Teniers (Eekhoud)/2

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(p. 13-32).


(Bruxelles, Musée Royal.)
L’Archiduc Léopold-Guillaume dans sa galerie.


(Bruxelles, Musée Royal.)
Kermesse Flamande.

LA VIE DE TENIERS



David Teniers, dit le jeune, ou Teniers II, est le plus célèbre et le plus remarquable des peintres de la dynastie artistique de ce nom. Avec Rubens, Van Dyck et Jordaens, il est des quatre plus illustres peintres de l’Âge d’Or de l’École Anversoise.

Il naquit à Anvers, le 15 décembre 1610. Son aïeul Julien était un peintre de genre ; son père, David Teniers le Vieux, traita des sujets religieux et des scènes villageoises. Celles-ci devinrent la spécialité du fils, que l’on tient, à bon droit, pour le meilleur des peintres de paysanneries de l’École flamande.

Il est assez piquant, et la plupart des biographes et critiques d’art semblent avoir ignoré ce détail, que ce Flamand d’élection, dont la vie entière s’écoula en pays thiois, était d’origine walonne. Dans un ouvrage très documenté, témoignant de l’érudition la plus consciencieuse, Les Trois David Teniers, Peintres. M. le Chevalier Oscar Schellekens nous apprend que Julien Teniers, bisaïeul du peintre étudié en la présente notice, s’appelait de son véritable nom Thesnier ou Taisnier. Teniers serait donc une corruption flamande d’un nom wallon.

Ce Julien Taisnier serait venu de Taisnières, village de la province du Hainaut d’alors, actuellement le département du Nord, à l’extrême frontière belge, où il exerçait la profession de passementier. De Taisnières il fut s’établir à Ath comme mercier.

Son fils Julien, le premier peintre du nom (1572-1615) fut reçu dans la confrérie de Saint-Luc à Anvers, en 1594. Aucune œuvre de lui n’est connue, dit M. Oscar Schellekens. Ce n’est guère qu’avec David, dit le Vieux, second fils du passementier-mercier (1582-1649) que le nom de Teniers commence à compter dans l’histoire de l’art. Mais c’est surtout à son fils, David Teniers le Jeune, que ce nom doit une véritable gloire.

David Teniers le Jeune devrait même s’appeler aujourd’hui : David Teniers le Grand.

Élève d’Adrien Brauwer, ensuite de Rubens, il oubliait son premier maître quand il disait : « Je tiens mon génie de la nature, mon goût de mon père, ma perfection de Rubens ».


(Munich, Pinacothèque.)
Kermesse Flamande.


(Vienne, Musée.)
Fête villageoise.

De concert avec les doyens de la Gilde de Saint-Luc, c’est bien lui qui fonda l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers, en vertu d’un octroi royal de Philippe IV, daté du 6 juillet 1663.

Les salles de cet institut, qui jouit longtemps d’une réputation universelle, furent inaugurées le 18 octobre 1664, le jour même de la Saint-Luc. Chose piquante, les premiers locaux de l’Académie faisaient partie des bâtiments de la Bourse de Commerce. Mais la métropole du négoce belge ne fut-elle pas aussi de tout temps, la métropole des Arts ? Et, comme à Bruges ou à Florence, Apollon et Mercure n’y entretinrent-ils pas toujours des relations d’excellent voisinage ? Bien plus, le second n’y vint-il pas souvent au secours du premier, sous les espèces d’intelligents et fastueux Mécènes ?

Protégé puissamment par l’archiduc Léopold, gouverneur des Pays-Bas espagnols, Teniers ne tarda pas à jouir d’une immense réputation. L’archiduc avait communiqué à son royal maître son goût pour la peinture de l’artiste flamand. Aussi, loin de partager l’aversion que Louis XIV devait éprouver pour le naïf et savoureux interprète des plaisirs et des travaux rustiques, Philippe IV avait-il annexé à son palais de Madrid toute une galerie, destinée à recevoir les ouvrages de son peintre favori.

Teniers se fixa vers 1650 à Bruxelles, où l’appelait l’archiduc Léopold Guillaume. Le successeur de celui-ci lui continua sa faveur.

Un des tableaux de Teniers au Musée royal de Bruxelles, ne montre-t-il pas le gouverneur au milieu de sa galerie, dans laquelle Teniers occupait de nombreux panneaux ?

Veuf d’Anne Bruegel, fille de Bruegel de Velours, qu’il avait épousée en 1637, Teniers se remaria le 21 octobre 1656, à Bruxelles, avec Isabelle de Fren, fille d’un secrétaire du Conseil du Brabant.

Grâce à la fortune qu’il s’était acquise par son talent, Teniers se fit bâtir à Perck, entre Vilvorde et Malines, un château nommé De Dry Torens, les Trois Tours, qui devint bientôt le rendez-vous de tout ce que le pays comptait alors d’hommes distingués dans la noblesse, les lettres, les sciences et les arts.

