrerais ma vie entière à celle que j’aurais choisie pour épouse ; je n’aurais pas une pensée qui ne soit pour elle, pas un désir autre que les siens… Mais j’exigerais la même chose en retour. Je voudrais que nos deux cœurs battissent à l’unisson, que je sois son tout comme elle sera le mien…

Jean se tut : une flamme brillait dans ses yeux noirs et un peu de rouge colorait ses joues, si pâles d’ordinaire.

Paulette, le regard vague, semblait perdue dans une profonde rêverie… Un monde nouveau s’ouvrait devant elle… Eh ! oui, se marier dans ces conditions devait être bien doux !… Mais, pour cela, il fallait épouser le compagnon de son choix. Se sentir ainsi aimée, protégée, quel beau rêve !… Pouvait-elle le réaliser en acceptant M. Le Saunier ?… Ce n’était pas lui dont la pensée la suivait partout, dont l’image emplissait alors son cœur et son esprit !…

Il était de fière stature, celui aux côtés de qui il serait si bon, lui semblait-il, de traverser la vie !… Ses yeux noirs avaient pour elle un charme pénétrant dans leur tristesse expressive… Son visage, un peu sévère pour les autres, s’adoucissait étrangement lorsqu’il la contemplait… sa bouche, habituellement dédaigneuse, se faisait tendre dans son sourire… Pourquoi Jean Bernard n’était-il qu’un intendant ?… Qu’importait sa pauvreté s’il avait été seulement de son rang, de son monde !…

Et le regard de Paulette, qui ne pouvait se détacher du régisseur, penché sur son travail, devenait de plus en plus pensif… Un silence profond, troublé seulement par le bruit léger de la plume qui grattait sans relâche, s’était établi entre les deux jeunes gens…

Mlle de Neufmoulins les surprit ainsi lorsqu’elle entra dans le courant de l’après-midi, comme elle le faisait souvent, pour soumettre une observation à son intendant, lui donner un ordre. Elle fut si étourdie du mutisme de sa nièce qu’elle ne put s’empêcher d’en faire part à Thérèse, qu’elle rejoignit dans la lingerie.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé entre Paulette et le sire de la Triste-Figure — c’est ainsi qu’elle désignait parfois le régisseur — bien sûr ils se sont chamaillés ! et en ce moment ils se boudent : ça n’est pas difficile à voir ! Silence complet ! on se croirait dans une cellule de chartreux !

La vieille fille n’était pas au bout de ses étonnements. Comme elle se disposait à monter à sa chambre, ce soir-là, — Jean Bernard s’était retiré ainsi que Thérèse, — sa nièce, qui s’apprêtait à sortir en même temps qu’elle lui déclara tranquillement :

— Tante Gertrude, vous pourrez écrire à votre colosse que je le remercie beaucoup, mais que je ne puis l’épouser.

— Ah bah !

Et Mlle de Neufmoulins fut si bouleversée qu’elle souffla la lampe qu’elle venait d’allumer, se plongeant du même coup dans l’obscurité. Furieuse de sa distraction, elle en rejeta toute la faute sur sa nièce, tandis qu’elle grattait avec rage la moitié d’une boîte d’allumettes, toutes plus ou moins rebelles. Lorsqu’elle eut enfin obtenu de la lumière, elle s’en servit pour dévisager Paulette, et la toiser des pieds à la tête.

— Et pourquoi ne peux-tu pas épouser ce monsieur ?

— Parce que… parce que je ne l’aime pas.

Paulette avait rougi en faisant cette déclaration, tandis que sa tante redoublait ses exclamations.

— Ah ! par exemple, ça c’est du nouveau. Quand je le disais que tu deviens sentimentale. Ma foi ! elle est bien bonne ! Est-ce que tu aimais ce gros poussah de Wanel ? et ce benêt de Lanchères ? Tu ne l’aimes pas ? la belle affaire ! Lorsque tu le connaîtras, tu l’aimeras, pardi ! Il a le sac, c’est le principal ! Avec tes goûts, c’est là l’essentiel, et ce que tu dois chercher par-dessus tout. En voilà des idées ! C’est bien sûr cette grande sotte de Thérèse qui t’a mis en tête ces nouvelles billevesées ?

— Non, dit tranquillement Paulette, ce n’est pas Thérèse. Je vous en prie, ma tante, n’insistez pas ; à aucun prix je n’épouserai M. Le Saunier.

— Ça prouve que tu deviens de plus en plus idiote. Réfléchis encore bien ; tu ne retrouveras jamais pareille occasion, c’est moi qui te le dis ! Et tu risques fort de ne pas te remarier, si tu attends un personnage que tu aimes et dont tu sois aimée ! Ma pauvre fille, ces choses-là n’existent que dans les livres ! et dans l’imagination d’un tas de « propres à rien » qui s’amusent à écrire ces sottises pour troubler des cervelles comme la tienne en leur promettant plus de beurre que de pain ! La nuit porte conseil, et j’espère bien que demain tu auras changé d’avis.

— Non, tante Gertrude, je vous dirai demain ce que je vous dis aujourd’hui.

— Bah ! je n’en crois rien. Allons, bonsoir ! tu as la tête à l’envers, ça se remettra. Je m’en vais, car je suis tellement furieuse en entendant toutes tes bêtises que je t’en dirais plus que je ne voudrais !

Et tante Gertrude se retira, non sans avoir claqué la porte avec une telle violence que toute la maison trembla.

Était-elle vraiment si furieuse, la vieille et originale châtelaine ? On ne l’eût pas cru en la voyant l’instant d’après, lorsqu’elle se fut bien assurée qu’elle était seule dans sa chambre, arpenter cette pièce à grands pas, en se frottant énergiquement les mains et en se marmottant in petto toutes sortes de réflexions.

Jean Bernard ne dormit pas beaucoup cette nuit-là, et lorsqu’il succomba à la fatigue, sur le matin, ce fut pour tomber dans un sommeil fiévreux, troublé par un rêve étrange et persistant.

Paulette se mariait, et lui, caché derrière un pilier, cherchait en vain à voir les traits de l’homme au bras duquel elle s’appuyait avec abandon… Chaque fois qu’il était sur le point de l’apercevoir, le visage dur et sarcastique de Mlle de Neufmoulins se dressait entre lui et l’inconnu, tandis qu’elle ricanait de sa voix moqueuse :

— À nous deux, Jean Bernard !

L’obsession était si forte que le jeune régisseur

s’éveilla, baigné de sueur…

CHAPITRE XII


— Oh ! m’sieu Bernard, faites excuse, je ne savais pas que vous étiez là.

— Quelle heure est-il donc, Zoé ?

Et le jeune régisseur jeta sur la bonne un regard étonné.

— Il n’est pas loin de six heures, m’sieu Bernard ; on ne voit plus clair, et comme il n’y avait pas de lumière chez vous, je vous croyais au château.

— Six heures !

Il y avait donc quatre heures que Jean était là enfermé, inconscient du temps, ne sachant plus s’il était éveillé ou s’il avait été le jouet d’un rêve… Mais le léger parfum de violette qui flottait dans la pièce lui rappela soudain tout ce qui s’était passé, et il se leva brusquement de son fauteuil.

— Zoé, courez prévenir Mlle de Neufmoulins que je suis… souffrant. Elle m’aura sans doute attendu l’après-midi. Dites-lui que ce n’est qu’un malaise, une migraine. Demain, je serai à ses ordres.

Oui, il paraissait vraiment malade son maître, pensait la vieille Zoé, comme elle franchissait la distance entre l’Abbaye et le château, toute frappée encore de la pâleur du jeune homme, de l’éclat fiévreux de ses yeux noirs, de son visage contracté.

C’est que Jean Bernard venait d’éprouver une émotion telle qu’il n’en avait jamais ressenti de sa vie… Et il se trouvait plongé tout à la fois dans un abîme de bonheur et de désespoir.

Sa bonne était partie au marché d’Ailly ce jour-là, il était deux heures, et il s’apprêtait à se rendre au château quand sa porte ouverte brusquement avait livré passage à Paule, pâle, tout en pleurs, plus belle que jamais dans son chagrin éploré.

— Monsieur Jean, s’était-elle écriée, tante Gertrude ne veut plus de moi… elle me chasse… et je suis venue vous demander conseil.

Puis, tandis que le régisseur, bouleversé, la faisait entrer dans son cabinet et l’installait dans un fauteuil, elle lui contait sa peine ingénument, avec un abandon plein de confiance, ne cherchant même pas à cacher les larmes qui coulaient sur son beau visage défait.

— Cela dure depuis trois mois, vous le savez bien ; depuis ce mariage auquel je n’ai pas voulu consentir. Tante Gertrude en a été furieuse… elle ne peut me pardonner d’avoir refusé ce parti superbe… et elle me martyrise sans relâche ! J’ai essayé d’être patiente, de tout supporter sans me plaindre, mais elle m’a dit des choses si dures !… sans cesse elle me jette à la face que je suis pour elle une lourde charge… Et maintenant, c’est fini !… Mais que faire, que vais-je devenir ?

Jean écoutait, navré… Cette voix tendre dans laquelle vibrait une note si plaintive lui allait au cœur !

Paule leva sur lui ses grands yeux humides.

— Thérèse, de son côté, ne savait plus que me conseiller. Elle aussi, la pauvre chère, elle a tant à subir !… Elle ne voit pas pour moi d’autre issue que de consentir à cette union… Mais non, je ne peux pas !… Si vous saviez, monsieur Jean, — et le jeune homme, profondément troublé par la douceur avec laquelle Paule prononçait son nom, baissait la tête pour cacher son émotion, — si vous saviez comme vous avez modifié mes idées au sujet du mariage… Je ne voyais pas, avant de vous connaître, ce que je vois maintenant… je ne me doutais même pas de ce que j’éprouve… Mes yeux étaient pour ainsi dire fermés… aujourd’hui, ils s’ouvrent, et que de choses nouvelles ils découvrent !

Jean Bernard, bercé par la douceur infinie de cette voix caressante, n’osait relever la tête, craignant de se trahir, de laisser lire son amour dans ses prunelles ardentes.

