Teleny ou le revers de la médaille/06

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Cosmopoli (IIp. 7-63).

CHAPITRE VI

Ce suicide horrible de notre femme de chambre absorba toutes mes pensées pendant quelques jours, et me donna beaucoup de soucis et d’inquiétudes pendant un certain temps par la suite.

D’ailleurs, n’étant pas un casuiste, je me demandais si je n’avais pas eu quelque part [de responsabilité] à la pousser à commettre un acte aussi irréfléchi ; j’ai donc essayé de me racheter auprès du cocher, au moins en l’aidant autant que je le pouvais à se tirer d’affaire. D’ailleurs, si je n’avais pas été amoureux de la jeune fille, j’avais vraiment essayé de l’aimer, de sorte que sa mort m’avait réellement affecté.

Mon chargé d’affaires, qui était bien plus mon maître que je n’étais le sien, voyant mes nerfs à vif, me persuada d’entreprendre un court voyage d’affaires qu’autrement il aurait dû faire lui-même.

Toutes ces circonstances m’obligèrent à éloigner mes pensées de Teleny, qui les avait si entièrement accaparées ces derniers temps. J’essayais donc d’arriver à la conclusion que je l’avais tout à fait oublié ; et je me félicitais déjà d’avoir maîtrisé une passion qui m’avait rendu méprisable à mes propres yeux.

De retour à la maison, non seulement je le fuyais, mais j’évitais même de lire son nom dans les journaux, et chaque fois que je le voyais sur les billets dans la rue, je détournais la tête, malgré tout l’attrait qu’il exerçait sur moi, tant j’avais peur de retomber sous son charme magique. Et pourtant, m’était-il possible de continuer à l’éviter ? Le moindre accident ne nous réunirait-il pas à nouveau ? Et puis…

J’ai essayé de croire que le pouvoir qu’il avait sur moi avait disparu et qu’il n’était pas possible qu’il l’acquière à nouveau. Puis, pour m’en assurer doublement, j’ai résolu de le tuer dès notre première rencontre. De plus, j’espérais qu’il quitterait la ville, au moins pour quelque temps, sinon pour toujours.

Peu de temps après mon retour, j’étais avec ma mère dans une loge au théâtre, quand tout à coup la porte s’ouvrit et Teleny apparut dans l’embrasure.

En le voyant, je me sentis pâlir, puis rougir, mes genoux semblèrent fléchir, mon cœur se mit à battre avec des coups si violents que ma poitrine était prête à éclater. Pendant un instant, je sentis toutes mes bonnes résolutions s’effondrer ; puis, me détestant d’être si faible, j’arrachai mon chapeau et, m’inclinant à peine devant le jeune homme, je me précipitai hors de la loge comme un fou, laissant à ma mère le soin de s’excuser de mon étrange conduite. À peine étais-je sorti que je me sentis attiré en arrière, et je revins presque pour lui demander pardon. Seule la honte m’en empêcha.

Lorsque je rentrais dans la loge, ma mère, vexée et étonnée, me demanda ce qui m’avait poussé à agir de façon aussi grossière avec le musicien, que tout le monde accueillait et appréciait.

« Il y a deux mois, si je me souviens bien », dit-elle, « il n’y avait guère d’autre pianiste comme lui ; et maintenant, parce que la presse s’est retournée contre lui, il n’est plus digne d’être salué. »

« La presse est contre lui ? » dis-je, les sourcils levés.

« Quoi ! N’avez-vous pas lu les critiques acerbes dont il a fait l’objet ces derniers temps ? »

« Non. J’ai eu d’autres chats à fouetter que les pianistes. »

« Eh bien, ces derniers temps, il semble ne pas être dans son assiette. Son nom est apparu plusieurs fois sur les affiches, mais il n’a pas joué ; tandis qu’aux derniers concerts, il exécuta ses morceaux d’une manière des plus monotone et dépourvue de vie, si différente de son exécution brillante d’autrefois. »

J’avais l’impression qu’une main enserrait mon cœur dans ma poitrine, mais j’essayais de garder mes traits aussi impassibles que possible.

« Je suis désolé pour lui », dit-je, sans enthousiasme ; « mais j’ose espérer que les dames le consoleront des railleries de la presse et émousseront ainsi les pointes de leurs flèches. »

Ma mère haussa les épaules et abaissa les coins de ses lèvres dédaigneusement. Elle ne devinait guère mes pensées, ni combien je regrettais amèrement la façon dont j’avais agi envers le jeune homme que… eh bien, il était inutile de mâcher les mots plus longtemps, ou de me mentir à moi-même… j’aimais encore. Oui, je l’aimais plus que jamais, j’aimais à la folie.

Le lendemain, je cherchai tous les journaux où son nom était mentionné, et je découvris, c’est peut-être de la vanité de ma part de le penser, que depuis le jour même où j’avais cessé d’assister à ses concerts, il avait joué misérablement, jusqu’à ce qu’enfin ses critiques, autrefois si indulgents, se soient tous ligués contre lui, s’efforçant de l’amener à un meilleur sentiment du devoir qu’il avait envers son art, envers le public, et envers lui-même.

Environ une semaine plus tard, je retournai l’écouter jouer.

Lorsqu’il entra, je fus surpris de voir le changement qui s’était opéré en lui en si peu de temps ; il était non seulement fatigué et abattu, mais aussi pâle, maigre et maladif. Il semblait, en fait, avoir vieilli de dix ans en quelques jours. Il y avait en lui cette altération que ma mère avait remarquée chez moi à son retour d’Italie ; mais elle l’avait évidemment attribuée au choc que mes nerfs venaient de subir.

Alors qu’il s’avançait, quelques personnes tentèrent de l’encourager en tapant dans leurs mains, mais un faible murmure de désapprobation, suivi d’un léger sifflement, mit immédiatement fin à ces faibles tentatives. Il parut dédaigneusement indifférent à ces deux bruits. Il s’assit mollement, comme une personne épuisée par la fièvre, mais, comme l’a déclaré l’un des journalistes musicaux, le feu de l’art commença tout de suite à briller dans ses yeux. Il jeta un regard en coin sur le public, un regard interrogateur plein d’amour et de reconnaissance.

Il se mit alors à jouer, non pas comme s’il s’agissait d’une tâche épuisante, mais comme s’il déversait son âme lourdement chargée ; et la musique ressemblait au gazouillis d’un oiseau qui, dans sa tentative de captiver sa compagne, étale ses flots de séduction, résolu soit à vaincre, soit à mourir, en de profonds traits d’un art spontané.

Il est inutile de dire que j’étais complètement bouleversé, tandis que toute la foule était enthousiasmée par la douce tristesse de sa musique.

Le morceau terminé, je me hâtai de sortir, franchement, dans l’espoir de le rencontrer. Pendant qu’il jouait, une lutte acharnée s’engagea en moi-même, entre mon cœur et mon cerveau, et les sens en éveil demandaient à la froide raison : à quoi bon lutter contre une passion ingouvernable ? J’étais, en effet, prêt à lui pardonner tout ce que j’avais souffert, car, après tout, avais-je le droit de lui en vouloir ?

Lorsque j’entrai dans la pièce, il fut la première, voire la seule personne que je vis. Un sentiment de joie indescriptible emplit tout mon être, et mon cœur sembla s’élancer vers lui. Mais d’un seul coup, mon ravissement disparut, mon sang se figea dans mes veines, et l’amour fit place à la colère et à la haine. Il était bras dessus bras dessous avec Briancourt, qui, le félicitant ouvertement de son succès, s’attachait évidemment à lui comme le lierre au chêne. Les yeux de Briancourt et les miens se rencontrèrent ; dans les siens il y avait un regard d’exultation ; dans les miens, un mépris foudroyant.

Dès que Teleny m’aperçut, il se dégagea des griffes de Briancourt et s’approcha de moi. La jalousie me rendit fou, je lui fis le salut le plus raide et le plus distant, et passais outre, sans tenir compte de ses mains tendues.

J’entendis un léger murmure parmi les spectateurs, et en m’éloignant je vis du coin de l’œil son regard blessé, son teint qui s’altérait, et son expression d’orgueil blessé. Bien qu’impulsif, il s’inclina avec résignation, comme pour dire : « Qu’il en soit ainsi », et il retourna vers Briancourt, dont le visage rayonnait de satisfaction.

