Taterley/09

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Traduction par Mme Pierre Berton.
Je sais tout (p. 725-728).

CHAPITRE IX

un peu de solitude. — un voyage et une vision de l’arcadie.


Caleb avait décidé, vu le nouvel arrangement des choses, de chercher un autre logis. Cette initiative vint de lui seul, car Donald n’avait aucune idée pratique dans le moment.

Le nouveau Taterley se mit donc, en conséquence, en quête d’une chambre et, après quelques recherches et beaucoup de pourparlers avec de vieilles dames, il loua un espèce de petit pied à terre bon marché et assez propre, dans le voisinage d’Holborn.

Le vieux Caleb Fry était désormais tellement aboli que la plus grande satisfaction du nouveau Taterley fut de se dire qu’il serait près du jeune homme et de la jeune femme qu’il avait réunis et qu’il pourrait les voir tous les jours.

Le jour du départ des deux jeunes gens, mélancolique et solitaire, il flâna dans l’atelier jusqu’à la nuit. Il se souvenait de tout ce qu’ils avaient dit et fait, il sentait encore les bras de la jeune fille autour de son cou dans la vieille église paisible et il entendait encore ses paroles. Un seul instant, un peu de l’impatience brutale de Caleb Fry lui retint au cœur, mais l’âme de Caleb Fry n’était plus la sienne. Le Taterley qu’Ella avait embrassé et vers qui elle avait tourné son jeune et joyeux visage plein de tendre gratitude vivait seul désormais en lui.

L’étrange petit logis dans lequel il devait se reposer ce soir-là ne devait que lui faire sentir davantage son isolement. Il connut de nouveau l’insomnie et le besoin de n’être point seul, qui l’avait hanté si souvent ces jours derniers. Il sortit pour errer dans les rues sans but. Voir la lutte, pensait-il, que ces enfants soutiennent contre la pauvreté et le sort inexorable et me trouver près d’eux sous l’apparence de Taterley qu’ils aiment, de leur meilleur ami, de celui qui compatit à leurs soucis ! Si la vérité leur était révélée, que diraient-ils, que feraient-ils ? Ah ! c’est alors que je serais vraiment mort.

L’aube se levait quand il se glissa dans son étroite chambrette pour s’endormir pendant quelques heures. Il rêva qu’il était mort et qu’on l’enterrait à la nuit dans un cimetière solitaire ; mais qu’il n’était qu’en léthargie et il se réveillait pour crier qu’il vivait. Mais on lui répondait par des rires, on lui criait sans pitié qu’il ne volerait plus personne désormais et on le rejetait dans son tombeau au milieu d’une lutte horrible et de ses cris de détresse.

Caleb se réveilla tremblant de tous ses membres et haletant de terreur.

La seconde nuit, il la passa dans l’atelier de Donald, jusqu’au moment où les rues furent tranquilles, alors il se glissa dehors avec une idée dans la tête Toute la nuit il marcha, pour ne s’arrêter que lorsque le soleil fut levé. Il avait laissé Londres bien loin derrière lui. Il se trouvait au milieu des constructions de briques uniformes d’un faubourg. Il s’assit à l’ombre d’un mur pour prendre quelques aliments qu’il avait apportés avec lui. Il commençait à se sentir moins triste et plus vaillant, soutenu par son projet.

Les ouvriers, les paysans, les marchands ambulants qui passaient près de lui, les yeux tournés vers ce Londres attirant auquel il tournait le dos, l’examinaient avec étonnement. Mais il continuait son chemin, sans s’occuper de personne. Il n’était pas très robuste et ses pas étaient lents.

À la fin du premier jour, il se faufila dans une grange où il dormit jusqu’au matin, pour reprendre sa route jusqu’au moment où il fit halte dans une auberge, pour manger un peu de pain et de fromage et boire de la bière.