Paule continua :

— Peut-être, il y a un an, aurais-je pu épouser celui que tante Gertrude me propose. Mais il est trop tard… mon cœur ne m’appartient plus ! Et — vous l’avez dit, monsieur Jean, avant tout il faut aimer celui dont on porte le nom… Je préfère vivre pauvre et travailler que d’accepter la fortune de M. Le Saunier, dont je ne puis partager l’affection… Tout à l’heure, ma tante m’a mis le marché en main : ce mariage ou mon départ. Je partirai… Mais je n’ai aucune ressource, il me faudra chercher une situation quelconque… Monsieur Jean, c’est ce que je suis venue vous demander… si vous voulez bien m’aider. Je ne suis guère savante, mais je pourrais me placer demoiselle de compagnie, ou auprès d’enfants… Oh ! j’aime tant les petits enfants ! Je les soignerais si bien !…

Et ses grands yeux bleus brillaient soudain d’un éclat lumineux à travers les larmes qui les obscurcissaient.

Jean Bernard était devenu d’une pâleur livide… Il parla, mais sa voix était si changée qu’on avait peine à la reconnaître.

— N’avez-vous pas d’amis, quelqu’un ayant une certaine influence… à qui vous puissiez vous adresser ?… qui vous aide dans des circonstances aussi pénibles ?

— Non, je n’ai personne… C’est pourquoi je suis venue à vous, monsieur Jean, vous êtes mon seul ami.

Le régisseur s’appuya avec une telle force sur le bras de son fauteuil que le meuble fit entendre un sourd craquement.

— Mais… cet homme dont vous parliez tout à l’heure… celui à qui vous avez donné votre cœur ?

La voix s’éteignit… la tête du jeune homme se courba plus fort, tandis qu’il attendait, haletant, une réponse.

S’il avait pu voir l’expression de tendresse des yeux bleus qui s’étaient soudain levés vers lui, il eût tressailli jusqu’au fond de l’âme.

— Celui à qui j’ai donné mon cœur n’en saura sans doute jamais rien… Je l’aime tout bas… non pas que je ne sois fière de l’aimer… Mais il est lui-même pauvre et accablé de charges… mon amour ne serait pour lui qu’un fardeau de plus. Oh ! si j’étais riche, ce serait bien différent alors… J’irais à lui et lui dirais tout ce qu’il est pour moi… Je lui dirais comment il a transformé mon esprit, mes goûts, mes aspirations, mon âme tout entière… Il saurait quels nobles sentiments il m’a inspirés par ses exemples, son caractère si grand, sa nature si élevée… Je lui offrirais tout ce que je posséderais, et je voudrais avoir tant à lui donner !… Puis, tout bas, je lui demanderais de m’aimer un peu en retour…

— Paule !

L’émotion de Jean avait été si forte qu’il n’avait pu y résister. Et il était tombé à genoux aux pieds de l’adorée, laissant ce nom aimé s’échapper de ses lèvres, tandis qu’éperdu il appuyait son front brûlant sur le bras du fauteuil…

— Jean !

Ils s’étaient alors avoué leur amour. Pendant deux heures, ils avaient tout oublié : la vieille châtelaine, M. Le Saunier, le monde entier avait disparu pour eux. Ravi, Jean contemplait dans une sorte d’extase l’adorable créature qui avait toujours occupé son cœur, et qu’il retrouvait dans tous ses souvenirs… Il ne pouvait se lasser de l’entendre.

— C’est bien vrai, Paule, que vous m’aimez ?

— Oui, Jean. Je n’ai jamais aimé et je n’aimerai jamais que vous… Je ne savais pas ce que c’était que d’aimer avant de vous connaître.

— Mais je suis pauvre, ma bien-aimée.

— Qu’importe, Jean ! Je le suis autant, sinon plus que vous ! La pauvreté à vos côtés ne m’effraie pas, je la préfère mille fois à la fortune avec un autre.

— Et votre tante ?

Paule avait tressailli à ce nom qui la rappelait soudain à la réalité.

— Ma tante ?…

— Oui… Croyez-vous qu’elle consente jamais à vous laisser épouser son intendant ?

Et Jean Bernard appuya avec intention sur ce dernier mot.

Mais la jeune femme le regarda de ses grands yeux clairs et francs.

— Je suis libre, Jean ! Si ma tante me refuse son consentement, je m’en passerai.

— Elle m’accusera d’indélicatesse… elle n’aura pour moi que du mépris ! Elle croira toujours que j’ai tout mis en œuvre pour vous séduire…

— Je saurai bien la détromper ! déclara Paule fièrement. Je lui dirai que c’est moi qui vous ai demandé en mariage ! — et un sourire espiègle se dessina au coin de sa bouche rieuse. — On ! Jean ! vous aurez maintenant trois enfants !… Madeleine sera heureuse ! Elle me disait un jour tout bas : « Il faut aimer Jean, car il vous aime bien. » La chère mignonne ! Elle ne se doutait pas que vous aviez pris tout mon cœur !

Pendant longtemps la voix caressante de Paule avait ainsi bercé délicieusement les oreilles du jeune homme des aveux naïfs de son amour, aussi frais que son âme candide. Il avait appris l’indiscrétion de son amie Thérèse, mais il était trop heureux pour lui en vouloir.

Puis, Paule était partie, toute réconfortée par ses encouragements, ne craignant plus rien, ayant presque oublié l’accès de désespoir qui l’avait amenée auprès de Jean. Il lui avait dit de prendre patience, de se montrer pleine de déférence à l’égard de Mlle de Neufmoulins, qui ne mettrait sans doute pas sur-le-champ sa menace à exécution.

Et elle l’avait quitté les yeux ravis, se retournant sur le seuil pour lui adresser encore un geste d’affection…

Resté seul, Jean était tombé dans une rêverie si profonde qu’il ne s’était même plus souvenu de ses devoirs : la vieille châtelaine l’avait attendu en vain.

Paule l’aimait !… Il y avait déjà quelque temps qu’il s’en doutait, mais il n’osait y croire. Il n’avait pas été sans s’apercevoir de l’empire qu’il exerçait sur la jeune femme, de la confiance qu’elle lui témoignait en toutes circonstances, de l’importance qu’elle attachait à ses moindres approbations, mais il n’eût jamais rêvé un amour si entier, si absolu… Et maintenant qu’il le savait, il en était presque effrayé… Qu’allait-il faire ? Épouser Paule ?… Le pouvait-il ? Son cœur répondait oui, mais sa raison lui disait non. Avait-il le droit de lui laisser partager sa vie de luttes et de misère ?… Certes, elle l’aimait sincèrement, il n’en doutait pas ; elle était prête à accepter la pauvreté avec lui, elle le lui avait dit elle-même. Mais devait-il profiter d’une heure d’affolement, d’un accès de découragement ? D’autre part, l’honneur l’obligeait à tout avouer à Mlle de Neufmoulins, et que se passerait-il alors ? Connaissant la nature violente de la châtelaine, il savait qu’elle le jetterait à la porte comme un chien, et ne manquerait pas de l’accuser d’avoir tout fait pour arriver à gagner l’affection de sa nièce, en vue de son héritage !… C’était là une première épreuve, mais ce n’était pas la dernière ! Il perdrait du même coup sa situation, le gagne-pain qui faisait vivre ceux dont il était le seul protecteur… Et à cette pensée, le cœur du jeune homme se serrait affreusement, tandis qu’il cherchait une issue, un moyen de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait ainsi acculé… Non, il ne pouvait songer pour le moment à épouser Paule, non, il n’en avait pas le droit !… Il le lui dirait, il la supplierait d’attendre qu’il eût trouvé une autre position. Elle savait qu’elle pouvait avoir foi en lui, qu’il lui appartenait pour toujours… elle comprendrait, elle se résignerait. Il croyait pouvoir compter aussi sur elle ; il l’avait éprouvée par tous les moyens, et elle n’avait pas montré la moindre faiblesse.

— Je ne suis qu’un intendant, lui avait-il dit, un domestique à gages, ne rougirez-vous jamais d’être la femme d’un Jean Bernard ?

— Non, Jean. Je serai aussi fière de m’appeler Mme Bernard que je l’eusse été de porter le titre de comtesse de Ponthieu.

Il avait tressailli et était devenu d’une pâleur livide à ce nom jeté ainsi brusquement, mais elle ne s’en était pas aperçue.

Une joie immense avait ensuite rempli le cœur de Jean en entendant cette protestation d’amour invincible ; mais à cette heure il était déchiré par la perspective des épreuves, des souffrances qui les attendaient tous les deux. Il eût été seul à les supporter, il eût tout accepté, tout enduré héroïquement, mais la pensée de Paule l’affolait !… Il l’aimait éperdument et il lui fallait lui infliger une torture cruelle… se séparer d’elle, pour toujours peut-être !

Il avait affecté une grande confiance pendant qu’elle était là ; il n’avait pas voulu troubler la douceur de leurs épanchements, mais à cette heure le malheureux se débattait, désespéré, cherchant en vain un moyen de sortir de la situation inextricable que lui avaient créée les aveux de Paule.

Dévoré d’inquiétude, la tête en feu, il arpentait fiévreusement sa chambre, se demandant ce qui allait se passer entre la jeune femme et sa vieille parente.

Il n’avait osé bouger de la soirée, redoutant une nouvelle scène, craignant à tout instant de voir Paule arriver. À minuit, il se dirigea vers le château, mais il ne vit plus aucune lumière ; le silence le plus profond régnait partout ; vraisemblablement, chacun dormait.

Il s’assit sur un des bancs de marbre placés à l’entrée des avenues du parc et resta longtemps en contemplation devant la magnifique demeure seigneuriale bâtie par son oncle. Elle se détachait comme une masse imposante, éclairée en plein par les rayons de la lune qui la faisaient encore paraître plus grandiose. Le regard de Jean s’arrêta sur la fenêtre de la chambre où reposait sans doute celle qu’il aimait… Il se vit alors chassé par la vieille châtelaine, emmenant avec lui la charmante créature si bien faite pour le luxe, les richesses, et condamnée à partager sa vie pauvre, son existence misérable, privée de tout ce bien-être auquel elle avait été accoutumée…

Non, il ne pouvait accepter son sacrifice !… Il n’avait vraiment pas le droit de lui faire perdre cet héritage, la possession de tous ces biens que Mlle de Neufmoulins lui ôterait impitoyablement si elle l’épousait, lui, le paria, l’intendant !

