Telliamed/Préface

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Texte établi par Jean-Baptiste Le Mascrier, Pierre Gosse (Tome Ip. --lxviii).

PRÉFACE.



C’est un étrange dessein, que celui d’entreprendre de prouver aux hommes qu’ils sont dans l’erreur : il seroit encore plus étrange de vouloir les obliger d’en convenir. En effet, comme l’a dit très-bien une des Muses de notre siécle[1],

Nul n’est content de sa fortune,
Ni mécontent de son esprit.

L’homme est naturellement prévenu en faveur de ses connoissances. L’expérience a beau lui faire sentir chaque jour son ignorance & son aveuglement : cent fois détrompé, il ne s’en croit pas moins clairvoyant, ni moins infaillible. Pourvû même qu’on lui accorde ce point, il passera peut-être condamnation sur tout le reste. Les qualités du cœur, qui sont le lien de la société pour laquelle il est né, semblent l’intéresser moins vivement, que l’agréable idée qu’il a conçuë de l’étenduë & de la solidité de son génie : il est d’abord disposé à se révolter contre tout ce qui tend à rectifier ses lumieres, & à lui faire voir qu’il s’est trompé. On consent assez volontiers à être la dupe de son cœur ; personne ne veut être la dupe de son esprit.

Il est cependant des erreurs, qui ne sont pas moins des erreurs pour être généralement répandues. L’antiquité ou l’universalité d’un sentiment n’est nullement le sceau de la vérité. Je mets même en fait, conformément à la pensée d’un illustre Ecrivain[2], que pour quiconque veut se garder de l’erreur, l’antiquité d’une opinion est moins une preuve de son autenticité, qu’un juste sujet de la révoquer en doute, de la tenir pour suspecte, & par conséquent de ne point s’y attacher qu’après l’avoir mûrement examinée : Que c’est un pitoyable & pernicieux argument que celui-ci, nos Peres l’ont crû ; qu’il resserre l’esprit, détruit la raison, favorise l’ignorance & l’erreur, & ne conclud rien dans le fond, sinon que de tout tems l’homme a été crédule : Que le nombre des ignorans & des sots étant sans contredit infiniment plus grand que celui des personnes sages & éclairées, la vérité n’est pas toujours le partage du grand nombre[3] : Que plus l’origine d’une opinion est ancienne, plus elle approche des tems fabuleux, & que par conséquent il n’y a point de sentiment moins recevable, que celui qui n’a pas de plus solide fondement que celui du tems & de la multitude. L’expérience fournit tant de preuves de cette vérité, qu’on croiroit faire tort au jugement des Lecteurs, si on entreprenoit d’en rapporter ici aucune.

Il semble que l’Ouvrage qu’on donne ici au Public, ait été moulé sur ces principes. Il est si singulier, si original, si éloigné de la maniere ordinaire de penser, qu’on ne peut s’empêcher d’y reconnoître plus que du nouveau. Le caractere de l’Auteur y est peint de façon à ne pouvoir s’y méprendre. C’est un Philosophe hardi, quelquefois jusqu’à l’extravagance, qui raisonne avec beaucoup de liberté, & qui sur des observations assez plausibles, sur des faits dont on ne peut gueres contester la vérité, bâtit un systême lié & suivi en apparence, quoique dans le fonds il n’ait peut-être pas plus de solidité que les sables. Il seroit inutile de vouloir faire ici mystère de son nom ; il est déjà connu par les éditions furtives qui se sont faites de cet Ouvrage : il est même très-reconnoissable à la-tête de ce Traité, puisqu’en lisant à rebours le nom de Telliamed, on y trouve sans le moindre changement celui de M. de Maillet, Gentilhomme Lorrain, Auteur des Mémoires sur L’Egypte & sur l’Ethiopie. Je n’insisterai point sur ce qui regarde la personne & les talens de cet Ecrivain ; on peut lire ce qui en est dit dans la Préface de la Description de l’Egypte composée sur ses Mémoires[4], où l’Editeur de cet Ouvrage l’a annoncé d’avance pour l’Auteur du Traité qu’on donne aujourd’hui au Public. J’avertirai seulement que M. de Maillet avoit travaillé à son systême de la Diminution de la mer pendant plus de trente années, & qu’il faisoit un cas singulier de ce Traité. « C’est mon Ouvrage favori & bien aimé, m’écrivoit-il de Marseille au mois d’Août 1736. J’y ai employé bien des méditations : j’y ai mis en évidence bien des vérités, que d’autres Auteurs n’avoient fait qu’entrevoir ; & j’ai eu cette satisfaction, que jusqu’à présent personne, que je sçache, n’a lû ce systême, qui n’ait été persuadé de sa vérité ». Dès l’année 1726, ou environ, le même M. de Maillet écrivant à M. de Fontenelle au sujet de ce Traité : « Le premier objet de l’Ouvrage n’est pas nouveau, disoit-il, dans la République des Lettres ; divers Auteurs qui ont médité sur la composition des terreins de notre Globe, ont reconnu, comme moi, qu’ils s’étoient formés par alluvion. J’ai cité ceux qui en ont écrit & que j’ai lûs, & leur ai rendu l’honneur qui leur appartenoit ; mais je pense que je suis le premier qui en ait trouvé la véritable raison, & qui l’ait démontrée d’une manière à ne laisser aucun lieu d’en douter. » On voit par ces fragmens de lettres la haute idée que M. de Maillet s’étoit formée de cet Ouvrage, & avec quels soins il s’étoit appliqué à le perfectionner. Je pourrois ajouter que pendant plus de six ans j’ai travaillé de concert avec lui à le mettre en état de voir le jour ; & que des observations respectives que nous fîmes alors l’un & l’autre, s’est formé l’édition que l’on en donne aujourd’hui au Public.

Comme ce Traité peut tomber également entre les mains des Sçavans & de ceux qui ne le sont pas, on auroit fort souhaité que les uns & les autres eussent pû y trouver leur compte. C’est un grand avantage pour un Auteur, lorsqu’il sçait allier l’agrément à l’utilité, sans que l’érudition y perde rien de son prix, & que le badinage ne ressente rien de la pédanterie ; & c’est ce qu’un illustre Ecrivain de nos jours a exécuté merveilleusement dans une matiere qui a Beaucoup de rapport à celle-ci. Mais notre Philosophe Indien est si sérieux, qu’il n’a pas semblé possible de le faire descendre de sa gravité. Ce sont d’admirables gens que ces Indiens ! de tous les animaux sortis de la main de Dieu, il n’y en a peut-être pas de moins risibles. Il n’a pas été donné non plus à tous les Philosophes d’avoir pour Disciple une aimable Marquise. L’idée seule d’un Missionnaire glace l’imagination ; & puis, tout le monde n’a pas le talent de badiner aussi ingénieusement que l’Auteur de la Pluralité des Mondes.