Enfin, il arriva au terme de son voyage, dans un joli petit village serré entre deux collines. Mais là, le courage parut l’abandonner. Peut-être, après tout, ne seraient-ils pas heureux de le revoir. Peut-être l’avaient-ils oublié, tout à leur nouveau bonheur et tomberait-il alors entre eux comme un intrus. Tenaillé par la crainte si forte d’avoir perdu leur affection, il fut sur le point de repartir.

Mais la souffrance de son isolement fut plus pressante que tout, et il se remit en marche, les pas chancelants et les yeux interrogateurs, errant aux alentours des petits cottages, sans oser rentrer.

Des femmes, devant leur porte, avec des petits enfants aux joues rouges pendus à leurs jupes, abritaient, avec leurs mains, leurs yeux du soleil pour regarder cet étrange vieillard tout poussiéreux. Les hommes, courbés sur leur travail, dans leurs jardins, se redressaient et s’arrêtaient à sa vue.

Caleb ayant enfin adressé quelques questions, on lui indiqua le cottage qu’il cherchait.

La maisonnette était un peu plus grande que les autres et Caleb aperçut un petit salon au plafond bas, avec un buffet garni de cuivres brillants et une table ronde devant une fenêtre, sur laquelle on avait posé un grand vase de fleurs, un charmant vieux salon, rempli des souvenirs du passé.

Une forte commère souriante l’informa que M. et Mrs. Brett étaient sortis, mais qu’elle les attendait pour souper. Caleb dit avec hésitation qu’il les attendrait ; la femme jeta un regard sur ses habits poussiéreux, puis sur les parquets immaculés, mais Caleb alla s’asseoir à la porte du cottage, sur un petit banc adossé au mur, ce qui simplifia tout.

Taterley était calme et paisible, le parfum apaisant des fleurs planait autour de lui, il entendait au loin les voix des paysans qui revenaient des champs. Il éprouvait la sensation d’un homme qui se réveille et revient à la vie, après une longue maladie et qui se contente de rester tranquille en laissant les choses suivre leur cours. Il n’avait plus aucun désir de s’enrichir, le passé n’était qu’un mauvais rêve sur lequel il souriait tristement, avec la joie de l’oublier peu à peu. Il posa son chapeau à côté de lui et, s’appuyant au mur, s’endormit.

C’est ainsi que Donald et Ella le découvrirent, quand ils entrèrent dans le jardin, au crépuscule. Ils s’arrêtèrent tout surpris à sa vue. Ella quitta la main de son mari et, s’avançant, elle se mit à genoux devant le banc.

— Taterley ! dit-elle tout bas en saisissant sa main. Cher Taterley !

Il se réveilla, lui sourit et, caressant sa main, il lui dit, regardant tantôt Ella, tantôt Donald :

— J’étais seul et fatigué à Londres, j’avais envie de vous voir, ne fût-ce que pendant une heure et je suis venu.

— Nous avons bien souvent parlé de vous, Taterley, dit-elle. Nous nous demandions ce que vous faisiez et…

— Et nous sommes rudement heureux de vous voir, ajouta Donald en lui donnant une tape sur l’épaule.

— Vrai, je ne vous ai pas contrarié ? demanda Caleb.

Ella se recula pour le regarder en riant.

— Nous contrarier ! s’écria-t-elle, puis elle fronça ses sourcils avec une moue charmante. Mais, vous nous manquiez pour être tout à fait heureux… et notre seule pensée triste c’était de nous dire que notre Taterley était seul. Et maintenant Taterley est venu, et nous sommes tous ensemble ! La famille est au complet !

Ella battait des mains de joie, comme une enfant.

— Comment êtes-vous venu ici, Taterley ? demanda Donald.

— Oh ! j’ai… j’ai marché, dit Caleb d’un air insouciant.

Ils le regardèrent avec stupéfaction en répétant ses paroles :

— Marché !

— Oh ! oui, ce n’est pas très loin, ça m’a fait grand plaisir. C’est une assez longue promenade, mais bien agréable tout de même.