Il se leva brusquement. Son visage était livide, ses traits contractés faisaient peine à voir, mais ses prunelles sombres brillaient d’un éclat farouche tandis que sa pensée volait vers celle qui dormait là-bas, et à qui il venait de faire le sacrifice de son bonheur… celle dont la vie lui était plus chère que la sienne et pour qui il saurait piétiner son propre cœur…

Sa résolution était prise : il irait trouver Mlle de Neufmoulins et lui avouerait ce qui s’était passé entre Paule et lui. Il la supplierait de rendre la jeune femme heureuse, d’avoir pour elle un peu de tendresse, d’affection, de l’aider à oublier ce Jean Bernard qu’elle avait été trop bonne d’aimer… Puis, il partirait… Il s’en irait bien loin, en pays étranger, chercher du pain pour ses deux enfants… Paule était jeune, elle se consolerait… elle oublierait et épouserait alors un homme de son rang qui la ferait riche et considérée partout… Jean Bernard ne pouvait pas être le mari de Mme Wanel, la nièce de sa maîtresse… Il n’avait que le droit de l’aimer tout bas, de loin, et sans que personne le sache jamais !

Lorsque le régisseur descendit de sa chambre le lendemain et que la vieille Zoé l’aperçut, elle s’arrêta, pétrifiée, tant elle le trouva changé.

— Vous êtes encore malade, m’sieu Bernard, bien sûr, vous ne devriez pas sortir.

— Non, je suis beaucoup mieux, Zoé, et l’air achèvera de me remettre.

— Mais n’allez-vous pas déjeuner ?

— Non, merci. Je ne rentrerai que pour midi.

La servante le regarda s’éloigner. Jean Bernard, d’allure si virile d’ordinaire, marchait la tête basse, le dos voûté, d’un pas presque chancelant.

— Pour sûr, il a quelque chose, murmura la

femme, il a quasiment vieilli de dix ans depuis hier !

CHAPITRE XIII


Mlle Gertrude de Neufmoulins, selon son habitude quotidienne, venait de parcourir de grand matin les communs du château, de la cave au grenier, gourmandant une bonne pour une pièce trouvée en désordre, en bousculant une autre pour le gaspillage des pommes de terre, criant, gesticulant sans relâche ; elle commençait à s’impatienter de ne voir paraître nulle part son souffre-douleur Thérèse, qu’elle appelait d’une voix de stentor.

— Ah ! enfin te voilà ! s’écria-t-elle en apercevant la jeune orpheline à l’entrée du vestibule. Mais d’où reviens-tu à pareille heure, avec ton chapeau sur la tête ? Est-ce que tu ne t’es pas couchée ?

— Je rentre de l’Abbaye, mademoiselle, où vous m’aviez recommandé de courir aussitôt levée.

— Ah ! oui, c’est vrai, j’avais oublié. Eh bien, comment va-t-il, ce sire de la Triste-Figure ?

— Zoé m’a dit qu’il était sorti, mais qu’il paraissait encore « plus pire » qu’hier, tant il avait mauvaise mine.

— Bah ! c’est une vieille sotte ! Comme toutes ses pareilles, elle fait des histoires à propos de rien, et il ne faut jamais croire que la moitié de ce qu’elle dit. Si on l’avait écoutée hier soir, on aurait pu envoyer chercher le médecin et le curé pour cet intendant de malheur, et aujourd’hui voilà notre homme levé dès l’aube, qui court déjà la pretentaine ! Quand je pense que je t’ai fait sortir du lit plus tôt que d’habitude à cause de cet oiseau-là, j’en suis vexée ! Je suis toujours trop bonne, trop bête même, je devrais dire. Bien ! va te déshabiller maintenant et mets-toi à ton linge ; moi, je vais vérifier les livres des fournisseurs, car je ne m’y fie guère : ils sont tous au plus voleur !

Mais Mlle Gertrude, fort préoccupée ce matin-là, tira de ses vastes poches un portefeuille qui n’avait guère l’apparence d’un livre de comptes. Elle resta plusieurs heures à en compulser le contenu : c’étaient de vieilles lettres jaunies par le temps et un portrait qu’elle ne pouvait se lasser d’examiner sur toutes ses faces, l’approchant, l’éloignant et marmottant à mi-voix, comme c’était son habitude lorsqu’elle était seule.

— Vous êtes là, tante Gertrude ?

La vieille fille tressaillit en entendant la voix de sa nièce. Remettant vivement le portefeuille dans sa poche, elle alla ouvrir.

— Tiens ! te voilà déjà levée ? tu as dû tomber de ton lit, ma chère !

— Je n’ai pas beaucoup dormi, tante Gertrude… et j’ai besoin de vous parler.

— Je t’écoute, ma nièce.

Paule était pâle et paraissait très émue. Elle n’osait lever les yeux sur sa tante, dont elle sentait le regard dur et perçant.

— Quand tu voudras, ma petite, j’attends ! dit enfin cette dernière, après un silence pénible.

— Oui… mais voilà… c’est que…

— Ah çà ! qu’est-ce que c’est que tout ce charabia ? Si tu n’as rien à dire, ce n’est pas la peine de m’ennuyer plus longtemps…

— Oh ! tante Gertrude, s’écria Paule qui avait enfin repris courage, ayez un peu de patience… écoutez-moi… ne vous fâchez pas !

— Mais vertudieu ! je t’écoute ! je ne fais que ça ! Seulement dépêche-toi, tu sais bien que j’ai horreur des phrases entortillées, des chemins détournés ; va au but tout de suite et carrément ! Qu’est-ce que tu veux, enfin ?

Paule, cette fois, leva ses grands yeux caressants sur la vieille châtelaine.

— Je veux me marier, ma tante.

— Ah ! tu consens ? Ce n’est pas malheureux !

— Oui… mais pas avec M. Le Saunier.

— Hein ?

Et Mlle Gertrude se rapprocha encore de sa nièce pour mieux la dévisager.

— Tu dis ?… Avec qui alors ?

— Avec celui que j’aime depuis que j’ai un cœur… Avec l’être bon et loyal qui m’a fait comprendre ce qui est vraiment noble dans la vie… qui a su m’inspirer le culte du devoir, l’abnégation, l’oubli de soi-même…

— Ta, ta, ta ! Si j’avais un orgue de Barbarie, j’accompagnerais ta rengaine. Au fait ! au fait ! le nom de cette huitième merveille du monde ?

— C’est… — et Paulette s’approchant de sa tante, passa câlinement un bras autour de son cou et lui murmura quelque chose à l’oreille.

— Ah ! ventrebleu ! elle est forte, celle-là !

La vieille fille, écumant de rage, repoussa sa nièce avec une telle violence que cette dernière faillit perdre l’équilibre, et dut s’appuyer à la table pour ne pas tomber.

— Comment ! malheureuse, tu oses aimer un de mes laquais et tu as l’audace de venir me l’avouer ? Sors d’ici, et que je ne te revoie jamais !

Mais Paule, transfigurée, se dressa devant sa tante dans une attitude de défi superbe.

— Oui, j’aime Jean Bernard, déclara-t-elle avec hauteur, et je ne rougis pas de l’avouer. Je préfère son amour aux millions des plus riches prétendants ! Il est pauvre, que m’importe ! Je partagerai sa pauvreté, je travaillerai avec lui pour élever ses deux enfants ! C’est un valet, tante Gertrude, vous l’avez dit, mais ce valet a l’âme aussi grande que celle d’un prince, et ses sentiments sont aussi nobles que ceux des plus grands seigneurs !

— Ah ! vraiment, il te sied à toi de parler de ses beaux sentiments ! interrompit ironiquement la vieille châtelaine, subjuguée un instant par la parole vibrante de sa nièce, par l’éclat fulgurant de ses grands yeux extasiés et ravis. Quel beau rôle que celui de ce manant, de ce drôle qui séduit la nièce de sa maîtresse !

— C’est faux ! s’écria Paule indignée, il ne m’a jamais dit un mot d’amour.

— Tiens ! tiens ! voyez-vous cela ! Alors, c’est toi qui t’es prise d’un béguin pour ce joli godelureau ?

— Oh ! tante Gertrude ! — et la voix se fit suppliante — ne parlez pas ainsi ! Non… vous savez bien que votre Paule n’est plus coquette !… Mais ne comprenez-vous pas que je l’ai aimé malgré moi, sans m’en douter même ? Croyez-vous que l’on puisse vivre dans la société continuelle d’un être supérieur, ayant pour lui les charmes d’une nature distinguée, capable de tous les dévouements, jeune, séduisant, et qu’on y reste insensible ?… Je n’avais jamais aimé… mon cœur a été à lui naturellement ! Je l’ai admiré d’abord… puis, je me suis aperçue que mon admiration se doublait d’un autre sentiment… Mais vous, tante Gertrude, ne deviez-vous pas prévoir ce danger ? Pourquoi m’avez-vous pour ainsi dire jetée dans ses bras, m’obligeant à passer de longues heures dans sa société, n’ayant que lui pour confident, pour ami…

— Malheureuse ! est-ce que j’allais m’imaginer que tu serais assez sotte, assez stupide pour t’éprendre d’un valet que je vais chasser sur l’heure ?

Paule devint encore plus pâle ; un véritable effroi parut dans ses yeux bleus.

— Oh ! tante Gertrude, supplia-t-elle en joignant les mains, vous ne ferez pas cela ! Songez à la petite Madeleine !

— Par exemple, je m’en moque pas mal ! Je ne sais qu’une chose, c’est que ce vil manant a osé lever les yeux sur toi, la fille de mon frère, une Neufmoulins ! Et je n’ai qu’un regret, c’est que le supplice de la roue n’existe plus pour tous ces coquins !

Paule entrevit en une subite vision le chagrin du jeune homme en se voyant ainsi chassé, et elle tenta un dernier effort.

— Tante Gertrude, je vous en prie, insista-t-elle, soyez bonne, laissez-moi épouser Jean.

— Jamais de la vie ! déclara la vieille fille d’une voix tonnante. Et si tu n’oublies pas immédiatement tout ce qui a rapport à cette folie, je te chasse aussi, et définitivement cette fois !