On doit cependant avertir ceux qui dans les Livres ne cherchent gueres qu’à s’amuser, que celui-ci n’est pas absolument dépourvû d’agrément ; que le second & le sixième Entretien, par exemple, leur fourniront des faits en assez grand nombre, qui quoique rapportés nuement & sans ornemens étrangers, ne laisseront pas de leur plaire ; & que la lecture même du reste ne leur coûtera qu’une application raisonnable & modérée. Les raisonnemens de notre Indien ne sont pas ordinairement si profonds ni si abstraits, qu’on ne puisse les suivre avec une attention ordinaire, telle que nos Dames en donnent tous les jours à une intrigue de Roman ou de Théâtre. Il présente du moins rarement à l’esprit de ces idées métaphysiques, dont les traces subtiles échappent quelquefois à la pénétration la plus déliée. Il suit la nature pas à pas, il l’accompagne dans ses productions les plus ordinaires, quelquefois les plus singulières & les plus rares. Y a-t-il rien qui demande moins de contention, que l’image de ce qu’elle opère tous les jours sous nos yeux ? Quoi de plus agréable en même tems, que de pouvoir la prendre, pour ainsi dire, sur le fait, & la forcer à nous dévoiler elle-même ses mystères les plus secrets ?

L’Auteur ne pouvoit gueres choisir de sujet plus capable que celui-ci de piquer la curiosité, je ne dis pas des Sçavans seulement, mais même de tout homme qui pense. Rien en effet de plus intéressant pour nous, que de chercher à nous instruire de la nature de ce Globe que nous habitons, que nos Peres ont habité avant nous, & qui doit être habité par nos Neveux tant qu’il subsistera dans l’abîme des siècles, dont le terme nous est inconnu ; d’examiner d’où il est sorti, comment il a été formé, quelles révolutions il a essuyées, quel est son état actuel, & à quelles vicissitudes il peut se trouver exposé dans la suite ? S’inquiète de tout cela qui veut[5], je le sçais ; mais s’il est vrai que l’homme soit né pour s’inquiéter, encore est-il plus raisonnable & plus naturel de s’inquiéter de tout cela, que de courir après des connoissances qui nous sont souvent absolument étrangeres.

L’Auteur des nouveaux Dialogues des Morts raille ingénieusement ces Philosophes[6], qui par un abus impardonnable de leurs talens & de leur loisir, sautent par dessus l’homme qu’ils ne connoissent point, pour s’attacher à des études qui ne servent souvent qu’à les rendre ou plus vains ou plus ridicules. Ce reproche peut également convenir à la plûpart des gens de Lettres ; mais cet usage pervers de l’esprit humain n’est en effet nulle part mieux marqué, qu’en ce qui regarde l’homme même. Je sçais les progrès étonnans, que la Philosophie a faits à ce sujet depuis deux siecles. L’Anatomie presque portée à son plus haut dégré de perfection, la nature de l’ame mieux éclaircie qu’elle ne l’avoit été pendant cinq à six mille ans, sont des preuves sensibles, je ne dis pas seulement du génie, mais encore du juste discernement de nos Modernes. Parmi un grand nombre d’études frivoles, ils n’ont pas crû devoir négliger des matières aussi importantes & aussi utiles.

La nature & l’origine de notre Globe n’ont pas été aussi bien discutées. A l’égard de son origine, dans les opinions diverses qui de tout tems ont partagé les sectes & les Nations à ce sujet, tous sont à peu près convenus, qu’il y a eu un premier instant où la terre a commencé d’être habitée ; soit qu’elle ait existé de toute éternité, comme quelques Philosophes anciens ont osé le soutenir ; soit qu’en effet elle ait eu elle-même un commencement, comme la foi & la raison semblent ne nous pas permettre d’en douter. Mais l’esprit humain n’a point encore pénétré plus avant, la religion dans les uns, dans d’autres le préjugé de l’éducation, dans tous, l’obscurité même de la matiere ne leur permettant pas de porter plus loin leurs recherches. Si quelques Philosophes de l’Antiquité, si des Nations sçavantes ont prétendu expliquer la maniere dont cet univers a été formé, leur siecle même a reconnu que sous l’enveloppe de leurs systêmes les plus subtils & de leurs allégories les plus mystérieuses, ils ne débitoient dans le fond que des fables & des rêveries.

Ce qui regarde la nature de notre Globe n’a pas été mieux éclairci. Cette masse informe & grossiere qui nous soutient & nous nourrit, renferme en ses entrailles des miracles sans fin capables d’occuper l’étude la plus longue & la plus opiniâtre, des minéraux, des métaux, des fossiles ; & dans ces différentes espèces une variété infinie, dont la cause a été jusqu’ici d’autant moins connue, qu’on s’est moins appliqué à la rechercher. Prévenu de cette idée générale que d’une seule parole Dieu en un instant a tiré l’univers du néant, on n’a pas eu de peine à s’imaginer, que cette terre habitée étoit sortie de ses mains précisément dans le même état où nous la voyons ; & sur ce principe, on a jugé d’abord qu’il étoit inutile de chercher d’autre raison que sa volonté toute-puissante, de la variété prodigieuse qui regne dans la composition de ce Globe. Je laisse à juger de la vérité de la conséquence par l’absurdité du principe même. Car sans m’étendre sur ce sujet, considérons seulement les différentes couleurs qui se trouvent tous les jours bizarrement assorties dans une même piece de marbre. Recourir à la volonté de Dieu pour expliquer cette bigarrure, n’est-ce pas évidemment avoir recours à la machine, ou aux qualités occultes si décriées dans les Anciens ? N’est-ce pas du moins avouer tacitement son ignorance ? Car attribuer cette variété infinie à une Intelligence suprême sans lui supposer une fin, c’est en même tems assûrer & combattre son existence. Or quelle fin assez noble & digne d’elle supposer à la Divinité dans ces instrumens de la vanité humaine, ensevelis pendant si long-tems dans les abîmes qui les cachoient ?

Que dirai-je de cette infinité de corps étrangers qui se trouvent dans le sein des pierres & des marbres les plus durs, de ces monts entiers de coquillages & de corps marins, que la nature semble avoir rassemblés à dessein dans les lieux les plus éloignés de ceux qui doivent leur avoir donné naissance ? Contester la certitude de ces faits, comme quelques-uns l’ont tenté ; nier l’étérogénéité de ces corps insérés dans d’autres d’une espèce absolument différente ; s’opiniâtrer à ne pas convenir de l’origine de ces substances marines répandues dans les terreins les plus reculés de leur élément, ce n’est pas seulement démentir le témoignage constant de nos yeux, c’est contredire le bon sens, & renoncer à la raison. Quelques Sçavans en assez petit nombre se sont donc retranchés à chercher la cause d’un effet qu’ils ne pouvoient révoquer en doute : on trouvera leurs divers sentimens expliqués ou réfutés dans cet Ouvrage. Il est vrai que quelques-uns ont eu des opinions si absurdes sur cette matière, qu’il y a lieu de douter si elles méritoient une réfutation. D’autres ont observé avec des yeux, plus perçans & moins prévenus des opinions vulgaires, la composition des différens terreins de notre Globe. Ils ont eu des lumières : ils ont semblé entrevoir la vérité ; mais parce que leurs regards étoient encore trop faibles pour en soutenir l’éclat, elle leur a échappé. La nature sembloit s’offrir à eux sans nuages : il ne leur restoit plus qu’à faire un pas pour arriver au plus secret de son Sanctuaire ; mais le peu de succès de bien des recherches n’a souvent que trop prouvé, que ce dernier pas est toujours le plus long & le plus difficile à faire.