Les campagnes de cette région brabançonne étaient d’ailleurs bien faites pour attirer les amants de la nature et les appréciateurs d’une population saine et florissante. Rubens, ne résidait-il pas, les dernières années de sa vie, à Elewyt, dans son château du Steen, non loin de Perck ? Les deux grands peintres étaient en quelque sorte voisins. Non seulement leur art, mais une commune prédilection pour ces plantureux et verdoyants parages les avaient rapprochés.

Si le Steen de Rubens existe encore, quoique presque totalement rebâti et bouleversé sous prétexte de restauration, des Trois Tours de Teniers, que leur propriétaire reproduisit si souvent comme fond à ses tableaux rustiques, il ne reste que quelques dépendances.

Le corps de logis principal, couronné des tourelles qui lui valaient son nom, a été rasé net. Seuls, deux bâtiments de ferme et un pignon rustique, souvent reproduit par la gravure, entr’autres dans l’intéressant ouvrage de M. Cosyn, sur les Sites Brabançons, sollicitent encore la curiosité des excursionnistes ou la ferveur des pèlerins d’art.

Le château même s’érigeait sur l’emplacement occupé aujourd’hui par un verger. Les fossés qui l’entouraient n’ont pas encore été complètement comblés.

Dry Torens, ou du moins ce qui en subsiste, est à présent la propriété des comtes de Ribeaucourt, qui possèdent, d’ailleurs, une grande partie des campagnes s’étendant autour de leur propre domaine.

À ce que nous apprend M. Cosyn, dans l’ouvrage précité, le comte de Ribeaucourt loue ce qui reste du bien illustré par Teniers, à un brave fermier, qui se fait un plaisir de conduire les visiteurs par l’escalier vermoulu jusqu’à l’étage du pavillon rustique, où le peintre avait son atelier. Celui-ci n’a gardé aucun vestige de son ancienne destination, à l’exception de quelques clous enfoncés dans les lourdes solives en chêne, et auxquels, au dire du fermier, l’obligeant cicerone, Teniers aurait suspendu ses tableaux. Si tel se présentait l’atelier du grand artiste, les dimensions en étaient bien exiguës. Aujourd’hui, le moindre de nos barbouilleurs ne daignerait s’en contenter. Aussi, inclinerons-nous plutôt à croire que le châtelain des Trois Tours ne s’y confinait guère que pour mettre la dernière main à ses scènes rustiques, toutes baignées d’air et de lumière, toutes parfumées de luxuriantes végétations, toutes vibrantes aussi de robuste humanité, — qu’il était allé prendre sur le vif.


(Londres, National Gallery.)
Fête villageoise.


(Petrograd, Ermitage.)
Fête villageoise.

On comprendra qu’au cours d’une adorable excursion que nous fîmes, il y a déjà bien des années, à Elewyt et à Perck, si nous visitâmes le Steen, nous négligeâmes d’aller contempler les ferrailles rouillées, reliques plutôt apocryphes, offertes à la dévotion des admirateurs de Teniers.

Nous croyions communier plus intimement avec le génie du maître en nous rassasiant les yeux de ses campagnes de dilection.

Cette fertile région brabançonne, connue sous le nom de Saventerloo, n’a guère changé, depuis le temps où l’aspect en stimulait le lyrisme pictural de Rubens et de Teniers. Ces boqueteaux, ces eaux dormantes, ces pâturages alternant avec des labours, nous les avons déjà admirés dans les tableaux de ces maîtres. La plupart des chaumines triséculaires ont disparu, mais les agrestes masures modernes préservent un peu de la simplicité et du caprice des logis d’autrefois. D’ailleurs, on rencontre encore, d’aventure, quelque habitation datant du XVIIIe, sinon du XVIIe siècle. Elles présentent cette particularité d’avoir presque toutes, une porte encadrée d’une archivolte moulurée, en pierre blanche de la région, d’un joli dessin brabançon. L’imposte est généralement revêtu du millésime de la construction.

Les types mêmes des naturels de la contrée, n’ont pour ainsi dire pas varié. Les descendants des modèles que Rubens précipitait dans la tourmente échevelée de sa Kermesse, du Louvre, que Teniers mobilisait dans des sauteries plus paisibles, n’ont guère dégénéré ; les gars sont aussi costauds, les filles aussi girondes que leurs ancêtres ou trisaïeules. Tous sont encore de mine réjouie, de charnure aussi consistante qu’épanouie. Avec un peu d’illusion, en rencontrant ces braves gens, nous nous serions cru reportés aux temps des deux maîtres peintres, appréciateurs autorisés de ces truculentes anatomies.