— Vous n’aurez pas cette peine, répondit fièrement Mme Wanel, qui vit que toute insistance serait inutile et se leva pour sortir. Jean Bernard ne partira pas seul d’ici ; où il ira, je le suivrai. Il m’aime, je le sais ; je serai fière de porter son nom et de lutter avec lui, de partager sa pauvreté comme il partagera la mienne… Mais vous agissez mal, tante Gertrude ! vous allez chasser un honnête homme… vous allez mettre dans la misère deux orphelins innocents…

— Tant pis ! c’est ta faute ! interrompit Mlle de Neufmoulins avec emportement. Tu as fait tout le mal, répare-le ! Montre à ce drôle que tu as dans les veines du sang d’une autre espèce que le sien ! Épouse M. Le Saunier. Alors, à ce prix, j’oublierai son audace ; je lui laverai la tête comme il le mérite et je le garderai à mon service. Qu’il fasse la cour à Thérèse, lorsque tu seras partie, ça m’est égal ! Mais oser lever les yeux sur ma nièce, la descendante d’un Croisé !… vertudieu ! ça me fait bondir ! S’il était là sous ma patte, ce misérable, il s’en souviendrait !

Et Mlle Gertrude, frémissante de colère, agitait ses grands bras d’une façon menaçante, tandis qu’elle dévisageait sa nièce avec une persistance étrange.

Celle-ci, de plus en plus pâle, s’était dirigée vers la porte… Silencieuse, les yeux baissés, la poitrine soulevée, elle paraissait en proie à une profonde émotion. Sur le point de sortir, elle se retourna et leva sur sa tante ses paupières alourdies… Une expression désespérée se lisait dans son regard humide de larmes.

— Adieu, tante Gertrude.

La voix était douce et plaintive comme celle d’un enfant. Elle s’arrêta et ses lèvres s’agitèrent comme pour parler encore… Mais, se détournant brusquement, elle s’éloigna, laissant derrière elle le bruit d’un sanglot.

Ce fut la vieille Zoé qui ouvrit cette fois à Mme Wanel lorsqu’elle se présenta dans la matinée à l’Abbaye.

— M. Bernard n’est pas là, Zoé ?

— Madame voulait l’accompagner ? interrogea la servante en voyant la jeune femme coiffée du petit chapeau de feutre et vêtue du complet tailleur en drap bleu qu’elle portait habituellement lorsqu’elle allait avec le régisseur visiter les malheureux qu’il lui avait recommandés.

— Non… oui, répondit Mme Wanel, qui semblait oppressée et hors d’haleine.

— Monsieur ne s’en doutait pas, bien sûr, car il est parti de grand matin et à pied.

— Bon… je vais l’attendre, murmura Paule, en pénétrant vivement dans la maison, à la profonde surprise de la vieille bonne, qui était restée ébahie au milieu de la cour.

Sans s’inquiéter de ce qu’elle pouvait penser, Mme Wanel alla tout droit au cabinet du régisseur, et s’assit dans le fauteuil qui se trouvait auprès du feu.

Il y avait plus d’une heure qu’elle était là, accablée sous le poids de ses tristes méditations, énervée par l’attente, quand le pas du jeune homme résonna dans le corridor. En un instant, Paule fut debout ; mais avant même qu’elle eût traversé la pièce pour aller à sa rencontre, il l’avait devancée et l’avait reçue dans ses bras, sanglotante, éperdue.

— Oh ! Jean, c’est affreux !

Ce fut tout ce qu’elle put dire.

Doucement, il la fit asseoir, en essayant de la consoler, lui parlant comme à un enfant, trouvant dans son cœur des mots de tendresse exquise pour apaiser cette explosion de douleur dont il devinait la cause.

Lorsqu’elle fut un peu calmée, elle lui raconta sans en rien omettre la scène qui venait de se passer entre elle et sa tante ; elle lui dit son désespoir à cette pensée qu’elle était pour ainsi dire la cause de la catastrophe qui se préparait pour lui…

Jean écoutait, silencieux, le récit entrecoupé de sanglots… Il l’interrompait de temps en temps pour essuyer les paupières meurtries par les larmes, ou serrer tendrement la petite main tremblante qu’il avait prise dans les siennes… Il souffrait à crier ; mais seule la pâleur livide de son visage, qu’il savait garder impénétrable, eût pu trahir sa souffrance… Il se raidissait contre toute émotion ; car il sentait que le moment solennel d’accomplir son sacrifice était venu… il était prêt… Et lorsque Paule ayant fini de parler leva sur lui ses grands yeux éplorés, en murmurant : — Jean, qu’allons-nous faire ? ce fut d’une voix basse mais ferme qu’il répondit :

— Écoutez-moi, ma bien-aimée.

S’étant encore approché de la jeune femme, il l’attira doucement à lui, si près que la tête de Paule reposait presque sur son épaule, et qu’elle pouvait compter les battements précipités de ce cœur qui lui appartenait tout entier.

— Paule, vous croyez à mon amour ? Vous savez que je vous aime plus que ma vie même ?… Promettez-moi que, quoi qu’il arrive, quoi que je fasse, vous ne douterez jamais de mon affection pour vous…

— Oh ! Jean, pourquoi cette question ?

Et un regard de reproche emplit les yeux candides levés sur le jeune homme. Comme s’il n’eût pas entendu l’interruption, celui-ci continua :

— Paule, je ne puis vous épouser… je n’en ai pas le droit.

Cette fois, ce fut un vrai cri de douleur qui s’échappa des lèvres de Paule, tandis que Jean reprenait, impassible, se raidissant contre l’émotion :

— Il faut oublier ce… beau rêve, et nous séparer !

Puis, comme la jeune femme se dégageait, frémissante, il la força à se rasseoir d’un geste tout à la fois tendre et impérieux, et se laissant tomber à ses pieds, il reprit, tremblant, mais résolu à aller jusqu’au bout :

— Non… ne m’ôtez pas mon courage, Paule, j’en ai tant besoin !… Ayez pitié de ma souffrance… pensez au supplice que j’endure d’être obligé de vous dire ces choses… Soyez forte, ma bien-aimée, et écoutez-moi sans m’interrompre.

Paule, vaincue, cacha son visage dans ses mains.

Mlle de Neufmoulins a raison… Vous ne pouvez être la femme d’un valet… vous vous devez à votre famille, à votre rang… Je partirai, et moi disparu, votre tante oubliera cette… cette malheureuse histoire. Ne vous inquiétez pas à mon sujet… je trouverai une autre situation, Dieu m’aidera !… Si j’étais riche et indépendant, je mettrais ma fortune à vos pieds… Mais je n’ai rien !… Je n’oublierai jamais voire bonté pour moi… Jusqu’à mon dernier soupir, mon cœur ne battra que pour vous… Pardonnez-moi de n’avoir pas eu la force de vous cacher mon amour, de m’être trahi… Cet amour est si pur que je n’ai pas à en rougir… Plus tard, quand vous occuperez le rang qui vous convient, si vous vous souvenez parfois au… régisseur qui vous a aimée, n’ayez pas de trouble… n’ayez jamais honte des sentiments dont vous m’avez honoré… j’en étais digne, Paule… Si je n’écoutais que mon cœur, j’accepterais ce bonheur ineffable qui s’offre à moi… je vous demanderais de partir… Mais ce serait peu vous aimer que vous condamner à une existence de misère et de privations… Mon amour est plus grand que cela, il veut votre bonheur par-dessus tout !… Comprepez-vous bien ce qui me fait vous parler ainsi ?

Paule se dégagea soudain, et forçant le jeune homme à la regarder en face :

— Jean, interrogea-t-elle frémissante, si je vous disais que je n’accepte pas votre sacrifice ? Que je préfère n’importe quoi à la séparation… à la perspective de vous quitter ?

— Je vous supplierais à genoux, comme je le fais en ce moment, de m’écouter, de ne pas me laisser commettre une lâcheté, en profitant de vos sentiments généreux…

Le jeune homme avait baissé la tête, de sorte que Paule ne pouvait voir l’expression désespérée de ses prunelles sombres.

— Eh bien ! Jean, je n’accepte pas votre décision ! Où vous irez, j’irai ; je veux lutter avec vous, souffrir avec vous ! Toutes les épreuves qui vous attendent, et dont notre amour est la cause, j’en réclame ma part !… Laissez-moi vous suivre, être pour vous une compagne dévouée, et fidèle…

Paule était idéalement belle ; ses yeux brillaient d’un éclat éblouissant, tout son visage resplendissait d’amour, tandis qu’elle attendait, anxieuse, un mot, un geste de Jean.

Un silence se fit… une expression d’atroce souffrance passa sur les traits du régisseur… Mais, poussant un profond soupir, il répondit d’une voix étranglée :

— Non, Paule, je ne puis accepter… l’honneur me le défend… Je dois vous laisser libre… il faut m’oublier…

— Ah ! vous ne m’aimez pas ! vous ne m’avez jamais aimée ! s’écria la jeune femme d’un accent déchirant, en se levant et en repoussant violemment Jean Bernard, qui était devenu livide à faire peur.

Un coup frappé à la porte du cabinet les fit soudain tressaillir.

— M’sieu Bernard, annonça la bonne du dehors, on vous demande au château. Mlle Gertrude veut vous parler tout de suite ; c’est fort pressé, a dit le domestique.

— Merci, Zoé, dites que j’y vais immédiatement.

Jean, qui était resté agenouillé auprès du fauteuil, se releva lentement et passa une main sur son front brûlant, comme s’il voulait rappeler ses idées confuses…

Il jeta un regard de commisération sur Paule qui, après l’avoir repoussé, était retombée affaissée sur le large divan contre la muraille et, le visage caché sous son bras, pleurait en silence, éfouffant ses sanglots. Un immense désir lui vint de la prendre dans ses bras, de l’emporter loin de l’Abbaye, dans un pays inconnu, d’unir sa destinée à la sienne, de lui consacrer sa vie entière, d’accepter cet amour si candidement offert, de lui révéler le mystère si soigneusement caché, de mettre à ses pieds ce beau titre de comtesse de Ponthieu dont elle était si digne aujourd’hui…

Mais la pensée des souffrances qui attendaient cette créature adorée, les misères auxquelles il la condamnerait en l’épousant fut plus forte et triompha de ce qu’il regardait comme un sentiment égoïste… Il la voulait riche… il la ferait heureuse en dépit d’elle-même et coûte que coûte !

