Taterley/03

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Traduction par Mme  Pierre Berton.
Je sais tout (p. 701-706).

CHAPITRE III

Paroles vives. Motifs mesquins. Un philosophe.


Donald Brett et sa jeune visiteuse avaient reculé ensemble et regardaient le vieillard comme fascinés. Il était accoutumé à produire cette impression.

Il regarda autour de lui tout à loisir, il alla même jusqu’à la table à thé, la regarda curieusement avec un sourire ironique sur les lèvres.

— Du thé, de la paresse, des femmes ! s’écria-t-il en les regardant, les lèvres serrées et dures. Vous êtes vraiment le fils de votre père. C’est bien ce que j’attendais, je ne me trompe pas en ces matières.

Ella Tarraut, le visage angoissé, se retournait pour s’en aller, mais Caleb leva la main, fronça le sourcil et l’arrêta :

— Ne partez pas, dit-il, ma visite sera courte, elle est presque terminée. Il y avait longtemps que je n’avais vu mon neveu et je ne le reverrai pas de longtemps.

— Que voulez-vous, monsieur ? Je ne m’attendais pas à vous voir ici et…

— C’est évident, répondit sèchement Caleb Fry. Je suis sensé être votre tuteur, c’est une simple formalité, naturellement, mais je…

— La charge de cette tutelle n’a pas lourdement pesé sur vous, répondit le jeune homme en l’interrompant. J’ai dû me débrouiller tout seul et le peu d’aide que j’ai reçu ne venait pas de votre part.

— Je ne tiens pas à gagner de l’argent pour le voir gaspiller par d’autres dit Caleb durement. Je puis en trouver un meilleur emploi. Vous pensiez vivre entièrement à mes dépens. Ne me répondez pas, monsieur. Qui vous a élevé pendant vos longues années d’école ? Qui vous a procuré un emploi convenable, après la mort de votre père, jusqu’au moment où vous avez refusé de continuer à gagner votre vie d’une manière décente ? Dites-le, monsieur, dites-le !

Donald Brett se redressa ; une légère rougeur teintait ses joues, ses paupières s’agitaient rapidement.

— J’étais incapable de rien faire, ma mère m’avait laissé à vos soins. Quant à cet emploi, je vous ai supplié de me laisser faire ce qui me plaisait. J’avais horreur des affaires.

— Naturellement, dit Caleb d’une voix rauque, en se tournant vers lui d’un air furieux. Comme vous avez horreur de tout ce qui est honnête ! Ceci est tout différent, dit-il, en enveloppant d’un regard méprisant l’atelier. Vous flânez ici avec votre thé et vos femmes… et vous espérez…

— Arrêtez, monsieur, s’écria Donald d’une voix irritée. Cette jeune fille est mon amie, mon invitée, c’est la personne la plus pure, la meilleure qu’on puisse trouver sous le ciel.

Caleb se tourna pour dévisager Ella Tarraut, les lèvres pincées dans un sourire ironique.

— Vraiment, une jeune fille ? Eh ! présentez-moi donc !

La présentation fut faite d’une façon très sèche. Le vieux Caleb répéta plusieurs fois le nom d’Ella Tarraut, comme s’il lui rappelait quelque souvenir et regardait fixement la jeune fille.

— Ah ! oui ! il me semble me rappeler ce nom, dit-il enfin tout ironique. Et, s’il vous plaît, mademoiselle, comment vos parents vous permettent-ils de rendre visite de cette façon à un jeune homme, chez lui ?

La jeune fille lança à Donald un regard désolé, celui-ci frémissait et se promenait de long en large, allant d’elle à Caleb et de Caleb vers elle.

Ella, s’armant du courage de l’innocence, répondit avec une touchante simplicité, qui aurait ému un autre cœur que celui de Caleb.

M. Brett est le meilleur ami que j’aie et je voudrais aussi être son amie. Mon père est mort.

— Très joli ! très convenable ! dit Caleb d’un ton sarcastique.

Il la considéra de plus près.

— Votre père était-il Martin Tarraut, de Gresham Street ?

— Oui, répondit-elle en le regardant d’un air curieux.

— Alors, vous êtes la fille de Martin Tarraut ? Eh ! l’avez-vous jamais entendu parler de moi ? Caleb Fry ?

Elle jeta les yeux sur lui et son visage revêtit une expression aussi sérieuse que ses traits enfantins le lui permettaient.

Donald Brett les regardait l’un et l’autre, surpris par cette nouvelle péripétie.

— Il a souvent parlé de vous et avec beaucoup d’amertume, dit lentement la jeune fille.

— Bien entendu, bien entendu, dit Caleb sèchement en s’asseyant, en examinant la jeune fille et en fronçant les sourcils. Et c’est tout ?

— Il m’a dit, sur son lit de mort, ajouta-t-elle en se détournant et en couvrant les yeux de ses mains, que vous l’aviez volé et ruiné !

