Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Louandre, 1910/Acte II
ACTE II
Scène 1
Vous parler en secret.
Si quelqu’un n’est point là qui pourrait nous entendre,
Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
Or sus, nous voilà bien. J’ai, Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
Et de tout temps aussi vous m’avez été chère.
Vous devez n’avoir soin que de me contenter.
Scène 2
Qu’en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu’il touche votre cœur, et qu’il vous serait doux
De le voir par mon choix devenir votre époux.
Hé ?
(Mariane se recule avec surprise.)
Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux
De voir, par votre choix, devenir mon époux ?
Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.
Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma famille.
Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;
(Apercevant Dorine.)
Et comme sur vos vœux je… Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.
Mais de ce mariage on m’a dit la nouvelle,
Et j’ai traité cela de pure bagatelle.
Que vous-même, monsieur, je ne vous en crois point.
On ne vous croira point.
Quoi ! se peut-il, monsieur, qu’avec l’air d’homme sage,
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir… ?
Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, ma mie.
Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ?
Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot :
Il a d’autres emplois auxquels il faut qu’il pense.
Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
À quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux ?…
Sa misère est sans doute une honnête misère ;
Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever,
Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles,
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d’embarras, et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.
Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d’une sainte vie embrasse l’innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l’humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
À quoi bon cet orgueil ?… Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui,
D’une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d’une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
Que le dessein d’y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,
Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.
Il est bien difficile enfin d’être fidèle
À de certains maris faits d’un certain modèle ;
Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait,
Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.
Je sais ce qu’il vous faut, et je suis votre père.
J’avais donné pour vous ma parole à Valère :
Mais, outre qu’à jouer on dit qu’il est enclin,
Je le soupçonne encor d’être un peu libertin ;
Je ne remarque point qu’il hante les églises.
Comme ceux qui n’y vont que pour être aperçus ?
Enfin, avec le ciel l’autre est le mieux du monde,
Et c’est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles :
À nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez ;
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.
Et que son ascendant, monsieur, l’emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.
Sans mettre votre nez où vous n’avez que faire.
Qu’aux brocards d’un chacun vous alliez vous offrir.
Et tout résolument je veux que tu te taises.
(Se retournant vers sa fille.)
À ne m’en point parler, ou… Suffit. Comme sage,
J’ai pesé mûrement toutes choses.
De ne pouvoir parler.
Pour tous les autres dons…
(Orgon se retourne du côté de Dorine, et, les bras croisés, l’écoute et la regarde en face.)
Si j’étais en sa place, un homme assurément
Ne m’épouserait pas de force impunément ;
Qu’une femme a toujours une vengeance prête.
Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de donner un soufflet à Dorine, et, à chaque mot qu’il dit à sa fille, il se tourne pour regarder Dorine, qui se tient droite sans parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein…
Croire que le mari… que j’ai su vous élire…
(À Dorine)
Que ne te parles-tu ?
Et montrer pour mon choix entière déférence.
Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre.
Je me sens hors d’état maintenant de poursuivre ;
Ses discours insolents m’ont mis l’esprit en feu,
Et je vais prendre l’air pour me rasseoir un peu.
Scène 3
Et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle ?
Souffrir qu’on vous propose un projet insensé,
Sans que du moindre mot vous l’ayez repoussé !
Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui ;
Qu’étant celle pour qui se fait toute l’affaire,
C’est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
Et que, si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.
Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.
Dorine ! me dois-tu faire cette demande ?
T’ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon cœur ?
Et sais-tu pas pour lui jusqu’où va mon ardeur ?
Et si c’est tout de bon que cet amant vous touche ?
Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.
De vous voir mariés ensemble ?
Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras.
Le remède, sans doute est merveilleux. J’enrage,
Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage.
Et dans l’occasion mollit comme vous faites.
Et n’est-ce pas à lui de m’obtenir d’un père ?
Qui s’est de son Tartuffe entièrement coiffé
Et manque à l’union qu’il avait arrêtée,
La faute à votre amant doit-elle être imputée ?
Ferai-je, dans mon choix, voir un cœur trop épris ?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
Et veux-tu que mes feux par le monde étalés… ?
Être à Monsieur Tartuffe, et j’aurais, quand j’y pense,
Tort de vous détourner d’une telle alliance.
Quelle raison aurais-je à combattre vos vœux ?
Le parti de soi-même est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n’est-ce rien qu’on propose ?
Certes, monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
N’est pas un homme, non, qui se mouche du pied ;
Et ce n’est pas peu d’heur que d’être sa moitié,
Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.
Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
C’en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et madame l’élue,
Qui d’un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand’bande, assavoir[4], deux musettes,
Et parfois Fagotin[5], et les marionnettes ;
Si pourtant votre époux…
De tes conseils plutôt songe à me secourir.