Il se pencha sur la jeune femme et effleura d’un baiser la magnifique chevelure d’or… Puis, tremblant comme un homme qui vient de commettre

un crime, il sortit sans se retourner.

CHAPITRE XIV


Le cœur de Jean Bernard battait d’une singulière émotion comme il franchissait, pour la dernière fois, pensait-il, le seuil du magnifique palais bâti par son oncle.

Tout en se dirigeant vers le cabinet où l’attendait la châtelaine, il jetait autour de lui un regard attendri, cherchant à fixer pour toujours dans son esprit l’image de ces lieux tant aimés, où il avait espéré rester longtemps encore et que la fatalité l’obligeait à quitter si soudainement.

Pendant le trajet de l’Abbaye au château, il avait eu le temps de recouvrer son sang-froid ; redevenu maître de lui-même, il se sentait fort contre la rude épreuve qu’il allait subir, contre le coup qu’il prévoyait.

Mlle de Neufmoulins, avec sa clairvoyance habituelle, se rendit compte de cette disposition lorsqu’elle vit entrer dans son cabinet celui qu’elle avait mandé en toute hâte.

— Vous savez pourquoi je vous ai fait appeler ? commença-t-elle en le toisant avec dédain.

— Je crois le savoir, mademoiselle, répondit Jean d’un ton poli et froid.

— Eh bien, si vous n’en êtes pas encore bien sûr, sachez-le tout de suite. J’ai à vous dire que vous êtes un drôle, monsieur Jean Bernard ! un véritable coquin, entendez-vous ? Plus ambitieux encore que les manants de votre espèce, ce n’est pas dans ma caisse que vous avez volé à pleines mains, vous avez visé plus haut. Voyant la naïveté, la bêtise de ma nièce, vous vous êtes dit que la conquête d’une telle sotte serait facile ! Alors vous avez fait la cour à la petite, sachant bien que si elle n’a pas le sou aujourd’hui, demain, lorsque sa vieille originale de tante aura tourné de l’œil, elle sera riche à millions ! Allons ! le plan était assez habile, avouez-le donc, monsieur Jean Bernard ?

Le jeune homme, toujours silencieux, s’était fait un visage impénétrable ; ses jeux, qu’il tenait obstinément baissés, ne laissaient point voir la lueur étincelante de ses prunelles enflammées ; il était debout, appuyé au dossier d’une chaise qui tremblait par instants sous la pression nerveuse de sa main crispée.

On eût pu croire devant son impassibilité que ce n’était pas à lui que s’adressaient les paroles insultantes de la vieille châtelaine. Celle-ci, assise au fond d’un large fauteuil, les bras croisés dans une attitude de défi, dévisageait le jeune homme, étonnée de ne pas le voir bondir sous les coups dont elle le fouaillait… Comme il se taisait toujours, elle continua sans pitié :

— Ah ! vous êtes un comédien habile, monsieur Jean Bernard ! il faut le reconnaître ! Vous avez su bien jouer votre rôle ! Vous vous y entendez à merveille pour faire vibrer la corde des beaux sentiments ! Aussi ma nièce s’y est-elle laissé prendre tout de suite ! Encore un peu, nous aurions juré que vous étiez un prince déguisé, tant vous avez su copier les dehors d’un grand seigneur ! Mais vous avez oublié la première qualité qui dénote le parfait gentilhomme et que vous ne posséderez jamais, monsieur mon intendant ! Vous avez oublié l’honneur !…

Cette fois, les yeux noirs se levèrent, laissant voir à la vieille fille leur regard enflammé.

— En êtes-vous bien sûre, mademoiselle ?

Jean parlait d’une voix grave et triste, d’un ton légèrement dédaigneux ; Mlle Gertrude, un peu interdite, ne trouva rien à répondre.

— Non, je n’ai jamais forfait à l’honneur, continua le jeune homme avec une telle fierté qu’il en imposa à son interlocutrice restée silencieuse. J’ai pu avoir un moment de faiblesse… je n’aurais pas dû me trahir… je n’avais pas le droit d’aimer Mme Wanel, et je devais avoir la force de taire cet amour… C’est mal à moi, je l’avoue. Quant aux vils sentiments que vous me prêtez, ma conduite me justifiera mieux que tous les arguments… Interrogez votre nièce ; elle-même vous dira ce qui s’est passé entre nous… Vous verrez alors combien vous avez été injuste dans vos soupçons à mon égard.

Mlle de Neufmoulins s’était reprise et, dévisageant hardiment le régisseur, elle déclara de sa voix sarcastique :

— Oh ! je sais ! Vous avez si bien circonvenu cette petite sotte qu’elle ne dira pas autrement que vous ! Vous ne pouvez pourtant pas nier lui avoir parlé d’amour, j’imagine ?

— Non, je ne le nie pas… J’aime Mme Wanel depuis… depuis le jour où je l’ai vue, je crois, répondit Jean avec dignité, et sans baisser les yeux. Cet amour a grandi singulièrement ces derniers temps. Ses malheurs, son isolement, ses efforts vraiment touchants pour arriver à vous satisfaire, mademoiselle, sa bonté, sa douce résignation devant des rebuffades le plus souvent injustes m’ont ému jusqu’au fond de l’âme et m’ont fait éprouver pour elle une affection profonde, capable de tous les dévouements, de tous les sacrifices, qui ne peut qu’honorer celle qui en est l’objet, fût-ce même de la part d’un mendiant ! de l’être le plus pauvre et le plus misérable ! Je croyais bien qu’elle ignorerait toujours ce culte ardent que je lui avais voué et il a fallu une circonstance extraordinaire, un de ces coups qui vous prennent par surprise, pendant lesquels on n’est plus maître de sa volonté… Si mes lèvres ont trahi mon cœur, hier, c’est de votre faute, mademoiselle, déclara hardiment Jean Bernard, en regardant la vieille châtelaine bien en face.

— Mais, vraiment, ce manant est d’une audace !

— Oui ! — et la voix brève du régisseur monta à un diapason plus élevé, imposant silence à Mlle de Neufmoulins, subjuguée par le ton tranchant et l’expression impérieuse des yeux noirs — oui, c’est votre faute ! Cette enfant que vous devriez protéger et que vous semblez torturer à plaisir est arrivée chez moi affolée, hors d’elle-même !… Elle est venue à moi comme à son seul ami, le seul être en qui elle eût confiance, qui pût l’aider, la guider… Éperdue, sanglotante, elle m’a dit que vous l’aviez chassée, demandant d’elle une chose qu’elle ne pouvait vous accorder. Vous vouliez lui imposer un mariage qui lui paraît odieux… de quel droit, vraiment, exigez-vous pareille monstruosité ?

— Et de quel droit, s’il vous plaît, vous mêlez-vous des affaires de ma nièce et des miennes ? riposta Mlle Gertrude, qui avait retrouvé toute sa violence. Je ne sais pas pourquoi j’ai la patience de supporter pareil langage ! Vertudieu ! Qu’on me parle de la sorte, à moi, une Neufmoulins ? Et qui ?… un manant, un valet que je devrais faire chasser sur l’heure !

— Je vous éviterai cette peine, mademoiselle, répondit fièrement le jeune régisseur. Je vais partir ; mais, auparavant, je vous dirai tout ce que j’ai sur le cœur ! tout ce qui me brûle les lèvres depuis si longtemps ! Je vous dirai l’horreur que m’inspirent vos procédés pour l’enfant de votre frère !

— Tiens ! tiens ! Je ne serais pas fâchée d’entendre cela ! L’opinion d’un Jean Bernard sur ma conduite ! ce doit être assez curieux !

Et Mlle Gertrude, prenant son face à main, toisa le régisseur avec insolence, tandis qu’elle s’étendait complaisamment au fond de son fauteuil dans un calme affecté.

— Parlez donc, jeune homme, je suis tout oreilles !… Et d’abord, reprenons où nous en étions restés… Vous disiez que ma nièce était venue vous demander conseil ! Naturellement, vous l’avez encouragée à me résister, à refuser ce parti que je lui offrais pour vous épouser, vous, Jean Bernard ?

— Non !

Le régisseur avait mis une telle hauteur dans cette brusque et laconique réponse que Mlle de Neufmoulins le regarda avec une nouvelle attention.

— Non ! répondit-il au bout d’un instant de silence — et une expression de tendresse immense emplit soudain ses yeux noirs passionnés… sa voix se fit douce et triste… il parla lentement… — Mon amour est trop profond pour être égoïste… J’ai eu une seconde la vision du ciel… j’ai été ébloui par le bonheur… mais j’ai eu la force de résister… Pauvre chère Paule !… Elle ne se doutera jamais de la grandeur de mon sacrifice… Je lui ai dit que je n’avais pas le droit, moi, le paria, le salarié, de prétendre à sa main… Je l’ai suppliée d’oublier… Et j’ai compris que je devais partir, ne jamais la revoir, ne plus entendre le son de sa voix… Elle est faite pour la fortune, le luxe, les honneurs… il faut la laisser à ce cadre d’or qui lui convient si bien !… La condamner à une vie de luttes et de misère serait un crime… je ne le commettrai pas… Mais elle va souffrir… elle m’aime, je le sais… Il faudra être bonne pour elle… il faudra lui donner un peu de cette affection, de ces caresses, dont elle a tant besoin !… C’est une enfant aimable et tendre…

Pour un observateur attentif, le visage de Mlle Gertrude eût offert un sujet d’études fort curieux en ce moment : des larmes, qu’elle essuyait rageusement, perlaient au bord de ses paupières, tandis qu’elle attachait sur le régisseur un regard hypnotisé ; ses lèvres s’agitaient comme pour parler, et sa bouche se tordait grimaçante, sous une émotion indéfinissable.

Mais, se reprenant soudain, et sans cesser d’examiner son interlocuteur, elle l’interrompit de sa voix mordante :

— Peuh ! comédie que tout cela ! On ne m’en fait pas accroire à moi ! Avouez tout simplement que lorsque la jeune belle vous a annoncé que je la chassais si elle n’épousait pas Le Saunier et que vous avez vu l’impossibilité de gruger la vieille tante, vous vous en êtes tiré comme vous avez pu !