— Ah ! les hommes à leur lit de mort excusent généralement leurs folies par de pareils termes, murmura Caleb.

Il se penchait rageusement en avant et tapait du poing la petite table qui tremblait sous ses coups.

La jeune fille ne répondait pas, mais se rapprochait de Donald Brett… Caleb continua avec un rire sec :

— Eh bien, oui, tous les hommes disent cela, fit-il avec un rire sec. Prenezle comme vous voudrez, votre père, mort ou vivant, ne m’est rien. C’était un sot ! Un sot ! Je vous le dis.

Et son poing retomba encore sur la table.

— Quand il disait que je le volais, il mentait. C’étaient des affaires, de simples affaires. Je ne m’en cache pas, un homme me refait, ou c’est moi qui le refais. Tarraut a essayé de me rouler, mais j’ai été le plus fort. C’est la loi du monde.

— Peut-être la loi de votre monde à vous, monsieur, dit Brett en s’approchant de la jeune fille, mais il n’y a pas que celui-là. Ce serait un triste monde, vraiment, si tous ici-bas envisageaient ainsi l’existence.

Caleb se leva et lui fit face.

— Ce sera un plus pauvre monde pour vous dans l’avenir, mon jeune ami si vous continuez la vie de cette manière. Maintenant, écoutez-moi, je vous ai accordé un certain revenu de quarante livres par an. Je suppose que vous gagnez quelque chose avec ces bêtises-là. — Il jeta de nouveau un regard autour de lui. — Vous auriez gagné davantage si vous étiez resté honnêtement dans les affaires. Maintenant, je ne suis pas disposé à vous fournir cette somme le reste de vos jours, pendant que vous perdrez votre temps… Il faut faire deux choses d’abord : retourner aux affaires pour commencer.

— Non, pas ça, dit Donald avec fermeté. J’ai choisi ma manière de vivre et je ne suis pas disposé à adopter celle qui convient à des hommes tels que vous.

— Petit insolent ! s’écria le vieillard en fronçant les sourcils. Écoutez ce que je vous dis, renvoyez cette donzelle d’où elle vient.

— Cette demoiselle est mon amie, et elle continuera à l’être tant qu’elle le voudra bien, dit Brett en rougissant. Avez-vous encore quelque chose à dire ?

— Oui, ceci encore : c’est que je ne tolérerai pas votre impertinence et votre manière de vivre. À l’avenir, vous pouvez passer votre chemin, j’en ai fini avec vous.

— Très bien, dit Donald en tournant les talons et en claquant ses doigts.

— J’espère que vous trouverez toujours tout très bien, répliqua Caleb, railleur. Et je vous dirai quelque chose encore pour que vous sachiez ce que vous avez perdu. Il y a chez moi un testament dans lequel je vous laissais tout ce que je possède. Je le brûlerai ce soir. Au milieu de mes misérables parents, je vous comptais comme le meilleur, je m’aperçois que je me suis trompé ; allez de votre côté, peignez vos croûtes et crevez de faim, pauvre imbécile !

Et, en proie à une vive colère, Caleb s’élança vers la porte et tomba presque dans les bras d’un homme qui l’ouvrait à ce moment là. Il recula et dévisagea le nouveau venu, qui lui tendit la main en souriant.

— Mon cher Caleb, c’est vraiment un plaisir de vous rencontrer. Je vois que vous ne vous confinez pas absolument dans les limites de la Cité. Heureux de vous trouver pendant un moment entre les murs de la Bohême.

Après avoir jeté un coup d’œil sur les assistants, le survenant continua :

— Il me semble que j’arrive dans un moment de crise, votre jeune parent est fort agité et je m’aperçois que cette jolie personne est toute tremblante. Puis-je demander à quel sujet ?

Le nouveau venu était un homme ni vieux ni jeune. De curieuses petites rides striaient le tour de ses yeux et les coins de sa bouche. Son visage était rasé de frais, sauf sa moustache, qui était d’un noir étincelant. Sa mise, d’une négligence étudiée, lui donnait une singulière apparence de jeunesse et ses lèvres semblaient s’entr’ouvrir dans un perpétuel sourire.

Donald Brett l’accueillit par un salut très sec. Caleb lui lança un regard soupçonneux, sans prendre sa main tendue.

— Puisque vous voilà, dit enfin Caleb, vous pouvez entendre ce que je viens de dire à ce jeune garçon.

Le nouveau venu s’inclina et prit la physionomie intéressée et l’attitude impartiale d’un juge dans de graves circonstances.

Le vieux Caleb reprit :

— Je viens de dire à ce jeune homme que c’est la dernière visite que je lui fais ici, car, à partir d’à présent, j’en ai fini avec lui. Vous ne saviez peut-être pas que j’avais la sotte intention de lui laisser ce que je possède. Mon testament sera détruit aujourd’hui et, maintenant, cousin Hector Krudar, que dites-vous de ça ?