Briancourt dit : « Il a toujours été un goujat, un commerçant, un parvenu[trad 1] orgueilleux ! » juste assez fort pour que les mots parviennent à mon oreille. « Ne vous occupez pas de lui. »

« Non », ajouta Teleny d’un air songeur, « c’est moi qui suis à blâmer, pas lui. »

Il était loin de se douter que c'était avec un cœur meurtri que je quittais la pièce, désirant à chaque pas revenir en arrière, jeter mes bras autour de son cou devant tout le monde et implorer son pardon.

J’hésitai un instant à aller lui tendre la main ou non. Hélas ! cédons-nous souvent aux chaudes impulsions du cœur ? Ne sommes-nous pas, au contraire, toujours guidés par les conseils du cerveau calculateur, troublé par la conscience, et froid comme de l’argile ?

Il était tôt, mais j’attendis un certain temps dans la rue, guettant la sortie de Teleny. J’avais décidé que s’il était seul, j’irais lui demander pardon pour mon impolitesse.

Peu de temps après, je le vis apparaître à la porte avec Briancourt.

Ma jalousie se raviva aussitôt, je tournai les talons et partis. Je ne voulais plus le revoir. Le lendemain, je prendrais le premier train et je partirais, n’importe où, hors du monde si je le pouvais.

Cet état d’esprit ne dura pas longtemps, et ma rage étant un peu calmée, l’amour et la curiosité m’incitèrent à nouveau à m’arrêter. C’est ce que je fis. Je regardais autour de moi ; ils n’étaient nulle part ; je continuais à marcher vers la maison de Teleny.

Je revins sur mes pas. Je jetai un coup d’œil dans les rues avoisinantes, ils avaient disparu.

Maintenant qu’ils étaient perdu de vue, mon impatience de les retrouver augmentait. Ils étaient peut-être allés chez Briancourt. Je me précipitai dans la direction de sa maison.

Tout d’un coup, je crus apercevoir au loin deux silhouettes qui leur ressemblaient. Je me hâtais comme un fou. Je relevais le col de mon manteau, je mis mon chapeau de feutre sur mes oreilles, pour ne pas être reconnu, et je les suivis sur le trottoir d’en face.

Je ne m’étais pas trompé. Puis ils bifurquèrent, et je les suivis. Où allaient-ils dans ces parages solitaires ?

Pour ne pas attirer leur attention, je m’arrêtai devant une réclame. Je ralentis, puis accélérai le pas. Plusieurs fois je vis leurs têtes se frôler, puis le bras de Briancourt entoura la taille de Teleny.

Tout cela était pour moi bien pire que du fiel et de l’absinthe[ws 1], les rois ont eu leurs mignons[trad 1]. Pourtant, dans ma misère, j’eus une consolation : ce fut de voir que, apparemment, Teleny cédait aux attentions de Briancourt au lieu de les rechercher.

Enfin, ils atteignirent le quai de ***, si animé le jour, si désolé la nuit. Là, ils semblèrent chercher quelqu’un, car ils se retournaient, scrutaient les personnes qu’ils rencontraient, ou fixaient les hommes assis sur les bancs qui bordent le quai. Je continuais de les suivre.

Comme j’étais entièrement absorbé par mes pensées, il s’écoula un certain temps avant que je ne remarque qu’un homme, qui avait surgi de nulle part, marchait à mes côtés. Je devins nerveux, car j’avais l’impression qu’il essayait non seulement de me suivre, mais aussi d’attirer mon attention, car il fredonnait et sifflait des bribes de chansons, toussait, se raclait la gorge et grattait des pieds.

Tous ces bruits entraient dans mes oreilles rêveuses, mais ne parvenaient pas à éveiller mon attention. Tous mes sens étaient fixés sur les deux silhouettes qui se trouvaient devant moi. Il avança donc, puis fit demi-tour et me regarda fixement. Mes yeux ont voyaient tout cela sans y prêter attention le moins du monde.

Il s’est encore attardé, me laissa passer, continua à marcher d’un pas plus vif et se retrouva de nouveau à mes côtés. Enfin, je le regardais. Bien qu’il fasse froid, il n’était que légèrement vêtu. Il portait une courte veste de velours noir et un pantalon gris clair, très ajusté, qui marquait la forme des cuisses et des fesses comme un collant.

Tandis que je le regardais, il me fixa à nouveau, puis sourit avec cette contraction faciale vide, fade et idiote d’une raccrocheuse[trad 1]. Puis, me regardant toujours avec un regard lubrique, il dirigea ses pas vers une Vespasienne[trad 1] voisine.

« Qu’ai-je que j’ai de si particulier », me dis-je, « pour que ce type me reluque de la sorte ? »

Mais sans me retourner, sans en tenir compter davantage, j’ai continué à marcher, les yeux fixés sur Teleny.

Comme je passais près d’un autre banc, quelqu’un a de nouveau raclé ses pieds et s’est raclé la gorge, manifestement dans le but de me faire tourner la tête. C’est ce que je fis. Il n’y avait rien de plus remarquable chez lui que chez le premier quidam que l’on rencontre. Voyant que je le regardais, il déboutonna ou reboutonna son pantalon.

Au bout d’un moment, j’entendis à nouveau des pas venant de derrière ; la personne était tout près de moi. Je sentis une forte odeur, si l’on peut appeler odeur le parfum toxique du musc ou du patchouli.

La personne m’effleura légèrement en passant. Il me demanda pardon, c’était l’homme à la veste de velours, ou son Dromio. Je le regardai, il me regarda à nouveau et sourit. Ses yeux étaient peints au khôl, ses joues badigeonnées de rouge. Il était tout à fait imberbe. Un instant, j’ai douté qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, mais lorsqu’il s’est de nouveau arrêté devant la colonne, j’ai été pleinement convaincu de son sexe.

Quelqu’un d’autre s’approcha à pas feutrés, en remuant les fesses, de derrière un de ces pissoirs[trad 1]. C’était un vieil homme râblé, minaudant, aussi ratatiné qu’une pomme de terre rongée par le gel. Ses joues étaient très creuses, et ses pommettes saillantes très rouges ; son visage était rasé et tondu, et il portait une perruque avec de longues mèches de lin clair.

Il marchait dans la posture de la Vénus de Médicis, c’est-à-dire avec une main sur son entre-jambes et l’autre sur sa poitrine. Son allure était non seulement très pudique, mais il y avait chez le vieillard une candeur de jeune fille qui lui donnait l’apparence d’un proxénète vierge.

Il ne me regarda pas fixement, mais me jeta un coup d’œil de côté en passant. Il fut rejoint par un ouvrier, un homme fort et robuste, boucher ou forgeron de métier. Le vieil homme aurait évidemment voulu s’éclipser sans se faire remarquer, mais l’ouvrier l’arrêta. Je n’entendis pas ce qu’ils disaient, car bien qu’ils fussent à quelques pas l’un de l’autre, ils parlaient sur ce ton feutré propre aux amoureux ; mais je semblais être l’objet de leur conversation, car l’ouvrier se tourna vers moi et me regarda fixement quand je passais. Ils se séparèrent.

L’ouvrier fit vingt pas, puis il tourna le talon et est revint exactement dans le même sens que moi, semblant vouloir me rencontrer face à face.

Je le regardai. C’était un homme costaud, aux traits massifs ; manifestement, un beau spécimen de mâle. En passant devant moi, il serra son poing puissant, plia son bras musclé au niveau du coude, puis le déplaça verticalement de droite à gauche à plusieurs reprises, comme une bielle de piston en action, qui entre et sort du cylindre.

Certains signes sont si évidemment clairs et pleins de sens qu’il n’est pas nécessaire d’être initié pour les comprendre. Le signe de l’ouvrier est l’un d’entre eux.

Maintenant, je savais qui étaient tous ces promeneurs nocturnes. Pourquoi ils me fixaient avec tant d’insistance, et la signification de tous leurs petits tours pour attirer mon attention. Est-ce que je rêvais ? Je regardais autour de moi. L’ouvrier s’était arrêté, et il répétait sa demande d’une manière différente. Il ferma son poing gauche, puis introduisit l’index de sa main droite dans le trou fait par la paume et les doigts, et le fit entrer et sortir. Il fut carrément explicite. Je ne m’étais pas trompé. Je me hâtai de continuer, me demandant si les villes de la plaine avaient été détruites par le feu et le soufre.

Comme je l’ai appris plus tard dans la vie, chaque grande ville a ses repaires particuliers, sa place, son jardin pour ce genre de récréation. Et la police ? Eh bien, elle ne s’en préoccupe pas, jusqu’à ce qu’un délit flagrant soit commis, car il n’est pas prudent de boucher le cratère d’un volcan. Les bordels d’hommes prostitués n’étant pas autorisés, de tels lieux de rencontre doivent être tolérés, sinon toute la ville devient une Sodome ou une Gomorrhe moderne.