Il étoit donc réservé à Telliamed, si nous l’en croyons, de percer le premier les derniers retranchemens, où la nature semble s’être obstinée à s’envelopper dans ses mystères, & de l’y forcer à nous révéler ses secrets. C’est lui, dit-il, qui nous donne sur l’origine & sur la nature de notre Globe, non de simples conjectures, comme plusieurs autres l’avoient essayé avant lui, mais des lumieres sûres, fondées sur des recherches longues, pénibles & exactes, sur des faits certains & incontestables, sur des monumens existans & sensibles des grands principes de la vérité qu’il a découverte, & des conséquences qu’il en a tirées.

Ce qu’il y a d’étonnant, est que pour arriver à ces connoissances, il semble avoir perverti l’ordre naturel, puisqu’au lieu de s’attacher d’abord à rechercher l’origine de notre Globe, il a commencé par travailler à s’instruire de sa nature. Mais, à l’entendre, ce renversement même de l’ordre a été pour lui l’effet d’un génie favorable, qui l’a conduit pas à pas & comme par la main aux découvertes les plus sublimes. C’est en décomposant la substance de ce Globe par une anatomie exacte de toutes ses parties, qu’il a premièrement appris de quelles matières il etoit composé, & quels arrangemens ces mêmes matières observoient entr’elles. Ces lumières jointes à l’esprit de comparaison toujours nécessaire à quiconque entreprend de percer les voiles dont la nature aime à se cacher, ont servi de guide à notre Philosophe pour parvenir à des connoissances plus intéressantes. Par la matiere & l’arrangement de ces compositions, il prétend avoir reconnu quelle est la véritable origine de ce Globe que nous habitons, comment & par qui il a été formé. De-là, par des conséquences naturelles, il a crû pouvoir fixer en quelque sorte, non le premier instant de son existence, ce qu’il ne lui a pas paru possible d’exécuter par le raisonnement humain, mais celui où il a commencé d’être habitable, celui où il a commencé d’être peuplé, & celui où il peut cesser de l’être ; & il nous a exposé comme en perspective toutes les révolutions ausquelles, selon lui, non pas cette terre seulement, mais encore cette infinité de Globes que renferme le vaste univers, doivent être sujets dans l’immensité des siecles.

On ne peut bien juger que par la lecture de l’Ouvrage même, combien un systême aussi nouveau, aussi singulier, aussi lié & aussi suivi, a dû coûter de méditations & de recherches. Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos d’en donner ici une courte analyse. J’avertis seulement que mon dessein n’est point de prendre aucun parti pour ou contre, & que par conséquent tout ce qu’on pourra trouver dans cet extrait d’avantageux au systême du Philosophe Indien doit être regardé comme venant de lui, c’est-à-dire, d’un Auteur fort prévenu en faveur de ses idées.

Que tous les terreins dont notre Globe est composé jusqu’aux plus hautes de nos montagnes, soient sortis du sein des eaux ; qu’ils soient l’ouvrage de la mer, & que tous ayent été formés dans ses abîmes c’est une proposition qui ne peut manquer de passer au moins pour très-paradoxe. Mais suivons Telliamed, avec le secours de ses recherches, ce Paradoxe deviendra, selon lui, une vérité.

À examiner de près, dit ce Philosophe, la substance de nos terreins, on n’y remarque rien d’uniforme, rien qui n’indique dans leur composition l’effet d’une cause aveugle & successive : des sables, de la vase, des cailloux mêlés, confondus & liés ensemble par un ciment qui, en les unissant, a fait une masse de ces différens corps ; des lits de ces matières appliqués les uns sur les autres, & gardant toujours le même arrangement, lorsqu’il n’a point été troublé par une cause étrangère & connue. Si la mer forme dans son sein de pareils amas, composés de matières pareilles, affermis par le sel qui est propre à ses eaux & qui leur sert de ciment, arrangés de même par lits & par couches, disposés dans le même sens, peut-on n’être pas frappé de cette convenance ? Mais si cette ressemblance s’étend jusqu’à la position de ces mêmes amas, si elle est la même dans le sein des flots que sur la terre, si là, comme ici, ils sont situés dans le même aspect & par les mêmes aires de vents ; si dans les terreins apparens du Globe on remarque encore, comme dans ceux que nous cachent les eaux, des traces non suspectes du travail de la mer, & des assauts qu’elle leur a livrés en les abandonnant, qui osera se refuser à la vérité qui naît avec éclat de cette découverte ?

Cette preuve si sensible de l’origine de nos terreins, ajoûte-t-il, devient une démonstration par les corps étrangers qui se trouvent insérés dans leur substance. On peut en distinguer de deux espèces différentes, qui toutes deux concourent à établir la même vérité. Les premiers sont des corps terrestres, des arbres, des feuilles, des plantes & des herbes, du bois & du fer, des réptiles même & des os de corps humains, qui se rencontrent dans le sein des pierres & des marbres les plus durs. Les autres sont des corps marins ; des coquillages de toutes les sortes, connus & inconnus, des coraux, des bancs d’huîtres, des arrêtes de poissons de mer, des poissons même entiers ou mutilés. Ces corps marins répandus sur la surface de la terre ne sont pas en petit nombre, mais à l’infini : ils ne se rencontrent pas dans une seule carrière placée peut-être sur les côtes ; on en voit dans tous les pays du monde, dans les lieux les plus éloignés de la mer, sur la superficie des montagnes, & jusques dans le fond de leurs entrailles. Il y en a des monts entiers ; & ces corps marins sont effectivement tels, malgré les mauvaises raisons de quelques Sçavans, qui au dépens du bon sens ont osé soutenir le contraire.

Or de ces deux espèces de corps étrangers insérés dans la substance de notre Globe, il résulte, selon Telliamed, une démonstration de son principe, que nos terreins sont l’ouvrage de la mer. En effet il est clair, dit-il, que ces corps terrestres ou marins n’ont pû pénétrer dans ces masses où ils se trouvent aujourd’hui renfermés, que dans un tems où la substance de ces masses étoit encore molle & liquide ; il n’est pas moins évident que ces corps marins ne peuvent avoir été portés que par les eaux de la mer, dans des lieux qui sont à présent si éloignés d’elle. Il est encore constant qu’il se rencontre de ces corps étrangers, terrestres ou marins, jusques sur le sommet de nos plus hautes montagnes. Attribuer ce prodige au déluge, c’est, selon notre Philosophe, une opinion insoutenable. Il faut donc convenir, dit-il, de cette conclusion aussi nécessaire que certaine, qu’il y a eu un tems où la mer a couvert les plus hautes montagnes de notre Globe ; qu’elle les a couvertes pendant un assez grand nombre d’années ou de siècles, pour pouvoir les pétrir & les former en son sein ; & qu’elle a diminué ensuite de tout le volume d’eau, qu’on doit supposer avoir été contenu depuis leur sommet le plus élevé jusqu’à sa superficie présente. Cette vérité, ajoûte-t-il, qui semble révolter d’abord, se confirme encore tous les jours par la prolongation actuelle de nos terreins qui s’accroissent sous nos yeux, & qui nous fait voir des ports qui se remplissent & qui s’effacent, tandis qu’il en paroît de nouveaux pour les remplacer. Combien d’exemples l’Histoire ne nous fournit-elle pas de Villes que la mer a abandonnées, & de Pays qu’elle a découverts ?