Le cousin Hector Krudar n’avait rien à dire. Il prit l’expression d’une profonde tristesse et, ayant soupiré, il écouta de l’air le plus tranquille l’explication qui lui était donnée.

— Ce crétin, dit Caleb en montrant Donald d’un geste méprisant, a osé dire qu’il suivait sa carrière, il a osé m’insulter, moi, auquel il doit tout ou presque tout. Il a choisi pour amis mes pires ennemis. Eh bien, qu’il fasse ses volontés et qu’il crève de faim ! Il choisira ses amis et leur demandera de l’aider : j’ai assez de lui !

Le cousin Hector Krudar fit un signe de tête encourageant à Donald.

— Voyons, voyons, mon jeune ami, regardez en face votre situation, je vous en prie.

Il s’était assis sur le bras d’une chaise et tendait la main à Donald de la façon la plus persuasive.

— Laissez-moi vous exposer clairement la situation où vous vous êtes mis.

— Ce n’est pas nécessaire, merci, dit Donald impatiemment, je ne veux pas de son argent, j’en ai assez entendu.

— Pardonnez-moi, dit l’autre avec une lenteur pleine d’apitoiement, si je me hasarde, en homme du monde, à vous reprendre. Vous avez besoin, ou vous aurez besoin de son argent. Je suis fort honnête moi-même et je ne rougis pas d’avouer que je l’accepterais fort bien. J’ai toujours besoin d’argent. Avec de l’argent, un homme achète tout ce qu’il désire en ce monde et j’ai beaucoup de désirs.

Caleb hocha la tête à plusieurs reprises et sourit presque en disant :

— Voilà une honnête opinion, honnêtement exprimée.

— Donc, continua Krudar avec une éloquence croissante, laissez-moi vous supplier de ne pas dire que vous ne voulez pas de son argent. Je parle d’une façon toute désintéressée quand je vous supplie de faire la paix et de vous assurer tout ce dont vous aurez besoin pour votre bien-être dans l’avenir. Quant à votre charmante amie, ici présente, que je n’ai pas l’honneur de connaître, j’ose prédire, si je sais quelque chose du cœur des femmes, qu’elle ne vous verra pas du même œil favorable dans des circonstances différentes. Songez-y, mon garçon, songez-y.

Il se redressa en disant cette phrase pour sourire doucement au plafond.

Donald marcha sur lui d’un air menaçant.

— Dites donc, Krudar, fit-il les sourcils froncés, ayez la bonté de garder vos conseils pour d’autres et de sortir.

— Vraiment, les jeunes sont colossalement ingrats ! murmura M. Krudar les yeux toujours fixés au plafond. Mais leur inexpérience est bien amusante pour un vieux routier tel que moi ! dit-il avec un soupir.

— Eh bien ! cousin Hector Krudar, vous voyez à quelle espèce d’individu j’ai à faire, dit Caleb. C’est perdre sa salive que de lui parler. Il devrait vous être reconnaissant, Dieu sait ! Allons, je m’en vais ! Tout est fini entre nous deux. Il se dirigeait vers la porte quand le cousin Hector se leva vivement.

— Oui, c’est un effort bien vain, un effort tout à fait vain, dit-il en regardant Donald de côté.

Il s’arrêta a la porte un moment, en souriant doucement, puis passa derrière Caleb, le corps plus douloureusement penché que jamais ; et la porte se referma sur eux.

Un silence suivit leur départ. Donald Brett resta debout regardant le feu tristement en frappant les chenêts de ses pieds. Ella Tarraut, après l’avoir interrogé des yeux, vint à lui.

Donald se retourna vivement, un sourire éclaira son visage ; il lui prit la main qu’il retint dans les siennes.

— Il ne faut pas vous laisser frapper par toutes les horreurs qu’ils vous ont dites, ça ne vaut pas la peine d’y penser.

— Oh ! je suis si fâchée, dit-elle, si fâchée si je vous ai fait du tort, monsieur Brett. Mais, papa m’a dit un jour que Caleb avait été son pire ennemi.

— Alors, il est le mien.

— Pourquoi ? demanda-t-elle en souriant innocemment.

— Oh ! je suis sûr que vous le savez, fit-il en rougissant. Celui qui vous fait du mal m’en fait. J’espère que vous me comprenez, ajouta-t-il avec un peu d’embarras.

— Vous êtes bien bon de le dire, répondit-elle. Et vous ne pensez pas que je changerai et que je serai moins votre amie parce que vous êtes pauvre, monsieur Brett ?

Il la regarda, grave et ému.

— Oh ! vous savez bien que je ne le pense pas. Nous serons toujours bons amis tous deux.

— Toujours bons amis, dit-elle joyeusement.

Et, comme ils se tendaient les mains, toute la chaleur de leur jeune âme courageuse étincelait dans la pureté de leurs regards.