Ils le regardèrent en silence pendant un moment, puis le prirent chacun par un bras, pour l’emmener dans le bon vieux salon. La femme de ménage souriante, fit les préparatifs de leur souper, tout en bavardant et en mettant le couvert. Caleb hésitait encore lorsqu’elle eut quitté la pièce, mais Donald et Ella le prirent de nouveau par le bras, l’amenèrent vers la table et l’y assirent. Ella resta un moment derrière lui, les mains sur ses épaules et son visage penché vers le sien.

— Vous êtes toujours notre cher ami Taterley, dit-elle tout bas. Et jamais autre chose. Notre cher ami Taterley, notre seul ami. Et il partagea leur repas.

Mais au milieu du dîner, dans un moment de silence, Ella cachant brusquement son visage dans ses mains fondit en larmes. Donald s’élança vivement vers elle et Caleb, saisi de stupeur, les regardait tous deux.

Ella se cramponnait à Donald, son visage penché sur la poitrine de son mari. Enfin, les larmes s’arrêtèrent, elle leva les yeux et essaya de sourire.

— Mon cher amour, dit Donald, qu’est-ce que vous avez ? Qui vous fait de la peine, dites-le moi ?

— Oh ! Je… je ne sais pas ce qui m’a fait pleurer. Je n’ai rien, c’est parce que je suis trop heureuse, sans doute. Tout le monde est si bon pour moi, et Taterley… Elle étendit la main de l’autre côté de la table pour prendre celle du vieillard. Il est le seul au monde que nous puissions appeler notre ami, et le meilleur de tous. Votre oncle Caleb a tout fait pour nous séparer et Taterley, qui lui a été pourtant fidèle toute sa vie, s’est attaché à nous à présent. Je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été, à la pensée des gens qui m’aiment.

Caleb, tremblant, n’osait plus dire un mot, par crainte de montrer son émotion. Bientôt, ils se rassirent tous les trois et, le repas achevé, Caleb vint s’asseoir auprès de la fenêtre, écoutant sans se lasser le murmure de leurs jeunes voix, pendant qu’ils se promenaient l’un à côté de l’autre, dans le petit jardin, au milieu des senteurs des fleurs endormies. Elle revint enfin vers Caleb pour lui souhaiter le bonsoir, avant de se retirer dans sa chambre. Donald resta près de Caleb, appuyé sur le balcon, lui parlant amicalement de son bonheur.

— Je ne croyais pas qu’il soit possible d’être aussi heureux que je le suis, dit-il en envoyant une bouffée de fumée dans l’air. Et par Jupiter ! je vais travailler. Ce ne sont pas des rêves, Taterley, je vais montrer au monde ce que je puis faire. Il n’y a pas grand mérite, n’importe qui travaillerait de tout son cœur pour une telle femme ! J’ai hâte de commencer notre vraie existence. Mon vieux logis ne sera pas le même, maintenant qu’elle y sera pour toujours, hein, Taterley ?

Inexprimablement raffermi, reposé au contact de ces êtres heureux, si pleins d’espoir, qui avaient cependant devant eux tout le monde à conquérir, Caleb dormit profondément cette nuit-là, dans une petite chambre sentant bon, dans un lit embaumant la lavande.

Le bref séjour de leur lune de miel expirait, pour Donald et Ella le jour suivant et, comme ils étaient assis à déjeuner, Caleb annonça sa ferme intention de repartir de bonne heure.

— Mais vous n’allez pas refaire tout ce chemin à pied, Taterley, dit Ella.

— Mais si, dit-il en riant, ça ne me semblera pas si long qu’à l’aller.

Il était tout à fait décidé et, dès que le déjeuner fut terminé, il prit son chapeau, prêt à partir.

Ils l’accompagnèrent à travers le village. Ella avait pris son bras et ils l’accompagnèrent jusqu’à la grande route de Londres. C’est là qu’ils le quittèrent. Au bout de quelques pas, il se retourna et ils lui firent des signes amicaux, tendrement enlacés.

C’est avec cette image devant les yeux que Caleb entreprit sa longue étape, dont Londres était le terme.