Jean Bernard bondit sous cette nouvelle insulte. Il se redressa avec hauteur et, foudroyant la châtelaine de son regard fulgurant :

— C’en est trop à la fin ! s’écria-t-il, et vous abusez étrangement de votre situation. Si je n’ai pas accepté l’offre si généreuse de Mme Wanel, sachez que c’était uniquement pour lui permettre de reprendre auprès de vous la place qui lui convient.

— Eh bien ! monsieur, vous avez perdu votre temps, car je n’ai qu’une parole, et si ma nièce n’épouse pas celui que j’ai choisi pour elle, elle peut faire son paquet ! je la chasse comme je vous chasse vous-même ! Libre à vous de vous charger d’elle.

— C’est ce que je ferai, mademoiselle ! déclara fièrement le jeune homme. Je demanderai à genoux à la noble enfant d’accepter le peu que j’ai à lui offrir et de m’accorder le droit de la protéger dans la vie.

— Un beau protecteur qu’elle aura là, ma foi ! Un intendant ! Un valet ! Moins que rien ! Un Jean Bernard ! Une espèce d’enfant trouvé, j’imagine !…

Un frémissement de colère faisait trembler le jeune homme : il était livide et ses yeux étincelaient.

— Je pars, mademoiselle de Neufmoulins ! Je ne suis plus à votre service ! — Un accent de dédain inexprimable vibrait dans sa voix dure et métallique. — Avant de m’éloigner, laissez-moi vous dire que si votre nièce doit être bien pauvre, elle aura du moins, en m’épousant, un nom plus beau et plus noble que celui qu’elle quittera… Il n’y a plus de Jean Bernard, ici !… Je suis le comte de Ponthieu, mademoiselle !…

— Ah ! enfin ! enfin ! Mais dites-le donc ! dites-le donc ! depuis que je l’attends, cet aveu !

La foudre fût tombée aux pieds de Jean qu’il n’eût pas été plus stupéfait qu’en entendant ces paroles… Et ce fut bien autre chose lorsqu’il vit l’expression de profonde tendresse, de ravissement qui transfigurait le visage d’ordinaire si laid et si dur, qui l’illuminait au point de le rendre presque beau.

— Mon enfant, mon pauvre Jean !…

Sa voix avait une douceur infinie, des accents d’une tendresse toute maternelle, tandis que ses bras s’ouvraient pour recevoir le jeune homme qui, éperdu, ne comprenant pas, mais devinant qu’il était en face d’un mystère d’amour, se laissa tomber aux pieds de Mlle Gertrude…

Ce fut une heure d’émotion inoubliable que celle des confidences de la vieille châtelaine… Conduit par elle dans la chambre princière, meublée avec tant d’amour par son oncle, Jean ne pouvait détacher ses yeux ravis du buste de la comtesse de Ponthieu, sa mère adorée, qui semblait lui sourire du haut de son socle de velours… Assis, presque agenouillé aux côtés de Mlle Gertrude, il écoutait, dans un silence recueilli, l’histoire étrange, quasi merveilleuse qu’elle lui contait… Il apprenait que, depuis dix-huit ans, elle l’avait suivi pas à pas dans sa vie de lutte et de travail, ne le perdant jamais de vue, sachant tout de lui, n’ignorant rien de ses moindres agissements, entretenant avec son ami Antoine de Radicourt une correspondance active à son sujet, toujours prête à lui venir en aide si le besoin s’en était fait sentir.

— Tiens, mon enfant, regarde ! Et Mlle Gertrude tirait de ses poches volumineuses, toujours bourrées d’objets de toutes sortes, un vieux portefeuille usé. — Vois ! je me suis procuré toutes les photographies qui existaient de toi, jusqu’à la dernière ! J’ai eu tant de chagrin lorsque mon imbécile de frère s’est fâché avec tes parents et qu’on ne t’a plus revu ! Lui aussi avait bien du chagrin, mais il avait également la mauvaise tête des Neufmoulins, et jamais il n’aurait voulu reconnaître ses torts dans cette affaire ! Le vieux fou se consolait en faisant bâtir ce nid merveilleux qu’il te destinait et que, sans moi, bien sûr, tu n’aurais jamais habité ! Si le bon Dieu l’a admis dans son Paradis, et s’il nous voit de là-haut, en ce moment il doit être bien heureux ! Si tu savais ma fureur à la lecture de ce testament ridicule ! J’avais toujours espéré qu’il vous laisserait sa fortune à Paulette et à toi, mais je ne me doutais pas que l’idée pût lui venir d’y mettre cette clause absurde ! Connaissant ta nature sérieuse et réfléchie, ton grand cœur, tes sentiments élevés, je savais bien que pour rien au monde, tu n’accepterais de donner ce beau nom de Ponthieu, dont je te savais si fier, à la petite poupée sotte et frivole qu’était alors ma nièce. Comment arriver à la solution rêvée par le vieil original ? Car, tout en traitant d’idiotie sa singulière combinaison, je me mis bientôt en tête d’en tenter la réalisation. Et tu sais notre devise : « Ce que Neufmoulins veut, Neuf moulins peut ! » Dès le début, j’ai bien cru la partie perdue ; je voyais Paulette, que j’aimais bêtement, malgré tous ses travers, remariée à ce bellâtre de Lanchères, ce joli monsieur à corset, ce pantin à qui on avait oublié de mettre un cœur dans la poitrine, et je ne dérageais pas ! Pour l’argent, je savais bien que tu en aurais ta part, puisque je restais maîtresse d’en disposer à ma guise, mais le désir de vous voir unis m’était devenu aussi cher qu’à mon olibrius de frère et je ne trouvais guère le moyen de le réaliser ! Heureusement le bon Dieu, qui était bien sûr dans mon jeu, a su tout arranger, et joliment encore ! Ton prince mort, ma nièce ruinée, je restais avec pas mal d’atouts en main ! Et tu sais si ça a marché ! Que de fois me suis-je sentie émue jusqu’aux larmes devant les efforts courageux de ma petite Paulette pour arriver à obtenir de toi un sourire approbateur, un mot d’éloge ! Quel maître habile et puissant que l’amour ! Comme il a su vite transformer la poupée frivole en une femme dévouée et sérieuse !

Avec quel héroïsme elle eût accepté la pauvreté, les épreuves d’une vie de travail et de lutte s’il l’eût fallu ! Mon Jean, mon enfant tant aimé, laisse-moi te dire combien je suis heureuse de votre amour à tous deux !… Vois ! je pleure comme une vieille bête ! et ce moment me paie de bien des tracas ! Pauvre Paulette ! Elle n’y a jamais rien compris ! Elle n’a rien deviné ! Elle s’étonnait de ma dureté, surtout ces derniers temps ! Elle ne se doutait guère que c’était pour hâter un dénouement qui se faisait trop attendre à mon gré, depuis que je l’appelais de tous mes vœux ! Je voulais te forcer à te dévoiler ! Vertudieu ! ce ne fut pas facile. Mais Gertrude de Neufmoulins y est arrivée tout de même ! Elle a pu réaliser ce projet si chèrement caressé : voir sa nièce comtesse de Ponthieu et rendre à ce Jean qu’elle a toujours aimé l’héritage qu’elle n’avait accepté que comme un dépôt…

Ils causèrent encore longtemps, la vieille châtelaine voulant tout savoir de la vie de Jean avant son arrivée au château, lui demandant mille détails sur « ses enfants ». Elle ne se lassait pas de l’écouter, de l’admirer ! Elle se révélait à lui sous un nouveau jour, lui laissant voir tout à coup les trésors de son cœur débordant d’une tendresse maternelle, qu’elle n’avait mis tant de soin à lui cacher jusque-là que pour le mieux servir !

Puis ils parlèrent de Paulette, et là, encore, ils se comprirent : leur amour leur suggérant une ruse délicieuse, ils convinrent de lui ménager une surprise, et le jeune homme, trop ému pour parler, écoutait silencieux, mais souriant, les recommandations faites par Mlle Gertrude, ravi à la pensée du bonheur qui attendait sa fiancée, de cette explosion de joie dont il serait témoin, de la lueur d’extase qui brillerait dans ses grands yeux caressants et si tendres, lorsqu’elle saurait tout le lendemain…

Il eut besoin de faire un effort surhumain pour cacher à Paulette l’expression radieuse de son visage, lorsqu’il vint la retrouver à l’Abbaye…

Toujours affaissée dans le fauteuil qu’elle n’avait pas quitté, elle leva sur lui un regard interrogateur.

Doucement, tendrement, il la prit dans ses bras et lui parla de sa voix grave, tandis qu’elle baissait la tête, tremblante d’émotion, anxieuse de ce qu’il allait lui dire.

— Ma bien-aimée, il faut être forte et courageuse. Je pars… mais je reviendrai bientôt ; ayez confiance… Votre tante vous dira tout ce qui s’est passé entre nous… Le comte de Ponthieu doit arriver au château demain… Peut-être a-t-elle des projets au sujet d’une union… En tout cas, Paule, vous êtes libre…

— Je ne veux pas le voir ! s’écria la jeune femme dans une sorte d’effroi et en cherchant à repousser Jean qui la tenait toujours sous son regard énigmatique, qu’il essayait de rendre triste, mais dont l’éclat eût assurément frappé sa compagne si elle avait pu le voir.

— Si ! Vous ferez cela pour moi, Paule ; vous le recevrez… Et si, dans quelque temps, après avoir bien consulté votre cœur, vous êtes sûre que vous n’aurez jamais un regret ni pour le nom, ni pour la fortune… si vous croyez que moi, Jean Bernard, l’intendant, je puis vous donner le bonheur… vous me le direz, ma bien-aimée… et je viendrai vous chercher…

— Oh ! Jean !… Merci !