— Quoi ! il y a de telles villes de nos jours ?

— En effet, Jéhovah a acquis de l’expérience avec l’âge ; il a donc appris à comprendre ses enfants un peu mieux qu’autrefois, car il est parvenu à un sens plus juste de la tolérance ou, comme Pilate, il s’est lavé les mains et les a complètement abandonnés.

J’éprouvai d’abord un profond sentiment de dégoût en voyant le vieux catamite repasser devant moi et lever, avec la plus grande modestie, son bras de sa poitrine, enfoncer son doigt osseux entre ses lèvres et le remuer de la même façon que l’ouvrier avait remué son bras, mais en s’efforçant de donner à tous ses mouvements une coquetterie de vierge effarouchée. Il était, comme je l’ai appris plus tard, un pompeur de dard[trad 1], ou comme je pourrais l’appeler, un suceur de sperme ; c’était sa spécialité. Il faisait ce travail par amour de la chose, et une expérience de plusieurs années l’avait rendu maître de son métier. Il semble qu’il vivait à tous les autres égards comme un ermite, et qu’il ne s’adonnait qu’à une seule chose : les mouchoirs en linon, avec de la dentelle ou de la broderie, pour essuyer l’instrument de l’amateur lorsqu’il en avait fini avec lui.

Le vieil homme descendit vers le bord de la rivière, m’invitant apparemment à une promenade de minuit dans la brume, sous les arches du pont, ou dans quelque recoin isolé.

Un autre homme sortit de là ; celui-ci ajustait sa robe et se grattait le postérieur comme un singe. Nonobstant la sensation de crainte que ces hommes me donnaient, la scène était si entièrement nouvelle que je dois dire qu’elle m’intéressa plutôt.

— Et Teleny ?

— J’étais tellement absorbé par tous ces vagabonds de minuit que je l’avais perdu de vue, ainsi que Briancourt, quand tout à coup je les vis réapparaître.

Avec eux, il y avait un jeune sous-lieutenant de Zouaves, un homme élégant et fringant, et un jeune homme mince et basané, apparemment un Arabe.

La rencontre ne semblait pas avoir été charnelle. Quoi qu’il en soit, le soldat divertissait ses amis par sa conversation animée, et aux quelques mots que mon oreille capta, je compris que le sujet était intéressant. De plus, en passant devant chaque banc, les couples qui y étaient assis se donnaient des coups de coude comme s’ils les connaissaient.

En passant devant eux, je haussai les épaules et j’enfouis ma tête dans mon col. Je portai même mon mouchoir à mon visage. Malgré toutes mes précautions, Teleny semblait m’avoir reconnu, bien que je continuais à marcher sans faire attention à lui.

J’entendis leurs rires joyeux sur mon passage ; l’écho de paroles répugnantes résonnait encore à mes oreilles ; des visages écœurants d’hommes efféminés et féminins traversaient la rue, essayant de me séduire par tout ce qui est nauséabond.

Je me précipitais, le cœur malade, déçu, me haïssant moi-même et mes semblables, me demandant si je valais mieux que tous ces adorateurs de Priape endurcis par le vice. Je me languissais de l’amour d’un homme qui ne se souciait pas plus de moi que de n’importe lequel de ces sodomites.

Il était tard dans la nuit, et je marchais sans savoir exactement où mes pas me conduisaient. Je ne devais pas traverser l’eau pour rentrer chez moi, qu’est-ce qui me poussa à le faire ? Quoi qu’il en soit, je me retrouvai soudain au beau milieu du pont, le regard perdu dans l’espace ouvert devant moi.

La rivière, comme une artère argentée, séparait la ville en deux. De part et d’autre, d’immenses maisons obscures émergeaient de la brume ; des dômes flous, des tours sombres, des flèches vaporeuses et gigantesques s’élevaient, frémissantes, jusqu’aux nuages, et s’évanouissaient dans le brouillard.

En dessous, je pouvais percevoir l’éclat de la rivière froide, morne et querelleuse, qui coulait de plus en plus vite, comme si elle était fâchée de ne pas pouvoir se surpasser dans sa propre vitesse, se heurtant aux arches qui l’arrêtaient, s’enroulant en petites vagues et tourbillonnant dans des remous furieux, tandis que les piliers sombres jetaient des taches d’ombre noire comme de l’encre sur le cours d’eau scintillant et frémissant.

En regardant ces ombres dansantes et agitées, je vis une myriade de lutins fougueux, semblables à des serpents, qui allaient et venaient à travers elles, me faisant des clins d’œil et m’appelant tandis qu’ils tournoyaient et roulaient, m’attirant vers le bas pour que je me repose dans ces eaux de Lethéé.

Ils avaient raison. Le repos devait se trouver sous ces arches sombres, sur le sable doux et visqueux de cette rivière tourbillonnante.

Comme ces eaux semblaient profondes et insondables ! Voilées par la brume, elles avaient tout l’attrait de l’abîme. Pourquoi ne chercherais-je pas là ce baume de l’oubli qui seul pourrait soulager ma tête douloureuse, calmer ma poitrine brûlante ?

Pourquoi ?

Était-ce parce que le Tout-Puissant avait fixé Son canon contre la destruction de soi-même ?

Comment, quand et où ?

Avec son doigt de feu, lorsqu’il a fait ce coup de théâtre[trad 1] sur le mont Sinaï ?

Si c’est le cas, pourquoi m’a-t-il tenté au-delà de mes forces ?

Un père pousserait-il son enfant bien-aimé à lui désobéir, simplement pour avoir le plaisir de le châtier ensuite ? Un homme déflorerait-il sa propre fille, non par désir, mais pour se moquer de son incontinence ? Si un tel homme a vécu, c’est qu’il était à l’image de Jéhovah.

Non, la vie ne vaut la peine d’être vécue que si elle est agréable. Pour moi, à ce moment-là, c’était un fardeau. La passion que j’avais tenté d’étouffer, et qui ne faisait que couver, avait éclaté avec une force renouvelée, me subjuguant totalement. Ce crime ne pouvait donc être surmonté que par un autre. Dans mon cas, le suicide était non seulement permis, mais louable, voire héroïque.

Que dit l’Évangile ? « Si votre œil… » et ainsi de suite.

Toutes ces pensées tourbillonnaient dans mon esprit comme de petits serpents de feu. Devant moi, dans la brume, Teleny, tel un ange de lumière vaporeux, semblait me regarder tranquillement de ses yeux profonds, tristes et pensifs ; en bas, les eaux tumultueuses avaient pour moi la voix douce et attirante d’une sirène.

Je sentis mon cerveau vaciller. Je perdais la raison. Je maudissais ce beau monde qui est le nôtre, ce paradis que l’homme transforma en enfer. Je maudissais notre société bornée, qui ne se nourrit que d’hypocrisie. Je maudissais notre religion néfaste, qui met son veto sur tous les plaisirs des sens.

J’étais déjà en train d’escalader le parapet, décidé à chercher l’oubli dans ces eaux stygiennes, quand deux bras puissants m’étreignirent et me retinrent.

— C’était Teleny ?

— C’était le cas.

« Camille, mon amour, mon âme, êtes-vous fou ?  dit-il d’une voix étouffée et haletante.

Rêvais-je, était-ce lui ? Teleny ? Était-il mon ange gardien ou un démon tentateur ? Étais-je devenu fou ?

Toutes ces pensées se chassaient l’une l’autre et me laissaient perplexe. Pourtant, au bout d’un moment, je compris que je n’étais ni fou ni en train de rêver. C’était Teleny en chair et en os, car je le sentais contre moi alors que nous étions étroitement serrés dans les bras l’un de l’autre. Je m’étais réveillé d’un horrible cauchemar.

La tension que mes nerfs avaient subie et le complet l’étourdissement qui s’ensuivit, associés à sa puissante étreinte, me donnèrent l’impression que nos deux corps étroitement serrés l’un contre l’autre s’étaient amalgamés ou fondus en un seul.

Une sensation très particulière m’envahit à ce moment-là. Tandis que mes mains vagabondaient sur sa tête, son cou, ses épaules, ses bras, je ne sentais rien du tout ; en fait, il me semblait que je touchais mon propre corps. Nos fronts brûlants étaient pressés l’un contre l’autre, et ses veines gonflées et palpitantes semblaient être mes propres pulsations.