Les terreins apparens de notre Globe sont donc incontestablement, ajoûte-t-il, l’ouvrage des eaux de la mer ; & puisqu’elle a diminué de toute leur hauteur, il est évident que la cause de cette diminution subsistant toujours, elle continue encore à diminuer de même. De ce principe fort une lumière, d’où Telliamed sçait tirer une foule de conséquences. En effet, dit-il, s’il est vrai que la mer diminue, il ne l’est pas moins qu’il n’y a aucune impossibilité à trouver la juste mesure de sa diminution actuelle.

Or en comparant cette diminution présente avec l’élévation de la plus haute de nos montagnes, ne pourra-t-on pas avoir de même la mesure du tems que la mer a employé à diminuer de toute cette élévation jusqu’à sa superficie actuelle, & sçavoir par conséquent le nombre des siècles qui se sont écoulés depuis que notre Globe est habitable ? En comparant encore cette sorte de diminution présente avec la profondeur actuelle de la mer, ne pourra-t-on pas aussi avoir la juste mesure de sa diminution future, & prévoir par conséquent le nombre des siècles nécessaires pour son épuisement total, peut-être pour l’embrasement du Globe entier ?

Car le Philosophe Indien ne s’est pas contenté d’avoir reconnu l’origine de la terre que nous habitons : les lumières qu’il avoit acquises en étudiant cette matière, l’ont conduit à d’autres découvertes aussi curieuses, & encore plus intéressantes. Le fond même de son systême lui a fourni une preuve, qu’à mesure que ce globe existe, & que l’animation de tout ce qui a vie s’y continue, il se forme dans son sein même des causes de l’anéantissement de cet esprit vital qui doit y cesser un jour, & donner lieu à son embrasement. C’est ainsi à peu près que pendant la durée de la vie, le corps humain acquiert & amasse ce qui doit être un jour le principe de sa destruction. Or de-là par une conséquence assez naturelle, le philosophe Indien a jugé, que la même chose arrivoit également dans tous les autres globes. En effet il a observé, qu’il y a un mouvement perpétuel dans cet Univers, quant à sa substance même, & qu’il se fait un changement continuel dans tous les globes dont il est composé ; qu’il s’en remarque de très-considérables dans la Lune, comme dans le globe de la terre, & dans le corps même du Soleil, ainsi que dans les plus éloignées de nos Planètes ; qu’après avoir brillé à nos yeux pendant plusieurs siècles, certaines étoiles ont disparu totalement, & qu’au contraire il s’en montre d’autres que nous n’avions point apperçues jusques alors. Sur ces observations, & sur quelques autres phénomènes qui se passent dans le Ciel, il a conclu qu’au bout d’un certain tems les globes opaques deviennent lumineux, tandis qu’au contraire ceux-ci s’obscurcissent & perdent entièrement leur lumière ; que les uns & les autres ne sont pas même constans dans cet état de changement ; que par l’épuisement & l’extinction de l’esprit de vie dont ils sont pénétrés, ces globes devenus opaques s’embrasent & s’enflamment de nouveau ; que cependant les nouveaux globes lumineux, lorsque la matière qui leur servoit d’aliment est entiérement consumée, retombent eux-mêmes dans leur première obscurité, & que ce cercle continuel de révolutions se forme & se renouvelle sans cesse dans la vaste immensité de la matière.

Tels sont les principes que Telliamed a conçus & développés dans les cinq premiers Entretiens de cet Ouvrage. Il est constant, par ce que nous en avons dit, qu’il pouvoit en demeurer là ; il le devoit même. La suite de son systême n’exigeoit nullement qu’il expliquât, comment dans le passage de la lumière à l’obscurité, les hommes & les animaux pouvaient se renouveller dans des globes. Il eût fait sagement de s’en remettre sur cet article aux soins de l’intelligence suprême qui gouverne tout. Mais la démangeaison de raisonner si ordinaire aux Philosophes n’a pas permis à celui-ci de se renfermer dans de justes bornes ; & pour pousser son systême jusqu’où il pouvoit aller, il n’a pas craint d’outrer la matière. C’est ce qui fait le sujet du sixième & dernier Entretien, qui n’a rien de moins singulier ni de moins original que ceux dont il est précédé. Telliamed y suit toujours la même méthode, s’appuyant beaucoup plus sur des faits que sur des raisonnemens. Il paroîtra sans doute fort extraordinaire de voir sortir des hommes & des animaux du sein de la Mer : aussi le Philosophe Indien ne propose-t-il ce sentiment que comme une hypothèse, disons mieux, comme une folie.

Cependant il faut convenir qu’il prouve d’ailleurs assez bien, que le passage de ce qui a vie dans l’eau à la respiration de l’air, n’est pas aussi impossible qu’on se l’imagine communément ; que la respiration devenue nécessaire aux animaux sortis de la mer, n’est point une raison légitime & suffisante pour rejetter cette opinion ; & qu’elle semble fondée d’ailleurs sur grand nombre de faits qu’on ne peut nier qu’assez difficilement, & qu’il n’est pas aisé d’expliquer dans le sentiment ordinaire. Quoiqu’il en soit, il y a lieu de croire, que parmi les Sçavans plusieurs trouveront tout le systême du Philosophe Indien assez curieux & assez singulier, pour mériter leur attention.

Il n’en est pas de même d’une autre sorte de personnes, à qui cette idée seule de nouveauté & de singularité paroîtra peut être un juste sujet de condamner d’abord cet Ouvrage. Je parle d’une espèce de gens connue par ses scrupules & ses délicatesses excessives sur le fait de la Religion ; & j’avoue qu’on ne peut trop respecter cet excès même de délicatesse, lorsqu’il est éclairé & guidé par la raison. Mais on doit convenir aussi que ce zèle excessif dont tant de gens se parent, ne part quelquefois que d’ignorance & de petitesse d’esprit, comme il dégénère assez souvent en faux préjugés, & en aveuglement grossier & ridicule[7] ; que sans donner atteinte à la Religion, on peut hardiment attaquer les scrupules mal entendus qui ne sont que l’effet d’une superstition inexcusable ; & qu’autant qu’on doit montrer d’ardeur à soutenir les idées pures & saines que la premiere nous inspire, autant doit-on s’opposer avec force à la propagation des opinions insensées dont l’autre est la source. Car on ne peut croire combien l’erreur est subtile à s’insinuer dans l’esprit des hommes, combien elle a de pouvoir pour s’y établir, lorsqu’elle s’en est une fois emparée, & combien pour s’y maintenir elle est habile à s’accrocher à tout ce qui peut favoriser l’empire qu’elle y a usurpé[8]. Doit-on être surpris qu’elle se couvre souvent du manteau de la Religion, puisqu’il n’y en a point de plus respectable ?