Levant alors la tête et l’enveloppant de son regard caressant devenu soudain timide comme celui d’un enfant :

— Jean, dit-elle gravement du même ton dont elle eût prêté un serment, quoi qu’il arrive, je suis à vous ! Jamais je ne serai la femme d’un autre… Je vous appartiens pour toujours…

Il la suivit longtemps des yeux comme elle s’éloignait, ne se doutant certes pas du bonheur qui l’attendait… Elle marchait maintenant la tête haute, bien décidée à lutter, à se conserver pure et fière pour celui à qui elle avait donné sa foi. Ni le comte de Ponthieu, ni d’autres ne la feraient faiblir ! et, à n’importe quel prix, elle serait la femme de Jean Bernard !…

Il ne dormit guère cette nuit-là, le régisseur de Neufmoulins : le bonheur le tint éveillé… De radieuses visions d’amour et de fortune se déroulaient devant ses yeux éblouis… Il entendait toujours la voix vibrante de tendresse de la châtelaine :

— Mon enfant !… Mon pauvre Jean !… Ce que Neufmoulins veut, Neufmoulins peut !…

Et une profonde reconnaissance emplissait son cœur pour la vieille fille qui avait su si bien jouer son rôle, qui, sans souci de l’opinion de tous,

n’avait eu qu’un but, qu’une pensée : faire le bonheur de ses deux enfants.

CHAPITRE XV


— Voyons, chère Paule, ne vous désespérez pas ainsi. Puisque Jean vous a dit que quoi qu’il arrive vous pouviez compter sur lui, il faut avoir confiance et vous montrer courageuse.

— Mais que signifie l’arrivée de ce Ponthieu dont on n’avait jamais plus entendu parler ! Je suis sûre que ma tante aura encore manigancé là un tour de sa façon pour m’empêcher à n’importe quel prix d’épouser Jean ! Et le supplice de cette incertitude dans laquelle il m’a laissée !… Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? Que s’est-il passé hier entre lui et tante Gertrude ? Oh ! Thérèse, j’ai peur qu’il soit parti pour toujours et qu’il n’ait pas osé me l’avouer, craignant ma faiblesse et mes larmes ! Si j’allais ne plus le revoir !… Si tout était fini !…

Et une expression de terreur inexprimable passait dans les prunelles humides qui se levaient éplorées, cherchant à lire sur le visage de Thérèse sa pensée intime. Celle-ci, touchée par la peine de son amie, mais impuissante à la tirer d’inquiétude, ne sachant rien, étant comme elle dans une ignorance complète des projets de la vieille châtelaine, resta quelque temps silencieuse, puis embrassant Paulette, elle demanda :

— Que vous a dit Mlle Gertrude, hier soir, lorsque vous êtes rentrée ?

— Rien qui ait pu me rassurer… au contraire ! « Ma chère, a-t-elle déclaré de sa voix la plus sèche, tu voudras bien me faire le plaisir de ne plus me parler, pour le moment du moins, de ce Jean Bernard que j’ai mis à la porte et que je compte bien ne plus revoir ! J’attends demain M. de Ponthieu, qui m’a écrit pour m’annoncer sa visite et qui désire renouveler connaissance avec toi. J’espère que tu sauras lui faire l’accueil qu’il convient ; après son départ, si cette sotte affaire te tient encore à cœur, nous en recauserons tout à notre aise !… » Et elle est sortie de la salle sans même me regarder. Comme vous le savez, elle n’est pas descendue pour le dîner, prétextant des lettres pressées à écrire… Voilà tout !

— Oui, c’est vraiment bien étrange, murmura Thérèse.

— Vous n’avez pas vu Jean, lorsqu’il est venu hier ? interrogea Paule avec anxiété.

— Je l’ai aperçu seulement comme il quittait le vestibule. Il marchait très vite, la tête baissée, et semblait fort préoccupé. Voyons, ma chérie, continua Thérèse tendrement, il faut prendre courage. En attendant, venez vous faire belle pour recevoir le comte de Ponthieu.

— Me faire belle pour un autre que Jean ! Oh ! non ! — et la jeune femme secoua la tête d’un air de défi. Il me fait horreur, ce Ponthieu ! Rien que la pensée de le supposer de connivence avec ma tante pour comploter contre notre bonheur me le fait détester ! Je voudrais être laide ! laide à faire peur, pour me présenter devant lui ! Voyez, j’ai mis la toilette qui me va le plus mal, ma robe noire des mauvais jours, et j’ai arrangé mes cheveux de façon à être aussi vilaine que possible.

Pauvre Paulette ! elle n’avait guère réussi à s’enlaidir, pensait Thérèse, comme elle examinait, sans pouvoir s’empêcher de l’admirer, la jolie tête nimbée d’or, le visage aux traits si fins, si délicats, la bouche tendre, les prunelles éblouissantes dans leur bleu azuré, le teint éclatant de fraîcheur, que faisait valoir encore le sombre de la robe noire. La coupe simple et sévère de cette toilette que Thérèse lui avait taillée dans un de ses anciens costumes de deuil faisait ressortir admirablement le buste souple, la taille mince et élégante de la jeune femme ; la traîne la faisait paraître plus grande et ajoutait encore à sa démarche naturellement distinguée. Jamais Paulette n’avait semblé plus belle à Thérèse, qui déclara en souriant affectueusement :

— J’ai bien peur que M. de Ponthieu ne vous trouve pas trop laide, ma chérie. Vous feriez une bien jolie comtesse !

— Oh ! Thérèse, ne parlez pas ainsi !

Et les yeux bleus de la jeune femme prirent soudain une telle expression de souffrance que son amie en fut bouleversée.

— Pardon, ma chérie, pour cette innocente plaisanterie, je ne croyais pas vous faire de la peine, dit-elle vivement. Allons, je dois vous quitter pour retourner à mes occupations habituelles ; soyez calme et forte. Il est onze heures ; M. de Ponthieu ne tardera pas à arriver. À bientôt ! du courage.

Thérèse se retira après avoir embrassé tendrement Mme Wanel, dont la tristesse et l’air découragé lui faisaient mal à voir.

Restée seule, Paule retomba dans les sombres pensées auxquelles elle était en proie depuis la veille au soir. La nouvelle du départ de son fiancé que Thérèse avait apprise par la vieille Zoé en passant devant l’Abbaye et qu’elle venait de lui annoncer, ajoutait encore aux tristes pressentiments qui l’accablaient. Malgré l’assurance de Jean, elle avait peur de ne jamais plus le revoir… Cette visite inopinée du comte de Ponthieu l’intriguait et l’inquiétait tout à la fois… Elle sentait la main de sa tante dans ce retour aussi étrange qu’inattendu. Sans doute, la vieille fille avait renoncé à lui faire épouser M. Le Saunier, mais elle ne désarmait pas et espérait avoir plus de succès avec son ancien compagnon d’enfance… Qu’avait-elle dit à Jean Bernard ? Avec quelles insultes l’avait-elle chassé de Neufmoulins ? Où s’était arrêté le torrent d’outrages dont elle l’avait sans doute accablé ? Paule connaissait assez la nature emportée de sa parente pour se douter de ce qui avait dû se passer. Jean, toujours délicat, n’avait pas voulu lui en dire un mot pour lui éviter une nouvelle peine, un nouveau chagrin, mais elle ne devinait que trop la scène pénible et douloureuse, les affronts subis par le jeune homme. Pour la centième fois la même question lui martelait la tête :

— Que s’était-il passé ?

Lorsqu’il l’avait quittée pour se rendre à l’ordre intimé par la châtelaine de venir lui parler, sur l’heure, il était prêt à se sacrifier, à broyer son propre cœur, à renoncer à elle… Il l’avait suppliée de l’oublier, d’épouser un homme de son rang qui lui donnerait la place qu’elle devait occuper dans la vie, qui la ferait riche et honorée…

De retour auprès d’elle, il lui avait annoncé son départ obligé, mais il n’avait plus exigé le sacrifice… il l’avait laissée maîtresse de sa destinée, s’engageant à venir la chercher si elle l’aimait toujours, si elle le préférait à tous…

Que s’était-il passé, qui avait pu ainsi changer sa décision ?… Et prenant dans ses deux mains brûlantes sa tête lourde de pensées inquiètes, livrée à des suppositions contradictoires, à des alternatives d’espérance et de découragement, Paule songeait, songeait…

— Mademoiselle fait prévenir madame qu’on l’attend au salon.

La jeune femme tressaillit à ces mots prononcés par la servante qu’elle n’avait pas entendue entrer.

— Bien, j’y vais.

Et Paule, brusquement arrachée à sa rêverie, se leva, chancelante, bouleversée à l’idée de revoir ce comte de Ponthieu dont elle avait presque oublié la visite…

— Encore une épreuve ! pensa-t-elle en se dirigeant d’un pas automatique vers le salon qui se trouvait au rez-de-chaussée.

Puis le souvenir de son nom se présentant soudain à son esprit, son cœur se serra encore plus.

— Il s’appelle Jean, lui aussi, murmura-t-elle. Quelle dérision !

Arrivée devant la porte, elle s’arrêta. Une émotion étrange la faisait trembler, elle se sentait défaillir… elle devait être livide ! Elle posa une main sur son cœur pour en comprimer les battements qui semblaient l’étouffer… Sa pensée vola vers celui qu’elle aimait et qui était parti loin d’elle, dans l’inconnu, chercher sans doute un nouveau gagne-pain, errant triste et pauvre…

— Mon Jean, mon bien-aimé, je vous serai fidèle ! murmura-t-elle comme dans une sorte de protestation, et pour se donner du courage. Quoi qu’il arrive, je serai votre femme !…

Faisant alors un effort surhumain, elle entra dans le salon où l’attendait le comte de Ponthieu.

— Ma nièce, je te présente Jean de Ponthieu.

La voix forte de Mlle Gertrude avait un accent de triomphe qui blessa la jeune femme.

Les yeux baissés, les mains pendantes, elle s’avança. Une contraction pénible remplaçait le sourire tendre qui lui était habituel ; son visage pâle, son attitude contrainte faisaient peine à voir…

— Permettez-moi, madame…

Oh ! cette voix !… Elle releva vivement la tête. Que signifiait cette comédie ? Jean Bernard, souriant, ému, était là devant elle ; une lueur d’amour infini illuminait ses grands yeux noirs, son visage rayonnait d’un bonheur ineffable…

Paule, éperdue, se tourna vers sa tante.

La vieille châtelaine, transfigurée, elle aussi, la contemplait avec un sourire si tendre, une telle expression de joie que la jeune femme en fut comme éblouie.

— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle, en devenant de plus en plus pâle.

— Allons, Jean, explique-lui… Vite ! soutiens-la ! elle va tomber, la pauvre petite !