Instinctivement, et sans se chercher, nos bouches se sont unies d’un commun accord. Nous ne nous sommes pas embrassés, mais notre souffle donna vie à nos deux êtres.

Je restais vaguement inconscient pendant un certain temps, sentant mes forces décliner lentement, ne laissant qu’assez de vitalité pour savoir que j’étais encore vivant.

Tout d’un coup, je ressentis une secousse puissante de la tête aux pieds ; il y eut un reflux du cœur au cerveau. Chaque nerf de mon corps était parcouru de picotements ; toute ma peau semblait piquée de pointes d’aiguilles acérées. Nos bouches qui s’étaient retirées s’accrochaient à nouveau l’une à l’autre avec un désir nouvellement réveillé. Nos lèvres, cherchaient clairement à se coller ensemble, pressées et frottées avec une telle force passionnée que le sang commença à suinter d’elles, non, il semblait que ce fluide, jaillissant de nos deux cœurs, était déterminé à se mêler pour célébrer en ce moment propice les vieux rites hyménéaux des nations : le mariage de deux corps, non par la communion du vin symbolique, mais du sang lui-même.

Nous restâmes ainsi quelque temps dans un état de délire accablant, ressentant à chaque instant un plaisir plus vif et plus fou dans les baisers de l’autre, qui nous poussaient à la folie en augmentant cette chaleur qu’ils ne pouvaient apaiser, et en stimulant cette faim qu’ils ne pouvaient calmer.

La quintessence même de l’amour était dans ces baisers. Tout ce qu’il y avait d’excellent en nous, l’essentiel de nos êtres, montait et s’évaporait à partir de nos lèvres comme les vapeurs d’un fluide éthéré, enivrant, ambrosien.

La nature, feutrée et silencieuse, semblait retenir son souffle pour nous regarder, car une telle extase de félicité avait rarement, voire jamais, été ressentie ici-bas. J’étais subjugué, prostré, brisé. La terre tournait autour de moi, s’enfonçait sous mes pieds. Je n’avais plus la force de me tenir debout. Je me sentais malade et prêt de défaillir. Étais-je en train de mourir ? Si c’était le cas, la mort devait être le moment le plus heureux de notre vie, car une joie aussi intense ne pourrait plus jamais être ressentie.

Combien de temps suis-je resté sans connaissance ? Je ne saurais le dire. Tout ce que je sais, c’est que je me réveillai au milieu d’un tourbillon, en entendant le bruit des eaux autour de moi. Peu à peu, je repris conscience. J’essayai de me libérer de son emprise.

« Laisse-moi ! Laisse-moi tranquille ! Pourquoi ne m’as-tu pas laissé mourir ? Ce monde m’est odieux, pourquoi devrais-je m’éterniser dans une vie que j’abhorre ? »

« Pourquoi ? Pour mon bien. » Il murmura alors doucement, dans sa langue inconnue, quelques mots magiques qui semblèrent s’enfoncer dans mon âme. Puis il ajouta : « La nature nous a formés l’un pour l’autre ; pourquoi lui résister ? Je ne puis trouver le bonheur que dans ton amour, et dans le tien seulement ; ce n’est pas seulement mon cœur, mais mon âme qui aspire à la tienne. »

Dans un effort de tout mon être, je le repoussai et reculai en titubant.

« Non, non », m’écriai-je, « ne me tente pas au-delà de mes forces, laisse-moi plutôt mourir. »

« Que ta volonté soit faite, mais nous mourrons ensemble, afin qu’au moins dans la mort nous ne soyons pas séparés. Il y a une vie après la mort, nous pourrons alors, au moins, nous attacher l’un à l’autre comme la Francesca de Dante et son amant Paulo. Tiens », dit-il en déroulant une écharpe de soie qu’il portait autour de la taille, « lions-nous étroitement et sautons dans les flots. »

Je le regardai et je tremblai. Si jeune, si beau, et je devais l’assassiner ! La vision d’Antinoüs telle que je l’avais vue la première fois qu’il avait joué m’apparut.

Il noua l’écharpe autour de sa taille et s’apprêtait à la passer autour de moi.

« Viens. »

Le sort en était jeté. Je n’avais pas le droit d’accepter un tel sacrifice de sa part.

« Non », dis-je, « vivons. »

« Vivre », ajouta-t-il, « et après ? »

Il ne parla pas pendant quelques instants, comme s’il attendait une réponse à cette question qui n’avait pas été formulée avec des mots. En réponse à son appel muet, je tendis les mains vers lui. Lui, comme s’il avait peur que je lui échappe, me serra fort avec toute la force d’un désir irrépressible.

« Je t’aime », murmura-t-il, « je t’aime à la folie, Je ne peux plus vivre sans toi. »

« Moi non plus », dis-je faiblement, « j’ai lutté en vain contre ma passion, et maintenant je lui cède, non pas avec douceur, mais avec ardeur, avec joie. Je suis à toi, Teleny ! Heureux d’être à toi, à toi pour toujours et à toi seul ! »

Pour toute réponse, il y eut un cri rauque étouffé provenant du plus profond de sa poitrine ; ses yeux s’illuminèrent d’un éclair de feu ; son désir s’éleva jusqu’à la rage ; c’était celui de la bête sauvage saisissant sa proie ; celui du mâle solitaire trouvant enfin une compagne. Mais son désir intense était plus que cela ; c’était aussi une âme qui s’élançait à la rencontre d’une autre âme. C’était un désir des sens et une folle ivresse du cerveau.

Ce feu brûlant et inextinguible qui consumait nos corps pouvait-il être qualifié de luxure ? Nous nous accrochions l’un à l’autre avec autant d’avidité que le fait un animal affamé lorsqu’il s’accroche à la nourriture qu’il dévore ; et tandis que nous nous embrassions avec une avidité toujours croissante, mes doigts palpaient ses cheveux bouclés ou caressaient la peau douce de son cou. Nos jambes étant serrées l’une contre l’autre, son phallus, en forte érection, se frottait contre le mien, non moins rigide et dur. Cependant, nous changions constamment de position, de manière à ce que chaque partie de nos corps soit en contact aussi étroit que possible ; et ainsi, en nous sentant, en nous serrant, en nous étreignant, en nous embrassant et en nous mordant l’un l’autre, nous devions ressembler, sur ce pont au milieu du brouillard qui s’épaississait, à deux âmes damnées souffrant d’un tourment éternel.

La main du temps s’était arrêtée, et je crois que nous aurions continué à nous provoquer mutuellement dans notre désir fou jusqu’à ce que nous ayons perdu la raison, nous étions tous les deux au bord de la folie, si nous n’avions pas été arrêtés par un incident insignifiant.

Un cab tardif, fatigué par le labeur de la journée, se dirigeait lentement vers la maison. Le conducteur dormait sur sa caisse ; la pauvre haridelle épuisée, la tête tombant presque entre ses genoux, somnolait elle aussi, rêvant peut-être d’un repos ininterrompu, de foin fraîchement fauché, des pâturages frais et fleuris de sa jeunesse ; même le lent grondement des roues avait un son somnolent, ronronnant, ronflant dans son ennuyeuse uniformité.

« Viens à la maison avec moi », dit Teleny d’une voix basse, nerveuse et tremblante ; « viens dormir avec moi », ajouta-t-il sur le ton doux, feutré et suppliant de l’amant qui voudrait bien se faire comprendre sans paroles.

Je pressai ses mains pour obtenir une réponse.

« Veux-tu venir ? »

« Oui, ai-je murmuré, presque inaudible. »

Ce son grave, à peine articulé, était le souffle chaud d’un désir véhément ; ce monosyllabe zozotant était le consentement volontaire à son désir le plus ardent.

Il héla alors le cab qui passait, mais il fallut attendre quelques instants avant de pouvoir réveiller le chauffeur et lui faire comprendre ce que nous attendions de lui.

En montant dans le véhicule, ma première pensée fut que dans quelques minutes, Teleny m’appartiendrait. Cette pensée agit sur mes nerfs comme un courant électrique, me faisant frissonner de la tête aux pieds.

Il fallut que mes lèvres articulent les mots “Teleny sera à moi” pour que j’y croie. Il sembla entendre le mouvement silencieux de mes lèvres, car il prit ma tête entre ses mains et m’embrassa encore et encore.

Puis, comme s’il ressentait un remords, il demanda : « Tu ne te repent pas, n’est-ce pas ? »

« Comment pourrais-je ? »

« Et tu seras à moi, à moi tout seul ? »

« Je n’ai jamais été la propriété d’un autre homme et je ne le serai jamais. »

« Tu m’aimeras pour toujours ? »

« Et toujours. »

« Ce sera notre serment et notre acte de possession », ajouta-t-il.