Quoi qu’il en soit, ces sortes de personnes dont il est question, sont d’autant plus à redouter, que quoi qu’on ait à leur donner de fort bonnes raisons, elles ont le privilège de ne se payer pas, si elles ne veulent, de toutes les raisons qui sont bonnes[9]. Or il n’est presque pas douteux, que sur l’apparence seule elles ne s’imaginent qu’il y a du danger pour la Religion dans le systême du Philosophe Indien ; & que sur ce pied-là elles ne le traitent peut-être d’impie, d’athée & d’abominable. On pourrait leur répondre en général, qu’on ne doit jamais condamner légèrement ; & que s’il étoit permis de fonder un jugement sur des apparences, ou sur des conséquences souvent éloignées, il y a peu d’Ecoles Chrétiennes, peut-être peu de Peres de l’Eglise des plus anciens qui fussent à couvert de la censure. Mais plus l’accusation pourroit être grave, plus elle mérite une justification dans les formes. Entrons donc en matière, & examinons sans prévention & sans préjugé, si bien loin d’être opposé à la Religion, le systême de Telliamed n’est point au contraire très-conforme aux idées les plus saines qu’elle nous fournit de la Divinité.

Dégageons-le d’abord de tout ce qui peut lui être étranger. De ce genre sont l’éternité de la matière ab ante, & l’origine de l’homme telle que le Philosophe Indien l’a imaginée. Il est évident qu’il ne soutient l’un & l’autre que comme de pures hypothéses ; & on ne peut trouver mauvais qu’il ait pris cette liberté, tandis qu’elle est autorisée par l’usage constant de toutes les Ecoles. L’éternité de la matière, quoique soutenue par quelques anciens Philosophes, est un dogme si absurde, qu’il est étonnant que dans un siècle éclairé comme le nôtre, des hommes qui veulent qu’on les croye gens d’esprit osent chercher à s’en persuader. A l’égard de l’origine de l’homme, ce que notre Philosophe en dit dans ce Traité, est une de ces folies qui peuvent passer dans une cervelle échauffée ; mais qui ne feront jamais impression sur l’esprit d’un homme sage. Pour ce qui est du Déluge, il est inutile d’entrer ici dans la fameuse question, si réellement il a été universel, & si les paroles de la Genèse doivent s’entendre d’une inondation vraiment générale qui ait couvert toute la terre. Telliamed paroît le nier en quelques endroits ; mais dans ces endroits-là même il proteste qu’il lui est indifférent quel parti l’on prenne pour ou contre, & l’on voit qu’en effet les preuves qu’il apporte pour appuyer le sentiment opposé à l’universalité, réduites à leur juste valeur, n’aboutissent qu’à quelques doutes. Que si sur ces différentes matières il propose certaines idées, certains raisonnemens qui semblent combattre les articles révélés, il ne le fait que pour montrer qu’il n’est aucun objet sur lequel la raison humaine ne puisse former de grandes difficultés, ou des systêmes très-vraisemblables, & qu’il y a des doctrines certainement vraies, qu’elle combat par des objections presque insolubles. Du reste, on doit se souvenir que même dans les Ecoles Chrétiennes on met beaucoup de différence entre contester un dogme reçû, & contester quelques raisons alléguées pour prouver qu’il doit l’être. L’équité naturelle demande donc qu’on fasse grâce au Philosophe Indien sur ces trois articles, puisqu’en les traitant, il n’a point prétendu établir de sentiment particulier, & que d’ailleurs il n’a jamais passé les bornes observées par les plus ardens défenseurs de l’orthodoxie, qui se sont toujours maintenus en possession d’examiner les raisons dont on se sert, soit pour défendre les vérités de la Foi, ou pour réfuter les sentimens contraires.

De-là passons aux opinions que notre Philosophe a établies ou supposées dans son Traité, sans que cependant elles lui soient particulières. De ce nombre sont la pluralité des globes habités par des créatures de notre espèce, qui est la base du cinquième Entretien, & l’espèce d’éternité future qu’on attribue à ces globes dans ce même endroit ; mais je ne pense pas que ce que Telliamed en a dit puisse être un juste sujet de soupçonner sa Religion. Sans parler de Cyrano, connu par ses voyages imaginaires dans le Soleil & dans la Lune, on n’a point fait un crime à l’illustre Auteur des Entretiens sur la pluralité des Mondes, de l’ingénieux badinage avec lequel il a traité cette matière ; & si l’on a trouvé beaucoup d’ostentation & peu de solidité dans l’Ouvrage que le célèbre Huygens a composé sur le même sujet, du moins ne s’est-on point avisé de le traiter d’impie ou d’athée. Aussi a-t-on fait voir de nos jours[10] que ce sentiment n’est point nouveau, qu’il étoit connu dès les premiers tems du Christianisme ; & que quoiqu’on ait attribué cette opinion à quelques Hérétiques[11], quoiqu’un Auteur du quatrième siècle la mette au nombre des Hérésies[12], elle a été soutenue, dumoins comme une possibilité[13], dans un Ouvrage composé exprès contre les Payens par un des plus anciens & des plus respectables Peres de l’Eglise.

On peut dire la même chose de l’éternité future de notre Globe, ou plutôt de tout cet Univers. Il est constant que l’Ecriture qui nous apprend que ce monde doit finir un jour, ne nous enseigne nulle part qu’en même tems il doive être anéanti ; que même en plusieurs endroits elle indique formellement le contraire[14] ; que les premiers Chrétiens ont été de cette dernière opinion ; qu’ils ont crû assez universellement, que l’embrasement général purifieroit seulement le monde sans anéantir la matière ; que les Pères de l’Eglise les plus fameux, les Origenes, les Augustins[15] ont pensé de même. Ce qu’on doit respecter dans les défenseurs de la Foi, le condamnera-t-on dans un Philosophe ?

De tout le systême de Telliamed il ne reste donc que deux points capitaux sur lesquels on pourroit peut-être fonder contre lui quelque accusation ; je veux dire, l’origine de notre terre telle qu’il l’établit, & la perpétuité du mouvement qu’il admet dans tous les autres Globes. Car lorsqu’on vous dit que ce Globe que nous habitons est l’ouvrage des eaux de la mer, pour peu que vous soyez raisonneur, vous jugez d’abord que pour admettre cette proposition, il faut renoncer à l’histoire de la création telle que nous la lisons dans la Genèse ; & si vous faites encore un pas, vous vous croyez obligé de reconnoître la préexistence de la matière. Il en est de même de cette circulation éternelle de changemens, par le moyen de laquelle notre Philosophe prétend montrer que l’état de l’Univers peut se perpétuer de lui-même. On croit appercevoir que ce principe va d’abord à nier le concours actuel d’une cause intelligente & supérieure, & par conséquent à détruire la Providence[16]. Examinons donc ce qu’on doit penser de ces conséquences ; en réduisant les choses à leur juste valeur, peut-être trouverons-nous que l’idée désavantageuse qu’on pourroit prendre de cet Ouvrage, n’est dans le fond qu’un épouventail, un vain phantôme, capable tout au plus d’effrayer des imaginations prévenues.

