Taterley/12

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Pierre Berton.
Je sais tout (p. 738-741).

CHAPITRE XII

encore des malédictions, une question de propriété, un cambriolage.


Caleb Fry avait eu un moment l’idée de faire revivre le vieux Caleb Fry, ne fut-ce que sous l’apparence d’un fantôme, d’un épouvantail pour forcer encore Hector à faire quelque chose, puis de disparaître encore dans sa tombe. Mais le seul spectre qu’il pouvait faire paraître eût été un si piteux spectacle, un tel épouvantail, le vent aurait si visiblement fait flotter ses vêtements, il aurait tellement oublié ses vieux tics, qu’il renonça à cette idée.

Il arriva donc que ce fut un très parfait et réel Taterley qui se promenait ce soir-là dans les rues, un Taterley fort de l’héritage de confiance et d’affection qu’il avait su gagner et prêt à tout pour réussir dans la mission qu’il s’était tracée.

Il sentait encore dans sa main le contact de celle de cette gentille enfant et cela lui donnait la force de tenter les aventures les plus désespérées.

Il était saisi d’une telle intrépidité qu’il marcha directement et rapidement dans la direction de Bloomsbury, les dents serrées et une flamme de détermination dans les yeux. La soirée était très avancée, mais il ne s’arrêta pas avant d’arriver à la maison dans laquelle, pendant tant d’années, il avait vécu sa sombre vie, en compagnie de Taterley.

Par chance, la porte était ouverte ; Mrs Jobson étant sans doute sortie, soit pour faire une visite dans le voisinage immédiat, soit pour faire quelque emplette. Caleb se glissa dans la maison, monta tranquillement l’escalier et frappa d’un coup sec à la porte où était le cousin Hector. Tournant le bouton, il entra, prêt à un accueil irrité, mais il entra sans broncher.

La pièce était vidé, un bon petit feu bien garni brillait dans la grille et les lampes d’argent étaient allumées.

Une bouteille de cognac et une boîte de cigares étaient posées sur la table. Des verres étaient préparés sur le buffet. On attendait évidemment M. Krudar et la propriétaire avait tout préparé en conséquence.

Caleb jeta un regard autour de lui, les coins de sa bouche étaient crispés et il s’assit en attendant.

— Mon appartement ! mon argent ! grommelait-il ; Vraiment, j’ai le droit. Il faut qu’il me donne quelque chose pour eux. Ils ne mourront pas de faim pendant que…

Il s’arrêta et regarda autour de lui.

Des pas dans l’escalier… Caleb se leva frémissant. Il se tourna, comptant machinalement les pas, gravissant les marches et s’approchant. Soudain, il crut s’apercevoir que ces pas étaient fort irréguliers. Un pas était ferme, l’autre lourd et incertain. Il attendit surpris, ses yeux tournés vers la porte tombèrent sur la bouteille de liqueur. Il avait compris.

— Ivre ! dit-il tout bas avec une joie secrète. Il est ivre !

Le bouton de la porte tourna dans la serrure et le cousin Hector resta sur la porte, le chapeau en arrière de sa tête. Il oscillait contre la porte. Il jeta un coup d’œil ahuri et d’une gravité comique vers Caleb.

— Alors, vous voilà, hein ? dit-il en entrant dans la chambre et en faisant tomber brusquement son chapeau sur la table. Il posa ses deux mains sur la table et se penchant vers Caleb, cette fois, il le regarda d’un air tragique.

— Je voulais justement vous voir au sujet de quelque chose de très important, dit-il. Que diable est-ce que c’était ? Il remuait la tête, souriait et fronçait le front en même temps.

— Ah oui, ah ! c’est à propos de la jeune femme. Ah ! je sais. Qu’est-ce qui vous prend de venir ici et d’insulter une dame, hein ? Ça ne fait rien, ça ne fait rien, je vous pardonne. N’en parlez plus, mais que ça n’arrive plus, voilà tout. Prenant une physionomie pleine de sérénité, il fit le tour de la table, Enfin, il parvint à s’asseoir.

— Par Jupiter ! dit-il, quelle nuit ! En voilà un tas de bons garçons joyeux, pleins de cœur… Eh bien, Taterley, que puis-je faire pour vous ?

Il leva les yeux et regarda Taterley d’un air encourageant.

Caleb le regardait, dégoûté. Il s’était à peine remis en voyant la nouvelle tournure qu’avaient pris les événements. Il ne savait que dire.

— Vous êtes un satané rigolo, Taterley, dit le cousin, prenant la bouteille de liqueur dans sa main tremblante et cherchant un verre autour de lui. Donnez-moi un verre, Taterley ?

Caleb allongea la main pour prendre un verre et le lui tendit. Il le regardait verser la liqueur d’une main mal assurée.

— Je voulais vous voir, dit-il, faute de trouver autre chose.

— Eh bien, vous me voyez, Taterley, reprit l’autre d’un air gâteux en remuant la bouteille d’une main et en jetant un coup d’œil sur le verre vide. Pas le cousin des jours passés, qui devait faire attention aux moindres shillings, mais Hector Krudar Esqre, qui se fiche pas mal d’un shilling ou de deux et même d’une livre ou de deux et qui sait dépenser son argent, Taterley, mon garçon.

— Oui, je vais vous apprendre à le dépenser, marmottait Caleb. Et il s’assit résolument de l’autre côté de la table, en face du cousin Hector. Écoutez-moi, dit-il, voyons, réveillez-vous.

