Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 23

La bibliothèque libre.
Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 83-87).


CHAPITRE XXIII.



希言自然,故飄風不終朝,驟雨不終日。孰為此者?天地。天地尚不能久,而況於人乎?故從事於道者,道者,同於道;德者,同於德;失者,同於失。同於道者,道亦樂得之;同於德者,德亦樂得之;同於失者,失亦樂得之。信不足,焉有不信焉。


Celui qui (1) ne parle pas (arrive au) non-agir (2).

Un vent rapide ne dure pas toute la matinée ; une pluie violente ne dure pas tout le jour (3).

Qui est-ce qui produit ces deux choses ? Le ciel et la terre.

Si le ciel et la terre même ne peuvent subsister longtemps (4), à plus forte raison l’homme !

C’est pourquoi si l’homme (5) se livre au Tao, il s’identifie au Tao (6) ; s’il se livre à la vertu (7), il s’identifie à la vertu (8) ; s’il se livre au crime (9), il s’identifie au crime (10).

Celui qui s’identifie au Tao gagne le Tao (11) ; celui qui s’identifie à la vertu gagne la vertu (12) ; celui qui s’identifie au crime gagne (la honte du) crime (13).

Si l’on ne croit pas fortement (au Tao), l’on finit par n’y plus croire (14).


NOTES.


(1) H : L’auteur veut dire, dans ce chapitre, que le saint homme oublie les paroles (ou renonce aux paroles) pour s’identifier au Tao. On a vu plus haut : « Celui qui parle beaucoup finit par être réduit au silence ; il vaut mieux garder le milieu. » Celui qui se laisse aller à la violence de son caractère et aime à discuter, s’éloigne de plus en plus du Tao. Plus bas Lao-tseu compare ces hommes qui aiment à discuter, et dont la loquacité ne peut se soutenir longtemps, à un vent rapide qui ne peut durer toute la matinée, et à une pluie violente qui ne peut durer tout le jour. Or le goût immodéré de la discussion vient d’une agitation intérieure de notre âme, de même qu’un vent rapide et une pluie violente sont produits par l’action désordonnée du ciel et de la terre. Si donc le trouble du ciel et de la terre ne peut durer longtemps, il en sera de même, à plus forte raison, de la loquacité de l’homme.


(2) E : Hi-yen 希言, c’est-à-dire 無言 « ne pas parler. » H explique cette locution par koua-yen 寡言 « parler peu. »

E : Tseu-jen 自然, c’est-à-dire wou-weï 無為 « pratiquer le non-agir. » Le non-parler, c’est-à-dire le silence absolu, parait une chose aisée et de peu d’importance, et cependant Lao-tseu le regarde comme la voie qui mène au non-agir. Si ceux qui étudient (le Tao) peuvent y réfléchir profondément, ils ne manqueront pas d’en voir bientôt les effets.

(3) Fo-houeï-tseu (Edit. B) : L’homme doit rester calme et tranquille ; il ne doit pas imiter le vent fougueux ni la pluie impétueuse, qui, à cause de leur violence même, ne peuvent durer longtemps. Voyez la fin de la note 1.


(4) Suivant Ho-chang-kong, il faut entendre ici, non la durée du ciel et de la terre, mais la durée des choses qu’ils produisent. Le ciel et la terre sont doués d’une vertu divine. Cependant, lorsqu’ils se sont unis ensemble pour produire un vent rapide et une pluie violente, ils ne peuvent les faire durer toute la matinée ou tout le jour. A plus forte raison l’homme ne pourra-t-il subsister longtemps, s’il se livre à des actes violents et désordonnés. E : les mots 不能久 « ne pas durer longtemps » correspondent aux mots précédents : « ne pas durer toute une matinée, ne pas durer tout un jour. »

Ibid. Le vent rapide et la pluie violente sont ici le symbole de la force, de la violence, de l’activité (que blâme Lao-tseu). Ce commentateur paraît penser qu’il s’agit ici du peu de durée qu’auraient le ciel et la terre, s’ils venaient à perdre leur assiette. Dans cette hypothèse, Lao-tseu supposerait qu’ils sont dans un repos absolu, et que ce repos est le gage de leur durée. On lit dans le chapitre ii, 2e partie : Si la terre n’était pas en repos, elle se briserait.


(5) E : Celui qui est vide, calme, silencieux, non-agissant, est celui qui se livre à la pratique du Tao.


(6) E : Il subsiste longtemps comme le Tao.


(7) Le texte chinois des lignes 8 à 10 (n° 41 à 74 incl.) me paraît presque inexplicable, sous le rapport de la syntaxe et des acceptions reçues. Les mots te-tche 徳者 et chi-tche 失者 se prêtent difficilement à signifier celui qui se livre à la vertu, celui qui se livre au crime. Les quatre mots chi-i-te-tchi 失亦徳之 sont encore plus douteux que les précédents. J’ai cependant mieux aimé suivre Sie-hoeï (E) et Sou-tseu-yeou que de laisser trente-quatre mots sans traduction. E : Celui qui est doué de piété filiale, de respect pour ses aînés, qui aime à faire le bien sans jamais se lasser, celui-là, dis-je, se livre à la vertu.


(8) E : Il est estimable et entouré de félicités comme la vertu.


(9) E : Les excès blâmables s’appellent chi Celui qui se révolte contre le Tao, qui se met en opposition avec la vertu et se croit en sûreté au milieu des dangers, ou lorsqu’il touche à sa perte, celui-là, dis-je, se livre au crime.


(10) E : Il devient odieux et en butte aux calamités, comme le crime.


(11) Sou-tseu-yeou regarde le mot tao comme le régime direct du mot te « acquérir. » Celui qui se conforme au Tao obtient le Tao.


(12) Je suis encore Sou-tseu-yeou, qui explique le mot te « vertu, » comme régime du verbe te obtenir. »


(13) La construction des quatre mots chi-i-to-tchi 失亦得之 étant exactement la même que celle de tao-i-te-tchi 道亦得之, te-i-te-tchi 徳亦得之, j’ai cru pouvoir regarder le mot « faute, crime, » comme le régime direct du verbe te « acquérir, gagner ; » mais je suis loin de garantir une telle explication des quatre mots chi-i-te-tchi 失亦得之 qui ont embarrassé tous les commentateurs de Lao-tseu.

H explique autrement te-tchi 得之 « Ceux qui imitent la corruption du siècle 同於俗 aiment aussi (plusieurs éditions portent lo ) à se posséder eux-mêmes » 亦樂自得. Cette explication de te-tchi 得之 n’est pas admissible.

Aliter Sou-tseu-yeou : Si par malheur il échoue (chi ) » quoiqu’il échoue dans ses entreprises 雖失於所為, il ne peut manquer de réussir dans le Tao et la vertu 必有得於道徳. Mais ce sens ne s’accorde point avec les mots précédents : chi-tche-thong-iu-chi 失者同於失 « S’il se livre au crime, il s’identifie au crime. »


(14) Sou-tseu-yeou : Celui qui ne connaît pas le Tao n’a pas une foi solide dans le Tao, et alors son défaut de foi s’augmente de jour en jour.

Aliter A : Si le prince n’a point assez de confiance dans ses inférieurs, ceux-ci lui rendront la pareille.

Aliter H : Celui qui a une véritable confiance en lui-même obtient la confiance des hommes du siècle, lors même qu’il ne parle pas. Mais ceux qui aiment à discuter, qui s’abandonnent sans cesse à l’intempérance de leur langue, plus ils parlent et moins on les croit. Cette incrédulité vient uniquement de ce qu’ils n’ont pas assez de confiance en eux mêmes.