Commençons par l’origine de notre Globe. Il est aisé d’abord de reconnoître qu’elle a été l’origine de l’opinion aujourd’hui généralement répandue, que cet Univers est sorti du néant dans l’état où nous le voyons. Les Juifs les premiers ont semblé l’établir par leur tradition sur l’origine du Monde. Les Chrétiens qui les ont suivis, en adoptant leurs livres, ont adopté en même tems ce qu’ils ont crû que cette Nation avoit pensé sur ce sujet ; ils en ont fait un article de leur foi, & un point capital de leur religion. Ce n’est pas qu’en effet le sentiment de la préexistence de la matière, tel qu’il est exposé ou supposé dans ce Traité, donne aucune atteinte à la Toute-Puissance du Créateur, & à la reconnoissance qui lui est due de la part de la Créature pour l’être qu’elle a reçu de lui. Car que la création de la matière ait précédé ou non de plusieurs siècles, si l’on veut, l’arrangement actuel de cet Univers, ce que Telliamed suppose uniquement dans son systême, Dieu n’en sera ni moins puissant, ni moins glorieux ; il n’en sera pas moins l’Auteur & le Créateur de toutes choses.

Il est vrai que ce sentiment semble combattre ce que les Livres saints nous enseignent sur l’origine du monde. Mais on sçait que Vatable, Grotius & plusieurs Sçavans ont soutenu, que pour rendre exactement la phrase Hébraïque du premier verset de la Genèse, il falloit traduire : Lorsque Dieu fit le Ciel & la Terre, la matière étoit informe ; ce qui établit clairement la préexistence de la matière. Cette opinion, si elle n’est pas vraie, peut donc au moins être regardée comme probable ; & on ne peut disconvenir que la simple probabilité ne suffise pour fonder un systême Philosophique. Il seroit même aisé de montrer, que si celui de Telliamed sur l’origine de la Terre n’est pas absolument conforme à l’Histoire de la création, il n’y est pas du moins tout-à-fait contraire.

Que signifient en effet cette masse au commencement nuë & informe, ces ténèbres répandues sur la face de l’abîme, cet esprit de Dieu porté sur les eaux, cette séparation des eaux d’avec les eaux dont il est parlé dans la Genèse ? Quelles autres idées ces expressions portent-elles naturellement à l’esprit, que celles que notre Philosophe prétend nous donner, lorsqu’il nous représente ce Globe que nous habitons enséveli d’abord sous les eaux de la mer, qui animée par cet esprit de vie dont le Créateur l’avoit pénétrée, fabriquoit alors dans son sein nos terreins & nos montagnes ? Ces eaux diminuerent ensuite de la façon que Telliamed l’explique dans son Traité : leur surface s’abaissa ; nos plus hautes montagnes commençant à montrer leur tête au-dessus des flots, la Terre encore vierge & stérile donna bien-tôt après les premières marques de sa fécondité. Alors elle commerça à se revêtir d’herbes, & de la verdure nécessaire à la nourriture des animaux dont ensuite elle se vit peuplée. L’homme fut le dernier ouvrage de la main de Dieu ; & en tout cela l’Ecriture & la Philosophie de notre Indien présentent à notre esprit les mêmes images.

On dira peut-être, que puisque la Genèse emploie le terme de jour pour marquer le tems dans lequel le Créateur opéra toutes ces merveilles, on doit croire par une conséquence nécessaire qu’elles se sont en effet achevées dans l’espace de six de nos jours, ou de six révolutions de notre Globe sur son centre. Mais il est constant par ce Livre même, que le Soleil ne fut créé que le quatrième jour, & que par conséquent on ne pouvoit auparavant compter ni jours ni nuits ; d’où l’on peut conclure, que ce terme de jours n’est employé en cet endroit qu’improprement, métaphoriquement, & pour signifier la succession avec laquelle l’intelligence suprême exécuta les différens ouvrages dont il y est parlé. Du reste la plus longue ou la plus courte mesure du tems que lui coûta cette formation de l’Univers, n’est nullement capable de rien ôter ni de rien ajouter à sa puissance. Dieu n’en eût pas été plus grand, quand il l’eût produit en un instant, ou pour me servir des termes mêmes de l’Ecriture, d’un seul Fiat. Aussi ni les six jours pendant lesquels, selon la Genèse, il travailla à sa production, ni un plus long espace de tems, tel que nous pouvons l’imaginer suivant le systême de Telliamed, ni ce que l’Ecriture nous apprend encore, qu’il se reposa le septiême jour, comme s’il eût été fatigué de son ouvrage, ne diminuent rien de sa gloire. Il n’y a point de tems en lui : dans lui le passé & l’avenir sont indivisibles ; & si Moyse a écrit qu’il employa six jours à créer le Ciel, la Terre & tout ce qu’ils renferment, ce peut être une façon de parler dont il sert servi, pour donner à entendre que toutes ces choses se sont faites successivement.

A l’égard de la Providence, il s’agit de sçavoir ce qu’on doit entendre par ce terme ; & si un ouvrage composé avec tant d’art, que sans y retoucher sa destruction même fût le principe de son renouvellement, ne seroit pas la marque infaillible d’une sagesse beaucoup plus parfaite, plus puissante & plus attentive au bien de ceux pour lesquels cet ouvrage aurait été formé que si à chaque instant on étoit obligé d’y mettre la main. Quelle comparaison feroit-on entre un Horloger, par exemple, assez habile pour composer une pendule si bien montée, que par le dérangement même que le tems causeroit dans ses parties & dans ses mouvemens, il se formeroit de nouvelles roues, de nouveaux ressorts, des pièces mêmes qui auroient été usées & brisées ; & un autre dont l’ouvrage auroit besoin que chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, il fût attentif à redresser ses erreurs & ses variations éternelles ? Ce dernier passeroit certainement pour un Apprentif sans expérience & sans sçavoir ; l’autre seroit regardé comme un prodige.

Qu’il me soit permis de me servir de cette comparaison, qui dans le cas présent n’a, je l’avoue, de fondement que dans les bornes étroites de notre entendement & de nos idées. Voilà précisément la question qui reste à décider entre Telliamed & ses adversaires.