Il m’a alors entouré de ses bras et me serra contre sa poitrine. Je l’entourai de mes bras. À la lueur des lampes du cab, je vis ses yeux s’enflammer du feu de la folie. Ses lèvres, brûlées par la soif d’un désir longtemps réprimé, par le besoin refoulé de possession, s’approchaient des miennes avec une expression douloureuse de souffrance sourde. Nous étions de nouveau en train d’aspirer l’être de l’autre dans un baiser, un baiser plus intense, si possible, que le précédent. Quel baiser !

La chair, le sang, le cerveau et cette partie subtile et indéfinie de notre être semblaient se fondre dans une étreinte ineffable.

Un baiser est bien plus que le premier contact sensuel de deux corps, c’est le souffle de deux âmes éprises.

Mais un baiser criminel longtemps supporté et combattu, et donc longtemps désiré, est au-delà de cela ; il est aussi succulent qu’un fruit défendu ; c’est un charbon rougi posé sur les lèvres ; une marque ardente qui brûle profondément et change le sang en plomb fondu ou en vif-argent brûlant.

Le baiser de Teleny était vraiment galvanisant, car je pouvais en goûter la saveur sur mon palais. Avions-nous besoin d’un serment, alors que nous nous étions donnés l’un à l’autre par un tel baiser ? Un serment est une promesse faite du bout des lèvres qui peut être, et est, souvent oubliée. Un tel baiser vous suit dans la tombe.

Pendant que nos lèvres se collaient l’une à l’autre, sa main déboutonnait lentement, imperceptiblement, mon pantalon et se glissait furtivement à l’intérieur de l’ouverture, écartant instinctivement tous les obstacles qui se dressaient sur son chemin, puis elle s’emparait de mon phallus dur, raide et douloureux, qui brillait comme un charbon ardent.

Cette prise était aussi douce que celle d’un enfant, aussi experte que celle d’une putain, aussi forte que celle d’un bretteur. Il m’avait à peine touché que je me suis souvenu des paroles de la comtesse.

Certaines personnes, nous le savons tous, sont plus magnétiques que d’autres. De plus, si certaines attirent, d’autres nous repoussent. Teleny avait, pour moi du moins, un fluide souple, hypnotique, qui donnait du plaisir à ses doigts. Non, le simple contact de sa peau me faisait frissonner de plaisir.

Ma propre main suivit avec hésitation l’exemple qu’il avait donné, et je dois avouer que le plaisir que je ressentais à le tripoter était vraiment délicieux.

Nos doigts touchèrent à peine la peau du pénis, mais nos nerfs étaient si tendus, notre excitation avait atteint un tel niveau et les canaux séminaux étaient si remplis que nous les avons sentis déborder. Il y eut, pendant un moment, une douleur intense, quelque part autour de la racine du pénis, ou plutôt, au cœur même et au centre des reins, après quoi la sève de vie commença à se déplacer lentement, lentement, de l’intérieur des glandes séminales ; elle monta le long du bulbe de l’urètre, et de l’étroite colonne, un peu comme le mercure dans le tube d’un thermomètre, ou plutôt, comme la lave brûlante et cinglante dans le cratère d’un volcan.

Il atteignit finalement le sommet, puis la fente s’ouvrit, les lèvres minuscules s’écartèrent et le liquide visqueux, nacré et crémeux suinta, non pas d’un seul coup en un jet jaillissant, mais par intervalles, et en larmes énormes et brûlantes.

À chaque goutte qui s’échappait du corps, une sensation glaçante, presque insupportable, partait du bout des doigts, de l’extrémité des orteils, et surtout des cellules les plus profondes du cerveau ; la moelle de la colonne vertébrale et de tous les os semblait se fondre ; et lorsque les différents courants, soit ceux du sang, soit ceux qui remontent rapidement les fibres nerveuses, se rencontrent dans le phallus (ce petit instrument fait de muscles et de vaisseaux sanguins), il se produit un choc formidable, une convulsion qui anéantit l’esprit et la matière, une jouissance frémissante que tout le monde a ressentie, à un degré plus ou moins grand, souvent un frisson presque trop intense pour être plaisant.

Pressés l’un contre l’autre, tout ce que nous pouvions faire était d’essayer d’étouffer nos gémissements alors que les gouttes ardentes se succédaient lentement.

La prostration qui suivait la tension excessive des nerfs s’était installée, lorsque le fiacre s’arrêta devant la porte de la maison de Teleny, cette porte à laquelle j’avais frappé follement du poing peu de temps auparavant.

Nous nous traînâmes péniblement hors du fiacre, mais à peine le portail s’était-il refermé sur nous que nous nous embrassions et nous caressions à nouveau avec une énergie renouvelée.

Au bout de quelques instants, sentant que notre désir était trop puissant pour qu’on puisse le réfréner plus longtemps, il dit : « Allons, pourquoi devrions-nous nous attarder plus longtemps et perdre un temps précieux ici, dans l’obscurité et le froid ? »

« Est-ce la nuit et fait-il froid ? » fut ma réponse.

Il m’embrassa tendrement.

« Dans l’obscurité, tu es ma lumière ; dans le froid, tu es mon feu ; les terres gelées du pôle seraient un jardin d’Éden pour moi, si tu étais là », poursuivis-je.

Nous montâmes ensuite à tâtons dans l’obscurité, car je ne lui permis pas d’allumer une allumette de cire. J’avançais donc en trébuchant contre lui, non pas parce que je ne voyais rien, mais parce que j’étais enivré d’un désir fou comme un homme ivre l’est de vin.

Nous fûmes bientôt dans son appartement. Lorsque nous nous sommes retrouvés dans la petite antichambre faiblement éclairée, il ouvrit les bras et les tendit vers moi.

« Bienvenue ! » dit-il. « Que cette maison soit toujours la tienne. » Puis il ajouta, à voix basse, dans cette langue inconnue et musicale : « Mon corps a faim de toi, âme de mon âme, vie de ma vie. »

Il avait à peine terminé ces mots que nous nous caressions amoureusement.

Après s’être ainsi caressés pendant quelques instants, « Sais-tu », dit-il, que je t’attendais aujourd’hui ? »

« Tu m’attendais ? »

« Oui, je savais que tôt ou tard tu serais à moi. De plus, j’ai senti que tu viendrais aujourd’hui. »

« Comment cela ? »

« J’ai eu un pressentiment. »

« Et si je n’étais pas venu ? »

« J’aurais dû faire ce que tu allais faire quand je t’ai rencontré, car la vie sans toi aurait été insupportable. »

« Quoi ? te noyer ? »

« Non, pas exactement : la rivière est trop froide et morne, je suis trop Sybarite pour cela. Non, j’aurais simplement dû m’endormir, le sommeil éternel de la mort, en rêvant de toi, dans cette chambre préparée pour te recevoir, et où aucun homme n’a jamais mis les pieds. »

En disant ces mots, il ouvrit la porte d’une petite chambre et m’y fit entrer.

Une forte odeur d’héliotrope blanc m’a d’abord frappé les narines.

C’était une pièce des plus singulières, dont les murs étaient recouverts d’une étoffe chaude, blanche, moelleuse, piquée partout de boutons d’argent dépoli ; le plancher était couvert de la toison blanche et bouclée de jeunes agneaux ; au milieu de l’appartement se dressait un vaste sopha, sur lequel était jetée la peau d’un énorme ours polaire. Sur cet unique meuble, une vieille lampe d’argent, provenant sans doute de quelque église byzantine ou de quelque synagogue orientale, jetait une pâle lueur, suffisante cependant pour éclairer la blancheur éblouissante de ce temple de Priape dont nous étions les fidèles.

« Je sais », dit-il en m’entraînant à l’intérieur, « je sais que le blanc est ta couleur préférée, qu’il convient à ton teint foncé, c’est pourquoi il a été aménagé pour toi et toi seul. Aucun autre mortel n’y mettra jamais les pieds. »

En prononçant ces mots, il me dépouilla en un clin d’œil de tous mes vêtements, car j’étais entre ses mains comme un enfant endormi ou un homme en transe.

En un instant, j’étais non seulement complètement nu, mais étendu sur la peau d’ours, tandis que lui, debout devant moi, me regardait avec des yeux affamés.