Fais-moi…
Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
C’est de lui que mon cœur empruntera de l’aide ;
Et je sais de mes maux l’infaillible remède.
(Elle veut s’en aller.)
Je te le dis, Dorine, il faudra que j’expire.
Empêcher… Mais voici Valère, votre amant.
Scène 4
Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle.
Que mon père s’est mis en tête ce dessein.
Il s’est pour cet hymen déclaré hautement.
Madame ?
Le choix est glorieux et vaut bien qu’on l’écoute.
Quand vous…
Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter,
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.
Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.
N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.
Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ;
Et je sais où porter et mes vœux et ma main.
Le mérite…
J’en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi.
Mais j’espère aux bontés qu’une autre aura pour moi :
Et j’en sais de qui l’âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.
Vous vous consolerez assez facilement.
Il faut à l’oublier mettre aussi tous nos soins ;
Si l’on n’en vient à bout, on le doit feindre au moins.
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l’amour pour qui nous abandonne.
Hé quoi ! vous voudriez qu’à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d’autres bras,
Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?
Et je voudrais déjà que la chose fût faite.
Madame ; et, de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s’en aller.)
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.
N’est rien qu’à votre exemple.
Adieu, madame.
(Il s’en va lentement.)
Que vous perdez l’esprit par cette extravagance :
Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourrait enfin aller.
Holà ! seigneur Valère.
(Elle arrête Valère par le bras.)
Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.
Et, sans doute, il vaut mieux que je l’en affranchisse.
Cessez ce badinage ; et venez çà tous deux.
(Elle prend Valère et Mariane par la main, et les ramène.)
(À Valère.)
Êtes-vous fou d’avoir un pareil démêlé ?
Que de se conserver à vous, j’en suis témoin.
À Mariane.
Il n’aime que vous seule, et n’a point d’autre envie
Que d’être votre époux ; j’en réponds sur ma vie.
(À Valère)
Allons, vous.
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez[6].
(Valère et Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.)
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
(Mariane se tourne du côté de Valère en lui souriant.)
Et, pour n’en point mentir, n’êtes vous pas méchante
De vous plaire à me dire une chose affligeante ?
Et songeons à parer ce fâcheux mariage.
(À Mariane.)
Votre père se moque,
(À Valère.)
et ce sont des chansons.
(À Mariane.)
Mais, pour vous, il vaut mieux qu’à son extravagance
D’un doux consentement vous prêtiez l’apparence,
Afin qu’en cas d’alarme il vous soit plus aisé
De tirer en longueur cet hymen proposé.
En attrapant du temps, à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie
Qui viendra tout à coup, et voudra des délais ;
Tantôt vous payerez de présages mauvais ;
Vous aurez fait d’un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir, ou songé d’eau bourbeuse :
Enfin, le bon de tout, c’est qu’à d’autres qu’à lui
On ne vous peut lier que vous ne disiez oui.
Mais, pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
Qu’on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(À Valère.)
Sortez ; et, sans tarder, employez vos amis,
Pour vous faire tenir ce qu’on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle-mère.
Adieu.
Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.
Mais je ne serai point à d’autre qu’à Valère.
Sortez, vous dis-je.
Tirez de cette part, et vous, tirez de l’autre.
(Dorine les pousse chacun par l’épaule, et les oblige de se séparer.)
- ↑ Un mari qui se laisse tromper et gouverner par sa femme est réputé partout de cornes, cornu, cornard ; c’est par cette raison que cocu, cornard et sot sont synonymes.
(Voltaire) - ↑ Pour : c’est un cas de conscience.
- ↑ Ce vers est à la fois clair et précis ; il ne renferme ni faute de français ni contre-sens, comme l’ont avancé d’habiles commentateurs : Dorine continue d’exprimer ici la pensée qu’elle exprimait tout à l’heure ; c’est comme si elle disait : Il m’importerait peu, je me moquerais fort de prendre un tel époux car
- ………………………un homme assurément
- Ne m’épouserait pas de force impunément ;
- Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
- Qu’une femme à toujours une vengeance prête.
- (Aimé Martin.)
- ↑ Toutes les éditions portent à tort : à savoir ; c’est l’ancien infinitif assavoir.
(F. Génin.) - ↑ Singe célèbre par ses tours.
- ↑ L’auteur de la lettre sur la comédie de l’Imposteur remarque judicieusement « que ce dépit a cela de particulier et d’original, qu’il naît et finit dans une même scène, et cela aussi vraisemblablement que faisaient ceux qu’on avait vus auparavant, où ces colères amoureuses naissent de quelques tromperies faites par un tiers, la plupart du temps derrière le théâtre ; au lieu qu’ici elles naissent divinement, à la vue des spectateurs, et de la délicatesse et de la force de la passion même. »