Ceux-ci nous représentent le Créateur sous l’idée d’un Artisan grossier & mal adroit en qui on ne doit avoir aucune confiance, dont l’ouvrage est si peu solide & si mal construit, qu’à chaque moment il menace ruine. L’Ouvrier a beau y remettre la main, & employer toute son industrie pour redresser ses manquemens : après une application constante & assidue, après bien des travaux réitérés qui ne lui coûtent pas moins de peine que la production même, il n’est pas plus avancé que le premier jour, & ce sera toujours à recommencer pour lui jusqu’à ce qu’il prenne le parti de mettre fin lui-même à ses pénibles attentions, en détruisant de ses propres mains l’ouvrage de tant de soins & de tant de veilles. Je défie les défenseurs du concours les plus mitigés d’oser dire que j’exagère dans la peinture que je fais ici de leur sentiment. Ne soutiennent-ils pas qu’à chaque action de la Créature, quelle qu’elle soit, l’intervention de la cause générale est absolument nécessaire, & que chaque instant de la conservation est une création nouvelle ? D’autres ont fait voir les conséquences affreuses qui résultent de ce systême ; il est inutile de m’y arrêter.

Le Philosophe Indien nous offre une image toute différente de Divinité. Il nous la peint sous l’idée d’un Artiste habile, infiniment éclairé & maître de ses vastes connoissances, qui dans la production de l’ouvrage qu’il a médité, emploie tous les moyens propres à le rendre utile & durable. Le tems qui ronge tout, & la nature des choses humaines toujours sujettes à la vicissitude, ont beau apporter quelque changement à ce chef d’œuvre de ses mains ; ils ne pourront arriver à sa destruction. Ces dérangemens mêmes qu’il a prévûs devoir y arriver, serviront à sa conservation. Il se perpétuera par les mêmes voies qui dans les autres sont le principe de leur ruine, & du sein de ses propres débris il sortira aussi parfait & aussi beau que dans le moment même de sa naissance.

Or de ces deux peintures, laquelle nous donne une idée plus noble, plus sublime, plus divine de la Divinité ? Quoi de plus propre à exciter notre reconnoissance & notre amour, que de la voir occupée de notre tranquillité, jusqu’à daigner nous épargner la crainte que ses ouvrages abandonnés de sa puissante main, ne rentrent un jour dans le chaos d’où sa bonté pour nous les a tirés ? Quoi de plus glorieux pour elle, que d’avoir tellement formé ce monde que nous habitons, qu’en y conservant toujours à peu près le même nombre de Globes opaques & lumineux, la destruction des uns servît au renouvellement des autres, sans qu’elle fût obligée d’en produire de nouveaux ? Quoi de plus digne du Créateur, que d’avoir établi un tel ordre dans la nature de cet Univers, qu’il portât en lui-même les principes de sa vie & de sa mort ; qu’animé par cet esprit de vie dont il l’a pénétré, il fût dans sa jeunesse l’Auteur de toutes les productions utiles & nécessaires à la subsistance des Créatures destinées à l’habiter ; qu’il vieillît ensuite par l’affoiblissement de ce même esprit ; qu’il s’embrasât par son extinction ; & que par le retour de cet esprit vital, semblable au Phénix, on le vît renaître de ses cendres ? Certes si la nature opère toujours avec épargne les plus grands desseins[17], peut-on croire honorer l’Auteur même de la nature, en l’assujettissant pour un dessein aussi petit par rapport à lui que la conservation de cet Univers, à des attentions si pénibles & si continuelles ?

On dira peut-être que ce principe tend à établir la Divinité oisive d’Epicure ; & pour rendre odieuse l’opinion de Telliamed, on ne manquera pas sur l’original que fournit Cicéron[18] de faire de cette Divinité une peinture ridicule : de-là on conclura comme lui, qu’imaginer un Dieu de cette espèce, c’est en effet n’en reconnoître aucun. On pourrait répondre qu’à consulter même l’Orateur Romain, dans la comparaison, l’idole insensible des Epicuriens valoit peut-être bien la Divinité inquiete, à laquelle les Stoïciens donnoient tant d’occupations si peu dignes d’elle. Mais il n’est ici question ni des Stoïciens ni d’Epicure ; il suffit d’avoir montré que le sentiment de Telliamed sur la Providence, bien loin de donner atteinte à la bonté, à la sagesse & à la Toute-puissance de Dieu, est au contraire infiniment favorable à ces divins attributs, que la raison & la Foi nous obligent de reconnoître dans l’Etre suprême.

On ne forcera pas sans doute aisément notre Philosophe à convenir, que Dieu soit sans cesse occupé de la conservation de l’Univers, & qu’il y soit si attaché, qu’à chaque moment il ait besoin d’employer tous les efforts de sa puissance pour le maintenir. Du reste il reconnoîtra sans peine, que l’ouvrage de la conservation est véritablement l’ouvrage de la main de Dieu ; qu’il n’arrive rien dans le monde sans sa permission & conformément à ses Décrets éternels ; & que de toutes les causes secondes, il n’en est aucune qui ne soit subordonnée à sa volonté toute-puissante. Les défenseurs du concours actuel ne se contenteront pas de cet aveu ; mais la faute n’en est-elle point autant peut-être dans leur façon de penser, que dans celle de notre Philosophe ? Peuvent-ils s’empêcher de convenir que les opérations de Dieu ne ressemblent en aucune manière à tout ce que peut imaginer la foiblesse de nos idées ? Et sur ce principe, n’est-il pas évident qu’ils n’attribuent à la Divinité qu’une Providence purement humaine, une Providence bornée par des heures & par des instans, telle que nous pourrions la concevoir dans un homme sage ? Une Providence aussi limitée & aussi imparfaite, une Providence qui me va pas à moins qu’à faire Dieu auteur du péché, & à sapper tous les fondemens de la Religion & de la Morale[19], n’est-elle pas infiniment indigne d’un Être souverainement parfait ? Peut-on mieux honorer cette Intelligence suprême, qu’en la dégageant de l’asservissement où ces idées basses & rampantes semblent la réduire ?

Si cependant il restoit encore quelque scrupule sur ces matières, permis à chacun de ne regarder ce que Telliamed en a écrit que comme un jeu d’esprit fondé sur des conjectures, sur quelques phénomènes, ou sur des conséquences fort éloignées de la solidité des preuves qu’il rapporte de la diminution de la mer. La protestation qu’il fait en plus d’un endroit de ne prendre aucun parti dans ces différends, & de ne soutenir son sentiment que comme une pure hypothèse, ne laisse aucun lieu de douter de la droiture de ses intentions, & du peu de disposition où il a été de s’ériger en dogmatiste. On doit donc lire ses deux derniers Entretiens dans le même esprit, qui fait trouver de l’amusement à la lecture des agréables rêveries de Cyrano, & des ingénieuses fictions des Entretiens sur la pluralité des Mondes. Personne n’a fait un crime à ces Auteurs de ce qu’ils avoient écrit, & Telliamed attend de ses Lecteurs la même indulgence.