Je sentis ses regards tomber partout avec avidité ; ils s’enfoncèrent dans mon cerveau, et ma tête se mit à vaguer ; ils transpercèrent mon cœur, fouettant mon sang, le faisant couler plus vite et plus chaud dans toutes les artères ; ils s’enfoncèrent dans mes veines, et Priape se décalotta de son capuchon et souleva violemment sa tête, de sorte que tout l’enchevêtrement des veines de son corps semblait prêt à éclater.

Il me palpa ensuite avec ses mains partout, puis il commença à presser ses lèvres sur chaque partie de mon corps, couvrant de baisers mes seins, mes bras, mes jambes, mes cuisses, puis, lorsqu’il atteint mes parties intimes, il pressa son visage avec ravissement sur les poils épais et bouclés qui y poussent si abondamment.

Il frissonna de plaisir en sentant les mèches drues sur sa joue et son cou ; puis, saisissant mon phallus, il y appuya ses lèvres. Cela sembla l’électriser, puis le bout et ensuite le gland tout entier disparurent dans sa bouche.

Alors qu’il le faisait, j’avais du mal à me taire. Je serrais dans mes mains sa tête bouclée et parfumée ; un frisson parcourut tout mon corps ; tous mes nerfs étaient à fleur de peau ; la sensation était si vive qu’elle me rendit presque fou.

Puis toute la colonne fut dans sa bouche, la pointe touchait son palais ; sa langue, aplatie ou épaissie, me chatouillait partout. Maintenant j’étais sucé avec avidité, puis mordillé ou mordu. Je criais, je lui demandais d’arrêter. Je ne pouvais plus supporter une telle intensité, cela me tuait. Si cela avait duré un peu plus longtemps, j’aurais perdu la raison. Il était sourd et impitoyable à mes supplications. Des éclairs semblaient passer devant mes yeux, un torrent de feu traversait mon corps.

« Assez, arrête, assez ! » gémis-je.

Mes nerfs se tendirent, un frisson m’envahit, la plante de mes pieds me sembla percée de part en part. Je me tordis, me convulsais.

Une de ses mains qui caressait mes testicules se glissa sous mes fesses, un doigt fut glissé dans le trou. J’avais l’impression d’être un homme par-devant, une femme par-derrière, pour le plaisir que je ressentais dans des deux côtés.

Mon inquiétude avait atteint son paroxysme. Mon cerveau chancelait, mon corps fondait, le lait brûlant de la vie montait à nouveau, comme une sève de feu, mon sang bouillonnant montait jusqu’à mon cerveau, me rendant fou. J’étais épuisé, je m’évanouissais de plaisir : je tombais sur lui, masse inerte !

En quelques minutes, j’étais de nouveau moi-même, impatient de prendre sa place et de lui rendre les caresses que je venais de recevoir.

J’arrachai les vêtements de son corps, de sorte qu’il se retrouva rapidement aussi nu que moi. Quel plaisir de sentir sa peau contre la mienne de la tête aux pieds ! De plus, le plaisir que je venais de ressentir n’avait fait qu’augmenter mon empressement, si bien qu’après nous être serrés l’un contre l’autre et avoir lutté ensemble pendant quelques instants, nous nous roulâmes sur le sol, nous tordant, et frottant, et rampant et nous tortillant, comme deux chats échauffés s’excitant mutuellement dans un paroxysme de rage.

Mais mes lèvres étaient impatientes de goûter son phallus, un organe qui aurait pu servir de modèle à l’énorme idole du temple de Priape, ou au fronton des portes des bordels de Pompéi, si ce n’est qu’à la vue de ce dieu sans ailes, la plupart des hommes auraient, comme beaucoup l’ont fait, écarté les femmes pour l’amour de leurs congénères. Il était gros sans avoir les proportions d’un âne ; il était épais et arrondi, bien que légèrement effilé ; le gland, un fruit de chair et de sang, comme un petit abricot, avait l’air pulpeux, rond et appétissant.

Je l’ai regardé avec appétit, je l’ai manipulé, je l’ai embrassé, j’ai senti sa peau douce et brillante sur ma lèvre, elle s’est déplacée d’elle-même vers l’intérieur pendant que je le faisais. Ma langue a alors habilement chatouillé l’extrémité, essayant de se glisser entre ces petites lèvres roses qui, gonflées d’amour, s’ouvraient et faisaient jaillir une petite goutte de rosée étincelante. J’ai léché le prépuce, puis je l’ai sucé en entier, le pompant avec avidité. Il le déplaça verticalement pendant que j’essayais de le serrer avec mes lèvres ; il le poussa plus loin à chaque fois et toucha mon palais ; il a presque atteint ma gorge et je l’ai senti frémir d’une vie propre ; j’ai bougé plus vite, plus vite, plus vite. Il me serra la tête furieusement, tous ses nerfs palpitaient.

« Ta bouche est brûlante, tu aspires mon cerveau ! Arrête, arrête ! Tout mon corps est en feu ! Je ne peux plus ! Je ne peux pas, c’est trop ! »

Il me saisit fortement la tête pour me faire arrêter, mais je pressais fortement son phallus avec mes lèvres, mes joues, ma langue ; mes mouvements étaient de plus en plus rapides, si bien qu’après quelques coups, je le sentis trembler des pieds à la tête, comme s’il était pris d’un accès de vertige. Il soupirait, il gémissait, il criait. Un jet de liquide chaud, savonneux et âcre me remplit la bouche. Il avait la tête qui tournait ; le plaisir qu’il ressentait était si vif qu’il frôlait la douleur.

« Arrête, arrête ! » gémit-il faiblement, fermant les yeux et haletant.

Moi, par contre, j’étais fou à l’idée qu’il était maintenant vraiment à moi, que je buvais la sève ardente et écumante de son corps, le véritable élixir de vie.

Ses bras me serrèrent convulsivement pendant un instant. Une rigidité s’est alors emparée de lui ; il était brisé par un tel excès de libertinage.

Je ressentais presque autant que lui, car dans ma fureur, je le suçais avidement, goulûment, provoquant ainsi une éjaculation abondante ; et en même temps, de petites gouttes du même fluide que j’absorbais, s’écoulaient lentement, douloureusement, hors de mon corps. À ce moment-là, nos nerfs se détendirent et nous tombâmes épuisés l’un sur l’autre.

Un court moment de repos, je ne saurais dire de quelle durée, l’intensité n’étant pas mesurée par le rythme calme du Temps, et puis j’ai senti son pénis sans nerfs sortir de son sommeil et se presser contre mon visage ; il essayait manifestement de trouver ma bouche, tout comme un bébé avide mais gavé, même dans son sommeil, tient fermement le mamelon de sa mère simplement pour le plaisir de l’avoir dans sa bouche.

J’ai appuyé ma bouche sur lui et, comme un jeune coq réveillé à l’aube tend son cou et chante avec ardeur, il dressa sa tête vers mes lèvres chaudes et pulpeuses.

Dès que je l’eus dans la bouche, Teleny se retourna et se plaça dans la même position que moi vis-à-vis de lui, c’est-à-dire que sa bouche était à la hauteur de mon ventre, à la différence près que j’étais sur le dos et qu’il était au-dessus de moi.

Il commença à embrasser ma verge, il joua avec les poils touffus qui l’entouraient, il tapota mes fesses et, surtout, il caressa mes testicules avec un tour de main qui lui était propre et qui me remplissait d’un plaisir inexprimable.

Ses mains augmentaient tellement le plaisir que sa bouche et son propre phallus me donnaient que je fus bientôt hors de moi d’excitation.

Nos deux corps n’étaient qu’une masse de sensualité frémissante ; et bien que nous ayons tous deux accéléré la rapidité de nos mouvements, nous étions si fous de désir que, dans cette tension des nerfs, les glandes séminales refusaient de faire leur travail.

Nous travaillâmes en vain. D’un seul coup, ma raison me quitta ; le sang desséché qui m’habitait essayait vainement de s’écouler, et il semblait tourbillonner dans mes yeux injectés ; il picotait dans mes oreilles. J’étais dans un paroxysme de rage érotique, dans un paroxysme de délire fou.

Mon cerveau semblait trépané, ma colonne vertébrale sciée en deux. Néanmoins, je suçais son phallus de plus en plus vite, je le tirais comme une tétine, j’essayais de le vider, et je le sentais palpiter, frémir, trembler. Tout à coup, les portes du sperme s’ouvrirent, et des feux de l’enfer nous fûmes soulevés, au milieu d’une pluie d’étincelles brûlantes, dans un Olympe délicieusement calme et ambrosien.