— Ne soyez pas si dégoûtamment impertinent, Taterley, dit Hector avec une grande dignité et en faisant une tentative infructueuse pour se redresser Restez à votre place, Taterley.

— Je sais comme vous êtes prêt à dépenser de l’argent, dit Caleb avec une ironie qui fut perdue pour son interlocuteur. Je veux que vous en dépensiez. Je veux que vous m’en donniez. Voyons, me comprenez-vous ?

— Que je vous en donne ? dit en riant le cousin Hector. Pourquoi ?

— Mais, pour moi, naturellement, dit Caleb.

— Sottises ! ne me dites pas ça. Vous en voulez pour le jeune imbécile et sa charmante femme. Qu’ils, aillent au diable. C’est pour eux que vous en voulez, vieille canaille !

Caleb renfonça l’injure qui lui montait aux lèvres.

— Eh bien ? Et puis, après ? Ils en ont assez besoin, Dieu le sait, dit Caleb comme se parlant à lui-même.

— Pas un penny, Taterley, dit le cousin Hector avec fermeté. Ils n’avaient pas le droit de se marier.

Caleb regarda autour de lui, impuissant et affolé. Le cousin Hector se versa encore un verre, but et se leva chancelant, en proie à une crise de vanité d’ivrogne.

— Ah ! oui, je dépense de l’argent, vous pouvez me croire ! Mais je commence seulement, je vais étonner le monde autour de moi. Il en a laissé un tas, regardez, Taterley, regardez, mon garçon.

Il se retourna et, se cramponnant aux meubles, il vint ouvrir le tiroir de son bureau, dont il remua le contenu, renversant les billets de banque autour de lui.

— Voyez, Taterley, voyez, dit-il. Il y a là dix-huit ou vingt mille livres, je vais donner tout ça demain. J’ai acheté une jolie petite maison dans l’Essex. J’y vivrai comme un grand seigneur, Taterley.

Taterley ne quittait pas de vue les billets.

— Le vieux toqué qui me vend sa maison veut être payé en billets, alors je lui donnerai ça demain. Il faudra venir m’y rendre visite, Taterley.

— Oui, oui, dit Caleb en remarquant où il remettait les billets dans le tiroir. Naturellement, j’irai vous voir.

Il se tourna vivement et, d’un geste rapide, il versa encore un verre de cognac dans le verre vide du cousin.

— Voyons, dit-il, buvons à la jolie petite maison, buvons à Squire Krudar.

— Oui, oui, c’est bien bon à vous, s’écria le cousin Hector en refermant d’un coup sec le tiroir de son secrétaire et en saisissant le verre.

— Squire, squire Krudar. Parfait, parfait. Taterley, vous êtes un gaillard sublime. Taterley, vous prenez un verre. Buvez un coup, servez-vous.

Caleb prit un verre sur le buffet st se versa quelques gouttes de liqueur. Pendant que cousin Hector sifflait sa boisson, Caleb jeta le contenu du verre sur le tapis, puis fît claquer ses lèvres.

— Remplissez les verres, Taterley, s’écria Hector. Pas d’eau, c’est si dégoûtant le goût de l’eau !

Et, au comble de la gaieté, il posa son verre sur la table.

— Mais oui, il ne faut pas prendre d’eau, s’écria Caleb. L’eau est bonne pour le bétail, on le boira comme ça. Allons-y maintenant.

Tout à fait ivre, le cousin Hector laissa tomber sa tête chancelante sur la table, se cramponna un instant, oscilla et, enfin, s’écroula sur le sol, immobile sans un soupir.

— Reste là, brute, dit Taterley, en poussant du pied le bras du cousin Hector. Reste à cuver ton ivresse, il te faudra du temps pour te souvenir de ce qui s’est passé. Je croirai à la Providence après ceci. Il se pencha pour regarder le visage rougi du dormeur. Et maintenant, ma petite dame, occupons-nous de votre fortune.

Il ouvrit doucement le tiroir, en regardant autour de lui. Tout était tranquille dans la maison, on n’entendait rien que le bruit du souffle de l’ivrogne. En sortant les billets, que le cousin Hector avait remis tant bien que mal dans une enveloppe, sa main tremblait.

— Deux mille livres à moi, ah, c’est bizarre de penser que Caleb Fry rentre chez lui pour voler son propre argent, pour le donner.

Il se mit à rire à cette pensée, remit les billets dans l’enveloppe, la plaça dans sa poche et boutonna son misérable paletot tout élimé. Et, après avoir jeté un regard sur le cousin Hector endormi, il sortit sans faire le moindre bruit.

Il descendit les escaliers avec précautions, s’arrêta un instant, puis ouvrit doucement la porte et s’en alla paisiblement à travers les rues désertes.

— Il est engourdi pour au moins douze heures, se dit Caleb, il mettra encore du temps avant de reprendre ses sens.

Mais quelque chose, sans doute, avait dérangé le sommeil d’ivresse du cousin Hector. Il avait dû battre les murailles et renverser les meubles, car quelques heures plus tard, le voisinage était réveillé par la lueur d’un incendie. La maison était vieille, le feu gagna très vite et une échelle de secours arriva juste à temps pour aider au sauvetage du cousin Hector, à moitié asphyxié dans l’étage en flammes. Les beaux meubles flambaient et les pompiers mirent un certain temps à se rendre maîtres du feu.

Mais Caleb Fry ne savait rien de tout cela, il dormait dans sa chambrette en tenant enlacé contre sa poitrine la petite fortune d’Ella.