Voilà ce que j’ai crû pouvoir dire pour la défense du Philosophe Indien, sans prétendre pourtant le disculper, le justifier, & protestant que je ne regarde son système que comme tous les autres systêmes des Philosophes anciens ou modernes, je veux dire, comme une ingénieuse chimère. J’ajoûte une réflexion qui ne peut manquer de faire impression sur l’esprit des personnes sages. Lorsque la Philosophie de Descartes parut, combien ne cria-t-on pas contre sa doctrine ? A entendre les plus échauffés, elle n’alloit pas à moins qu’à détruire la Religion, qu’elle sappoit, disoient-ils, jusqu’aux fondemens. Cependant ce systême si dangereux est aujourd’hui adopté, soutenu, du moins en partie, par toutes les Ecoles Chrétiennes les plus orthodoxes : pourquoi cela ? parce que dans l’esprit de certaines gens prévenus & peu éclairés, il suffit qu’une chose ait un air de nouveauté, pour être d’abord jugée pernicieuse. Le tems lui ôte ce mauvais vernis, & elle devient moins suspecte à mesure quelle avance en âge ; disons mieux, à mesure qu’elle est mieux connue. Ajoûtons que de nos jours on a mieux compris que jamais l’extrême différence qu’il y a entre les dogmes de la Foi & les idées purement humaines. On convient aujourd’hui assez généralement, que la Religion & la Philosophie ont des droits très-distingués, & une manière de raisonner qui leur est propre à chacune ; que l’une est supérieure à la nature, dont Dieu peut renverser les loix à son gré ; & que l’autre est la science de la nature même, dont le Créateur a permis que les Loix fussent soumises à nos recherches ; que la Foi est au-dessus de la raison, & qu’au contraire la raison est le flambeau qui doit nous éclairer pour arriver à toutes les connoissances naturelles.

Sur ce principe, qu’on regarde Telliamed comme un Philosophe qui n’a nullement prétendu composer ici un Traité de Théologie. Qu’il lui soit donc permis de raisonner en Philosophe, & qu’on ne cherche dans ses Entretiens que des systêmes purement Philosophiques. Que ceux qui voudront s’instruire de leur Religion, consultent tant d’excellens Ouvrages employés dans tous les tems à défendre ses droits contre ses plus redoutables Adversaires ; sur-tout qu’ils ayent recours à la Tradition, & qu’ils s’en tiennent à ce que nos Peres Ont pensé. A l’égard du Philosophe Indien, il proteste ici qu’il n’a prétendu intéresser que la raison dans son systême, & qu’on ne peut l’attaquer que par les lumières de la raison, si on veut lui rendre justice.

Cùm de Religione agitur, T. Coruntanium. P. Scipionem, P. Scævolam Pontifices maximos, non Zenonem, aut Cleanthem, aut Chrysippum sequor ; habeoque C. Lælium Augurem eumdem sapientem, quem potiùs audiam de Religione dicentem in illâ Oratione, quàm quemquam Principem Stoïcorum. Mihi unum satis erat, it à nobis Majores nostros tradidisse. Sed tu auctoritates omnes contemnis ; ratione pugnas ; Patere igitur, rationem meam cum tuâ ratione contendere. Cic. De Nat. Deor. Lib. 3.



  1. Mad. des Houliéres.
  2. Le second principe qui sert beaucoup à nos erreurs, est le respect aveugle de l’Antiquité. Nos Pères l’ont crû : prétendrions-nous être plus sages qu’eux ? Pour peu qu’une sottise soit établie, ce principe la conserve à jamais. Il nous défend de nous tirer d’erreur, parce que nous y avons été quelque tems. (Fontenel. de l’origine des Fables.) Le témoignage de ceux qui croyent une chose déjà établie, n’a point de force pour l’appuyer ; mais le témoignage de ceux qui ne la croyent pas, a de la force pour la détruire. (Hist. des Oracles, Dissert. 1. Ch. 8.)
  3. Grave etiam argumentum tibi videbatur, quòd opinio de Diis immortalibus, & omnium esset, & quotidiè cresceret. Placet igitur tantas res opinione stultorum judicari, vobis præsertim, qui illos insanos esse dicatis. Cic. de Nat. Deor. lib. 3.
  4. Imprimée à Paris en 1735. chez Rollin & Genneau, Libraires.
  5. Préface de la Pluralité des Mondes.
  6. Dialogue de Paracelse & de Moliere.
  7. Superstitio fusa per gentes oppressit omnium ferè animos, atque hominum imbecillitatem occupavit. Nec verò superstitione tollendâ religio tollitur. Quamobrem ut religio propaganda etiam est, quæ est conjuncta cum cognitione naturæ, sic superstitionis stirpes omnes elidendæ sunt ; instat enim, & urget, & quocumque te verteris, persequitur.
    Cic. de Divin. Lib. 2.
  8. Les erreurs une fois établies parmi les hommes, ont coutume de jetter des racines bien profondes, & de s’accrocher à différentes choses qui les soutiennent. Fonten. de l’Origine des Fables.
  9. Préface de la Pluralité des Mondes.
  10. Mémoires de Littérature, Tome IX. Dissert. qui a pour titre, Sentimens des anciens Philosophes sur la pluralité des Mondes.
  11. S. Irénée l’attribue aux Valentiniens, Adv. Hæres. lib. 2.
  12. Philastre, Evêque de Bresce, Hæres. 65. Tom. II. Bibl. P. P.
  13. Nec enim quia unus est creator, idcirco unus est mundus ; poterat enim Deus & alios mundos facere. Athan. contra Gentes.
  14. Ecce enim ego creo Cœlos novos, & terram novam ; & non erunt in memoriâ priora. Isai. c. 65. v. 17. Et vidi cœlum novum, & terram novam. Primum enim cœlum, & prima terra abiit. Apocal. c. 21. v. 1. Novos vero cœlos, & novam terram, secundùm promissa ipsius expectamus, in quo justitia habitat. 2. Petr. c. 3. v. 3.
  15. Si mutabuntur cœli, utique non perit quod mutatur ; & si habitus mundi transit, non omnimodè exterminatio, vel perditio substantiæ materialis ostenditur : sed immutatio quædam fit qualitatis, atque habitûs transformatio. (Origen. de Princ. lib. 1. cap. 6.) In litteris quidem sacris legitur, Præterit figura hujus mundi ; legitur, Mundus transit ; legitur, Cœlum,& terra transibunt. Sed puto quod præterit, transit, transibunt, aliquanto mitiùs dicta sunt, quàm peribunt. August. de Civ. Dei, lib. 20. cap. 24.
  16. C’est ce que S. Clement d’Alexandrie trouvoit à reprendre dans les tourbillons d’Anaxagore. Stromat. l. 2. c. 4.
  17. Entretiens sur la Pluralité des Mondes. I. Soir.
  18. Neque enim tam desipiens fuisset Epicurus, ut homunculis similem Deum fingeret, lineamentis duntaxat extremis, non habitu solido, membris hominis præditum omnibus, non membrorum ne minimo quidem, exilem quemdam atque perlucidum, nihil cuiquam tribuentem, nihil gratificantem, omnino nihil curantem, nihil agentem. Quæ natura primum nulla esse potest.
    Cic. de Nat. Deor. Lib. 1.
  19. C’est ce qu’on a reproché aux disciples de Descartes & de Mallebranche.