Après quelques instants de repos, je me redressai sur mon coude et pour admirer la beauté fascinante de mon amant. Il était un modèle de beauté charnelle ; sa poitrine était large et forte, ses bras arrondis ; en fait, je n’ai jamais vu une charpente aussi vigoureuse et en même temps aussi agile ; car non seulement il n’y avait pas la moindre graisse, mais il n’y avait même pas la moindre chair superflue sur lui. Il était tout en nerfs, en muscles et en nerfs. Ce sont ses articulations bien soudées et souples qui lui donnaient ce mouvement libre, aisé et gracieux si caractéristique des Félidés, dont il avait aussi la souplesse, car lorsqu’il s’attachait à vous, il semblait s’enrouler autour de vous comme un serpent. De plus, sa peau était d’une blancheur nacrée, presque irisée, tandis que les poils des différentes parties de son corps, à l’exception de la tête, étaient tout à fait noirs.

Teleny ouvrit les yeux, tendit les bras vers moi, me prit la main, m’embrassa, puis me mordit la nuque ; ensuite il me couvrit de baisers tout le long du dos, qui, se succédant rapidement, ressemblaient à une pluie de feuilles de roses tombant d’une fleur épanouie.

Puis il atteignit les deux lobes charnus qu’il pressa avec ses mains et introduisit sa langue dans le trou où, peu de temps auparavant, il avait enfoncé son doigt. Ce fut également pour moi une sensation nouvelle et excitante.

Cela fait, il se leva et tendit la main pour me soulever.

« Maintenant », dit-il, « passons dans la pièce voisine, et voyons si nous pouvons trouver quelque chose à manger ; car je pense que nous avons vraiment besoin de nourriture, bien que, peut-être, un bain ne serait pas mauvais avant que nous nous asseyions pour souper. Aimerais-tu en prendre un ? »

« Cela pourrait te gêner. »

Pour toute réponse, il me conduisit dans une sorte de serre de fortune, toute remplie de fougères et de palmiers plumeux, qui, comme il me l’expliqua, recevait pendant la journée les rayons du soleil d’une lucarne située au-dessus de sa tête.

Il s’agit d’une sorte d’abri de fortune pour une serre et une salle de bain, que toute demeure habitable devrait avoir. Je suis trop pauvre pour avoir l’un ou l’autre, mais ce trou est assez grand pour mes ablutions, et mes plantes semblent bien se développer dans cette atmosphère chaude et humide.

« Mais c’est une salle de bain princière ! »

« Non, non ! » dit-il « en souriant, c’est une salle de bain d’artiste. »

Nous avons immédiatement plongé dans l’eau chaude, parfumée à l’essence d’héliotrope, et il était si agréable de se reposer là, enfermés dans les bras l’un de l’autre, après nos derniers excès.

« Je pourrais rester ici toute la nuit, » pensait-il, « c’est si agréable de te toucher dans cette eau chaude. Mais tu dois être affamé, alors nous ferions mieux d’aller chercher quelque chose pour satisfaire nos envies de nourriture.

Nous sommes sortis et nous sommes enveloppés un moment dans de chauds peignoirs[trad 1] de tissu éponge turc.

« Viens », dit-il, « laisse-moi te conduire à la salle à manger. »

J’hésitai, regardant d’abord ma nudité, puis la sienne. Il sourit et m’embrassa.

« Tu n’as pas froid, n’est-ce pas ? »

« Non, mais… »

« Eh bien, n’aie pas peur, il n’y a personne dans la maison. Tout le monde dort dans les autres appartements et, en plus, toutes les fenêtres sont bien fermées et tous les rideaux sont baissés. »

Il m’entraîna avec lui dans une pièce voisine toute couverte de tapis épais, moelleux et soyeux, dont le ton dominant était d’un terne rouge turc.

Au centre de cet appartement pendait une lampe curieusement ouvragée, en forme d’étoile, que les croyants, même aujourd’hui, allument la veille du vendredi.

Nous nous assîmes sur un sopha aux coussins moelleux, devant l’une de ces tables arabes en ébène incrusté d’ivoire coloré et de nacre irisée.

« Je ne peux pas t’offrir un banquet, bien que tu étais attendu ; cependant, il y a de quoi satisfaire ta faim, j’espère. »

Il y avait de succulentes huîtres de Cancale, peu nombreuses, mais d’une taille immense, une bouteille poussiéreuse de Sauternes, puis un pâté de foie gras[trad 1] très parfumé aux truffes du Périgord, une perdrix au paprika ou curry hongrois, et une salade à base d’une énorme truffe du Piémont, coupée en tranches aussi fines que des copeaux, et une bouteille de xérès sec exquis.

Tous ces délices étaient servis dans de la vaisselle bleue de Delft et de Savone, car il avait déjà entendu parler de ma passion pour les vieilles faïences.

Puis vint un plat d’oranges de Séville, de bananes et d’ananas, aromatisé au Marasquin et recouvert de sucre tamisé. C’était un mélange salé, savoureux, acidulé et sucré, alliant la saveur et le parfum de tous ces fruits délicieux.

Après l’avoir arrosé d’une bouteille de champagne pétillant, nous avons bu de minuscules tasses de café Moka parfumé et brûlant ; puis il alluma un narghileh, ou pipe à eau turque, et nous avons tiré par intervalles sur l’odorant Latakiah, en l’inhalant avec nos baisers toujours avides de la bouche de l’autre.

Les vapeurs de la fumée et celles du vin nous montaient à la tête et, dans notre sensualité retrouvée, nous eûmes bientôt entre les lèvres un embout bien plus charnu que celui, ambré, de la pipe turque.

Nos têtes se perdirent à nouveau entre les cuisses de chacun. Nous n’avions plus qu’un seul corps entre nous, jonglant l’un avec l’autre, cherchant sans cesse de nouvelles caresses, de nouvelles sensations, une sorte de lubricité plus aiguë et plus enivrante, dans notre souci non seulement de jouir nous-mêmes, mais aussi de le faire ressentir à l’autre. Nous fûmes donc très vite la proie d’une luxure foudroyante, et seuls quelques sons inarticulés exprimèrent le paroxysme de notre volupté, jusqu’à ce que, plus morts que vivants, nous tombâmes l’un sur l’autre, en une masse mêlée de chair frissonnante.

Après une demi-heure de repos et un bol de punch à l’arak, au curaçao et au whisky, aromatisé de nombreuses épices chaudes et revigorantes, nos bouches se pressèrent à nouveau l’une contre l’autre.

Ses lèvres humides effleurèrent les miennes si légèrement que je les sentis à peine ; elles ne firent qu’éveiller en moi le désir avide de sentir leur contact plus étroitement, tandis que le bout de sa langue ne cessait d’aguicher la mienne, s’insinuant dans ma bouche pendant une seconde pour en ressortir rapidement. Pendant ce temps, ses mains passaient sur les parties les plus délicates de mon corps aussi légèrement qu’une douce brise d’été passe sur la surface lisse des eaux, et je sentais ma peau frissonner de plaisir.

J’étais allongé sur quelques coussins du sopha, ce qui me mettait à la hauteur de Teleny ; il mit rapidement mes jambes sur ses épaules, puis, baissant la tête, il commença à embrasser, puis à introduire sa langue pointue dans le trou de mon derrière, me faisant frissonner d’un plaisir ineffable. Puis, après avoir habilement préparé le trou en le lubrifiant bien autour, il essaya d’y enfoncer le bout de son phallus, mais il eut beau appuyer fort, il n’y parvint pas.

« Laisse-moi l’humidifier un peu, il s’insérera plus facilement. »

Je l’ai repris dans ma bouche. Ma langue roula habilement tout autour. Je l’aspirai presque jusqu’à la racine, le sentant prêt à tous les coups, car il était raide, dur et fringant.

« Maintenant », dis-je, « jouissons ensemble de ce plaisir que les dieux eux-mêmes n’ont pas dédaigné de nous enseigner. »

Les extrémités de mes doigts étirèrent alors au maximum les bords de ma petite fosse inexplorée.

Elle était béante pour recevoir l’énorme instrument qui se présentait à l’orifice.

Il appuya de nouveau sur le gland ; les petites lèvres minuscules s’insinuèrent dans la fente ; la pointe se fraya un chemin à l’intérieur, mais la chair pulpeuse sortit tout autour, et la verge fut ainsi arrêtée dans sa carrière.