Alors, appuyée sur la poitrine de son fiancé qui riait et pleurait tout à la fois, Paule, les yeux fermés, écoutant comme dans un rêve cette voix grave qui la berçait de son récit étrange et merveilleux, Paule apprit toute l’histoire…

Quand elle se dégagea des bras de Jean de Ponthieu, ivre d’émotion et de bonheur, pour courir toute frémissante se jeter au cou de Mlle Gertrude, celle-ci avait disparu, ne voulant pas troubler cette scène d’amour qui était son œuvre, craignant aussi de laisser voir son trouble et ses larmes.

— Eh bien ! ma nièce, déclara-t-elle gaiement en rentrant dans la pièce une heure plus tard, qu’est-ce que je t’ai dit que, moi vivante, tu n’épouserais pas ton Jean Bernard ! Vertudieu ! étais-tu assez furieuse ! « Tante Gertrude, je Vous jure que je ne serai jamais la femme du comte de Ponthieu ! Si vous avez caressé ce projet pour me détacher de Jean Bernard, vous n’y réussirez pas ! » Dis un peu que Gertrude de Neufmoulins n’a pas bien gardé la devise : Ce que Neufmoulins veut, Neufmoulins peut !

— Oh ! tante Gertrude ! tante Gertrude !

C’était tout ce que pouvait dire Paule, dans sa joie éperdue… Mais ses baisers parlaient pour elle, et pour la première fois ne recevaient pas les rebuffades habituelles de la vieille fille.

Celle qui fut bien étonnée aussi, ce fut Thérèse, lorsqu’elle arriva à l’heure du déjeuner dans la salle où les jeunes gens et la châtelaine se trouvaient déjà.

Son air absolument stupéfait n’échappa point aux yeux perçants de Mlle Gertrude.

— Tu cherches notre hôte, le comte de Ponthieu, dit-elle gaiement. Ma chère, il est devant toi !

Et désignant son régisseur qui s’avançait radieux, les mains tendues :

— Le comte de Ponthieu, ma petite !

La jeune fille s’était arrêtée à l’entrée de la pièce et regardait d’un air effaré tous ceux qui l’entouraient.

— Tu n’y comprends rien, hein ? continua la châtelaine, ça ne m’étonne pas ! Il n’y a que Gertrude de Neufmoulins qui ait su se tirer d’un pareil imbroglio ! Enfin, ça ne fait rien ! Assieds-toi à table et pendant que tu mangeras, ma nièce, à qui la joie a bien sûr ôté l’appétit — regarde-moi cette figure extasiée ! je suis certaine qu’elle nage dans les régions éthérées, au troisième ciel, sinon plus haut ! — ma nièce, dis-je, te mettra au courant de l’histoire.

Jean, qui pendant ce colloque avait pris dans les siennes les mains de l’orpheline et les serrait bien fort, la voyant toute troublée, lui parla doucement, comme aux jours où il la réconfortait, dans ses moments de tristesse et de désespérance.

— Mademoiselle Thérèse, n’avez-vous rien à dire à votre ami ? Ne me félicitez-vous pas de mon bonheur ?

— Monsieur le comte…

— Chut ! voulez-vous bien vous taire ! Il n’y a et il n’y aura jamais pour vous que « monsieur Jean », le conseiller, le compagnon de travail…

La jeune fille, trop émue pour répondre, se dégagea et courut à Paulette. Les deux amies s’embrassèrent dans une longue étreinte, tandis que Thérèse murmurait tout bas, au milieu de ses larmes :

— Enfin, Paulette, vous allez être heureuse ! le ciel a exaucé mes prières !

Après le déjeuner, pendant lequel l’orpheline avait été mise au courant de tout ce qui s’était passé, on se réunit dans le cabinet de la châtelaine.

— J’ai vécu ici les heures les plus douces et les plus cruelles de ma vie, déclara Paule d’une voix joyeuse, mais encore pleine d’émotion contenue.

— Eh bien, ma petite, il faudra, à l’avenir, faire de cette pièce ton petit salon favori, ton boudoir, comme vous dites, vous autres, jeunes fashionables, répondit Mlle Gertrude, en s’installant dans un fauteuil.

— Oh ! tante Gertrude, je ne voudrais pas vous en priver.

— Ah çà ! crois-tu donc que je vais encore prendre la peine d’administrer votre fortune à tous les deux ? Non, non, ma chère, j’en ai assez de tout cet embarras ! Je vais vous remettre les clefs de cet immense caravansérail, j’y joindrai les deux millions que mon frère vous destinait, puis je retournerai planter mes choux !

Une même protestation s’échappa des lèvres des jeunes gens.

— Ta, ta, ta ! paix, mes tourtereaux ! Mon cher Jean, je me suis donné assez de mal pour toi et pour cette petite personne qu’il fallait dresser selon les désirs de ton cœur, maintenant débrouillez-vous ! Moi, je vais me reposer. Croyez-vous donc, mes enfants, que ce soit pour mon plaisir que j’aie pris la charge de cette fortune ? Vertudieu ! vous ne me connaissez guère ! Moi qui ai horreur de l’argent et de tous les ennuis qu’il nous procure ! Non, non, Gertrude de Neufmoulins mourra pauvre comme elle a vécu ! Vous allez vous dépêcher de vous marier, et ensuite, bonsoir ! je regagne mon vieux nid que j’ai toujours regretté.

— Oh ! tante Gertrude, vous ne ferez pas cela, s’écria Paulette, tout éplorée. Vous resterez avec nous, vous ne nous quitterez jamais. Jean, venez à mon secours, dites à ma tante qu’elle ne peut pas s’en aller ainsi — et la jeune femme adressa un regard suppliant à son fiancé.

— Non, Jean, mon enfant, protesta la châtelaine de sa voix impérieuse en voyant que le comte de Ponthieu s’apprêtait à parler, toute insistance serait inutile ; ma résolution est prise. Je vous rends ce legs que je n’avais accepté que comme un dépôt. Jean de Neufmoulins doit tressaillir de joie dans sa tombe ; je suis arrivée à ce qu’il avait désiré et n’avait pu réaliser : voir Paulette, qu’il aimait, comtesse de Ponthieu et femme de ce Jean qu’il aimait aussi et tenait en si haute estime. Je retourne vivre seule dans mon trou…

— Vous ne serez pas seule, mademoiselle, dit Thérèse de sa voix douce et grave, je ne vous quitterai pas.

— Ma petite, c’est ce qui te trompe. Je n’ai pas besoin de toi du tout ! Il y a assez longtemps, pauvre enfant, que je te fais languir après la réalisation de tes vœux ! Mais tu me pardonneras lorsque tu sauras mon motif. Que veux-tu, nous autres, les vieux, nous sommes toujours un peu des égoïstes ! Il me fallait ton aide, ton exemple, pour faire de ma nièce une femme de ta trempe et de ta valeur ! Alors je t’ai gardée ! Jean s’est mis de la partie, et à lui seul, vois-tu, il a fait des miracles ! Mais tu as bien travaillé aussi à la conversion de notre Paulette… Désormais, tu continueras en priant pour elle, là-bas, dans ton couvent, où j’irai te conduire le lendemain du mariage.

Puis, voyant les larmes de l’orpheline, elle continua d’une voix tendre que cette dernière ne lui connaissait pas.

— Ma bonne petite Thérèse, il faut que je t’aime bien et que je veuille ton bonheur pour avoir ainsi le courage de me séparer de toi ! J’ai appris à tant t’apprécier depuis que je t’ai à mes côtés ! C’est bien vrai que Dieu prend pour lui tout ce qu’il y a de meilleur !… Ne pleure pas, va ! Ta vieille amie ira te voir quand elle se sentira prise d’un trop grand ennui, et plus tard, si Paulette a des enfants, elle te les donnera à élever ; tu sauras en faire de vraies femmes… Mais, assez d’émotions, sapristi ! déclara gaiement la châtelaine, après un instant de silence. Les domestiques vont croire à des catastrophes extraordinaires, eux qui n’ont jamais vu leur vieux dragon que bougonnant et pestant ! Maintenant, mes enfants, embrassez-moi et allez vous promener. J’en ai des comptes à débrouiller !

Mais les fameux comptes ne durent guère se débrouiller ce jour-là, car après le départ des jeunes gens, la vieille fille, brisée d’émotion, resta bien longtemps enfoncée dans son fauteuil, pleurant de joie, se remémorant ses alternatives d’espoir et de découragement dans l’exécution du projet aussi peu commode qu’original, que grâce au ciel elle avait enfin pu réaliser !

. . . . . . . . . . . . . . .

Il ne fut bruit pendant un mois, dans la petite ville d’Ailly, que des événements qui s’étaient passés au château, de Jean Bernard, comte de Ponthieu, et du mariage de Mme Wanel. Comme toujours, les commérages allèrent leur train ; puis, comme tout marche dans la vie et que tout s’y succède avec une rapidité vertigineuse, on parla bientôt d’autre chose.

Mlle de Neufmoulins revint occuper sa modeste maisonnette, mais elle n’y était pas souvent seule. Chaque matin, on la voyait prendre la direction du château, escortée d’une grande fillette, aux cheveux bruns flottants, aux yeux noirs rieurs et superbes, que tout le monde se montrait avec admiration et qui répondait joyeuse à tous les saluts, aux attentions dont elle était l’objet.

— C’est Mlle Madeleine de Ponthieu. Elle est aussi belle que bonne, répétait-on sur son passage.

Et le soir, les habitants qui prenaient le frais sur le pas de leurs portes se découvraient respectueusement devant la vieille fille, qui passait, droite et fière, appuyée au bras d’un élégant cavalier de haute taille, de tournure distinguée, au visage mâle et énergique.

— Quel homme, que ce comte de Ponthieu ! murmuraient les jeunes gens d’un air envieux.

— A-t-elle eu de la chance, la petite Paulette ! disaient les femmes d’un ton jaloux et dépité.

Mais la comtesse de Ponthieu, inconsciente des critiques, rayonnante et plus jolie que jamais, marchait gaiement bras dessus bras dessous avec Madeleine, fière de son mari et de l’estime dont il jouissait…

Si son regard se détachait parfois de celui qu’elle aimait éperdument, c’était pour se poser débordant de reconnaissance sur la vieille parente à qui elle devait son bonheur !

FIN