Teniers, l’un de ces glorificateurs de notre race, mourut le 15 avril 1690, donc à l’âge de 80 ans. Ses cendres reposent au village, théâtre de sa plus grande activité, où il peignit la majorité et les plus réussies de ses œuvres.

À l’intérieur de l’humble église de Perck, l’autel latéral, à gauche, s’orne d’une pierre tumulaire, revêtue d’une longue épitaphe armoriée, consacrée à Isabelle de Fren, la seconde femme du seigneur des Trois Tours. Une place de cette pierre était sans doute réservée à l’épitaphe du maître. M. Cosyn s’étonne, à bon droit, que cette place soit restée vide et qu’aucune inscription ne rappelle à la postérité la mémoire de l’illustre défunt.

Par contre, l’autel est décoré d’un tableau représentant saint Dominique agenouillé devant la Vierge et l’Enfant Jésus et signé « David Teniers junior, fecit 1666 ». C’est la signature du fils aîné du grand Teniers, issu de son mariage avec Anne Bruegel de Velours.

En général, Teniers n’eut pas à se louer des enfants que lui avait laissés sa première femme. Ses dernières années auraient même été empoisonnées, au dire de ses biographes, par le chagrin qu’il ressentit des difficultés et des désagréments de toute espèce que lui suscitèrent ces enfants dénaturés.

Au cours du procès que le peintre fut forcé d’intenter à ceux-ci, son avoué, J. Van Bogaert, trace un tableau navrant de la condition à laquelle le maître avait été réduit. Il le montre malade, souffrant, éprouvé par la douleur. Abusant de la décrépitude sénile de leur père, les enfants du second lit le poussèrent à une série d’actes réduisant sa fortune à l’insolvabilité et rendant nécessaire une exécution forcée de la décision de la justice en faveur des enfants du premier lit. Jean Erasme Quellin, gendre de Teniers, et mari d’une fille issue de la première union du peintre, écrivait en flamand, le 13 janvier 1691, à son beau-frère : « Il est surprenant que toute cette fortune (al dat goed) ait été dépensée si rapidement, alors qu’après de longues années de travaux et de succès l’opinion générale attribuait à papa un capital de plus de cent mille patacons ».

Malgré cette description Quellin n’en garde point rancune à son beau-père. Peu de jours après, dans une nouvelle lettre à Van Goethem, son beau-frère, il écrira : « Père ignore ce qui s’est perpétré en son nom… Quand j’allais le voir j’ai constaté que par moments il avait perdu la mémoire et la raison au point de demander s’il se trouvait malade dans la maison d’amis ou d’étrangers ; il était dans un état d’inanition où il demeura jusqu’à son décès qui survint peu de jours après ».

Quelle ironie du destin ! Implacable retour des choses d’ici bas ! Il semble que la Némésis jalouse se soit acharnée sur le peintre qui avait célébré avec le plus de lyrisme et d’effusions les beautés, les joies et les charmes de la vie.

On avait même prétendu que ce lamentable déclin d’une existence prospère et glorieuse entre toutes avait fini par un suicide. Mais les écrivains du siècle dernier ont fait justice de cette légende. La vérité est assez sinistre sans qu’il faille y ajouter un épilogue mélodramatique.

De nombreux portraits de Teniers par lui-même, aux diverses époques de sa vie, sont parvenus jusqu’à nous.

Un des plus réussis et des plus sympathiques est celui vendu par le feu roi Léopold II à M. Kleinberger.

Il nous montre un Teniers de dix-huit à vingt ans, au visage intelligent, spirituel, avenant et affable. La vocation s’est déjà déclarée. Le jeune peintre est assis devant le chevalet, les pinceaux et la palette à la main. Il se tourne vers le spectateur. À la cantonade, vu de dos, le père du jeune artiste est assis occupé à peindre.

La bibliothèque du Vatican possède un tableautin représentant un vieux philosophe en méditation, comme un Docteur Faust, devant un in-folio, une clepsydre et un crâne humain. Ce vieillard est le peintre même. C’est comme l’antithèse du portrait de la collection Kleinberger. Si l’on n’était renseigné par le catalogue, on aurait peine à se figurer l’heureux et réjoui propriétaire du château des Trois Tours, sous les traits de ce solitaire recueilli et désabusé.

Sa ville natale lui érigea, le 18 août 1867, une statue en bronze sur la place qui porte son nom. Cette statue, œuvre de Joseph Ducaju, représente l’artiste tenant à la main l’édit royal en vertu duquel fut fondée l’Académie d’Anvers. En somme, cette statue n’est guère plus heureuse que la plupart de celles que l’on élève aux grands hommes. Les seuls monuments qui importent, consistent en l’œuvre même des artistes que l’on prétend immortaliser par le marbre ou le bronze. Pour les célébrer dignement, il faudrait des génies de leur taille, et tel n’est presque jamais le cas.