« J’ai peur de te blesser ? » demanda-t-il, « ne devrions-nous pas remettre cela à plus tard ? »

« Oh, non ! C’est un tel bonheur de sentir ton corps entrer dans le mien. »

Il poussa doucement mais fermement ; les muscles puissants de l’anus se détendirent ; le gland était bien logé ; la peau s’étirait à tel point que de minuscules perles de sang rubis perlaient tout autour de l’orifice qui se fendait ; cependant, malgré la façon dont j’étais déchiré, le plaisir que j’éprouvais était bien plus grand que la douleur.

Il était lui-même tellement serré qu’il ne pouvait ni retirer ni enfoncer son instrument, car lorsqu’il essayait de l’enfoncer, il avait l’impression d’être circoncis. Il s’arrêta un instant, puis, après avoir demandé s’il ne me faisait pas trop mal et reçu une réponse négative, il l’enfonça de toutes ses forces.

Le Rubicon était franchi ; la colonne commença à glisser doucement à l’intérieur ; il pouvait commencer son travail agréable. Bientôt, tout le pénis se glissa à l’intérieur ; la douleur qui me torturait s’éteignit ; le plaisir s’accrut encore. Je sentais le petit dieu bouger en moi ; il semblait chatouiller le cœur même de mon être ; il l’avait enfoncé tout entier en moi, jusqu’à la racine ; je sentais ses cheveux écrasés contre les miens, ses testicules se frotter doucement contre moi.

Je vis alors ses beaux yeux se plonger dans les miens. Quels yeux insondables ! Comme le ciel ou l’océan, ils semblaient refléter l’infini. Jamais plus je ne verrai des yeux aussi pleins d’un amour brûlant, d’une langueur aussi ardente. Ses regards m’envoûtaient, ils me privaient de ma raison, ils faisaient plus encore, ils transformaient la douleur aiguë en délice.

J’étais dans un état de joie extatique, tous mes nerfs se contractaient et tressaillaient. Lorsqu’il se sentit ainsi saisi et agrippé, il frissonna, grinça des dents, incapable de supporter un choc aussi violent ; ses bras tendus s’accrochèrent à mes épaules, il enfonça ses ongles dans ma chair ; il essaya de bouger, mais il était si étroitement calé et serré qu’il lui était impossible de s’enfoncer plus avant. De plus, ses forces commençaient à l’abandonner et il pouvait à peine se tenir sur ses pieds.

Comme il essayait de donner une autre secousse, j’ai moi-même, à ce moment précis, serré sa verge avec toute la force de mes muscles, et un jet très violent, comme un geyser chaud, s’échappa de lui et coula en moi comme un poison brûlant et corrosif ; il semblait mettre le feu à mon sang et le transmuter en une sorte d’alcool chaud et enivrant. Son souffle était épais et convulsif ; ses sanglots l’étouffaient ; il était complètement épuisé.

« Je meurs ! » dit-il, la poitrine soulevée par l’émotion ; « c’est trop. Et il tomba sans connaissance dans mes bras. »

Après une demi-heure de repos, il se réveilla et commença immédiatement à m’embrasser avec ravissement, tandis que ses yeux aimants rayonnaient de reconnaissance.

« Tu m’as fait ressentir ce que je n’avais jamais ressenti auparavant. »

« Moi non plus, dis-je en souriant. »

« Je ne savais vraiment pas si j’étais au paradis ou en enfer. J’avais perdu la raison. »

Il s’arrêta un instant pour me regarder, et puis : « Comme je t’aime, mon Camille ! » continua-t-il en me couvrant de baisers ; « je t’ai aimé jusqu’à l’égarement dès que je t’ai vu. »

Puis je commençai à lui raconter combien j’avais souffert en essayant de surmonter mon amour pour lui, combien j’étais hanté par sa présence jour et nuit, combien j’étais enfin heureux.

« Et maintenant, tu dois prendre ma place. Tu dois me faire ressentir ce que tu as ressenti. Tu seras maintenant actif et moi passif ; mais nous devons essayer une autre position, car il est vraiment pénible de rester debout après toutes les fatigues que nous avons endurées. »

« Et que dois-je faire, car tu sais que je suis tout à fait novice ? »

« Assieds-toi là », répondit-il en désignant un tabouret construit à cet effet, « je monterais sur toi pendant que tu m’empalera comme si j’étais une femme. C’est un mode de locomotion dont les dames sont si friandes qu’elles le mettent en pratique dès qu’elles en ont l’occasion. Ma mère chevaucha vraiment un gentleman sous mes yeux. J’étais dans le salon lorsqu’un ami est entré par hasard, et si l’on m’avait fait sortir, on aurait pu éveiller des soupçons. On m’a donc fait croire que j’étais un très vilain petit garçon, et on m’a mis dans au coin, le visage contre le mur. En outre, elle m’a dit que si je pleurais ou me retournais, elle me mettrait au lit, mais que si j’étais sage, elle me donnerait un gâteau. J’ai obéi pendant une ou deux minutes, mais ensuite, en entendant un bruissement inhabituel, une forte respiration et un halètement, j’ai vu ce que je ne pouvais pas comprendre sur le moment, mais qui m’est apparu clairement bien des années plus tard. »

Il soupira, haussa les épaules, puis sourit et ajouta : « Eh bien, assieds-toi là. »

Je fis ce qu’on me demandait. Il s’agenouilla d’abord pour réciter ses prières à Priape, qui était, après tout, un morceau plus délicat à embrasser que l’orteil goutteux du vieux pape, et après avoir baigné et chatouillé le petit dieu avec sa langue, il se mit à califourchon sur moi. Comme il avait déjà perdu sa virginité depuis longtemps, ma verge est entrée en lui bien plus facilement que la sienne ne l’avait fait en moi, et je ne lui ai pas donné la douleur que j’avais ressentie, bien que mon outil soit d’une taille non négligeable.

Il étira son trou, le bout entra, il bougea un peu, la moitié du phallus était enfoncée ; il appuya, se souleva, puis redescendit ; après un ou deux coups, toute la colonne turgescente était logée à l’intérieur de son corps. Lorsqu’il fut bien empalé, il passa ses bras autour de mon cou, me serra dans ses bras et m’embrassa.

« Regrettes-tu de t’être donné à moi ? » demanda-t-il en me pressant convulsivement comme s’il avait peur de me perdre.

Mon pénis, qui semblait vouloir donner sa propre réponse, se tortillait dans son corps. Je l’ai regardé dans les yeux.

« Penses-tu qu’il aurait été plus agréable d’être maintenant allongé dans la vase de la rivière ? »

Il frissonna et m’embrassa, puis avec empressement : « Comment peux-tu penser à des choses aussi horribles en ce moment, c’est un véritable blasphème pour le dieu Mysien. »

Il se mit alors à chevaucher une course priapique avec une habileté magistrale ; de l’amble, il passa au trot, puis au galop, se soulevant sur la pointe des pieds et redescendant de plus en plus vite. À chaque mouvement, il se tordait et se tortillait, si bien que je me sentais à la fois tiré, agrippé, pompé et sucé.

Une tension nerveuse très forte s’installa. Mon cœur battait si fort que je pouvais à peine respirer. Toutes mes artères semblaient prêtes à éclater. Ma peau était desséchée par une chaleur incandescente ; un feu subtil parcourait mes veines à la place du sang.

Mais il continua de plus en plus vite. Je me tordais dans une délicieuse torture. Je fondais, mais il ne s’arrêta pas avant de m’avoir vidé de la dernière goutte de fluide de vie qu’il y avait en moi. Mes yeux vaguaient dans leurs orbites. Je sentais mes lourdes paupières se refermer à demi ; une volupté insupportable de douleur et de plaisir mêlés brisait mon corps et faisait exploser mon âme ; puis tout s’éteignit en moi. Il me serra dans ses bras et je m’évanouis tandis qu’il embrassait mes lèvres froides et languissantes.

  1. a, b, c, d, e, f, g, h et i Note de Wikisource. En français dans le texte.
  1. Note de Wikisource : Bible, Deutéronome, 29, 18, éd. King James (anglais) : « Lest there should be among you man, or woman, or family, or tribe, whose heart turneth away this day from the LORD our God, to go and serve the gods of these nations ; lest there should be among you a root that beareth gall and wormwood ; » et français éd. D. Martin (français) : « [Prenez garde] qu’il n’y ait parmi vous ni homme, ni femme, ni famille, ni Tribu qui détourne aujourd’hui son cœur de l’Éternel notre Dieu, pour aller servir les dieux de ces nations, [et] qu’il n’y ait parmi vous quelque racine qui produise du fiel et de l’absinthe. »