Terre d’ébène/Chapitre V

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Albin Michel (p. 42-49).
V. Tartass ou le coiffeur à pédales

V

TARTASS OU LE COIFFEUR À PÉDALES

— Eh ! bonjour ! monsieur le nouveau ! Je suis Tartass. Vous ne pouvez vous présenter chez le gouverneur avant de passer par mes mains. Regardez-les, touchez-les. Elles sont expertes et douces. Pas de gerçures, un peu larges peut-être, mais j’ai tant travaillé ! Et les ongles si propres ! Je suis Tartass. Un petit coup de tondeuse dans le cou, une légère promenade de mes ciseaux autour de vos oreilles, voilà qui vous change un homme et vous le rend agréable à contempler. Je vous le dis, je suis un type. On n’en verra pas deux comme moi dans le Soudan. M. Armand Fallières, mon pays, le sait bien. Je le lui ai écrit. Je suis de Mézin. Tartass et Fallières sont nés à Mézin. On y fait des bouchons, des gros pour les carafes, des moyens pour les bouteilles, des petits pour les flacons. Tout ce qui vient de Mézin surnage. Ah ! je suis content ! content !

J’ai une caboche, moi, vous savez, et quelle volonté ! Pas instruit peut-être. Pas aussi raboté que d’autres, j’en conviens, mais un fil de fer traverse mon corps verticalement. J’ai poussé autour d’un fil de fer. Ah ! j’en ai épaté quelques-uns. Je veux. Je veux. J’ai voulu. Voilà mon secret. Rien n’est inaccessible à Tartass. Et j’aime le monde, mon semblable. Je suis bon, compréhensif, mais ne croyez pas que je sois désordonné ni dépensier. Il n’est pas né encore celui qui déboutonnera ma tunique. On voit bien mon portefeuille qui pointe sur le sein, mais personne n’ose y toucher. Toute la colonie le regarde maintenant avec respect. On cligne un œil d’envie de mon côté. Ça me flatte. Ah ! je suis content ! bien content !

Je suis très populaire. Mais on ne connaît pas encore Tartass. On le salue bien sur toute la ligne de Kayes à Bamako. Mais ce que l’on salue, c’est surtout son aspect extérieur, sa réputation, son passé, son présent, son avenir. L’homme, sa personnalité profonde, cela échappe à mes contemporains. Ils soupçonnent bien quelque chose, ils le voient mal. Je pèche par le savoir, je le reconnais, mais j’ai du fond. Et ce qu’il faut ici, à la colonie, c’est du fond, encore du fond, toujours du fond. Pour bien comprendre la valeur que je suis, mesurez la distance qu’il y a du zéro que j’étais à la superbe situation qui est la mienne aujourd’hui. Allez vous promener et demandez à voir mes maisons. Elles sont cinq. Toutes gagnées sou à sou, barbe à barbe, cheveu à cheveu, poil à poil ! Ah ! je suis content, bien content ! Je suis la preuve vivante que le Français qui vient à la colonie, qui mange peu, ne boit pas, ne sieste pas, que ce Français prospère, s’enrichit et finit par être un surhomme. Seulement ce n’est pas une raison pour faire le beau. Pas d’orgueil surtout, pas d’orgueil ! Le pognon vous donne la force, mais concentrez-la. Ne soyez ni généreux, ni vaniteux, ni luxurieux. Tout en dedans ! Rien pour la galerie !

— Enfin ! lui dis-je, que me voulez-vous ?

— Je suis Tartass. Vous avez devant vous un coiffeur millionnaire. Je ne sais avec qui j’ai affaire, mais j’en ai servi des têtes : le maréchal Pétain, le colonel de Goys, le duc d’Aoste, Pelletier Doisy. Un bon garçon. Il n’a pas voulu partir sans prendre le café avec moi. À Paris, voilà dix-neuf ans, j’ai coupé les cheveux à M. Aristide Briand, 31, rue de Dunkerque. Ah ! s’il savait la situation que je me suis faite, depuis ! Rue des Beaux-Arts, j’ai rasé M. Marcel Hutin. Il fumait toujours de gros cigares. Il en fumerait de bien meilleurs s’il avait suivi mon exemple ! Mais tout le monde n’est pas Tartass ! Sans moi, que verriez-vous au Soudan ? Des barbes incultes, des cheveux de peaux-rouges et, chez les plus propres, des escaliers dans la coiffure. Voilà qui aurait produit bel effet sur les envoyés de la Société des Nations, l’an dernier, quand ces Messieurs passèrent par ici. Ils auraient emporté une riche idée de la figure de la France sur les rives du Niger ! Tartass était là. Tout fut sauvé. Je suis content, bien content !


C’était un homme mastoc, court sur pattes, fort en mollets, avec une figure comme un derrière de jument. Il avait un pantalon de cheval, mais pas de guêtres, une vareuse officier ; de plus, à trois heures de l’après-midi, il était arrivé au buffet de Bamako sans lunettes, sans casque et à bicyclette ! Maintenant je me souvenais. L’homme m’avait été signalé.

— Vous allez au Soudan ? Alors, vous verrez Tartass ? Jusque sur le bateau, Tartass était célèbre.

— Il y a coiffeur et coiffeur. On connaissait déjà le coiffeur de ville et le coiffeur de campagne. J’ai inventé le coiffeur colonial ! Qu’est-ce que c’est ? Un homme qui digère bien, qui sait d’où vient la fièvre, qui la guette et la tue et qui est satisfait du climat. Je n’ai pas de boutique. Je suis le coiffeur à bicyclette, autrement dit le coiffeur à pédales. On me téléphone, une voix dit : Tartass, montez à Koulouba tailler les cheveux de M. le gouverneur. » En selle ! En selle ! Cinq kilomètres de côte. Tartass arrive à Koulouba. Je ne prétends pas que la colonie pourrait se passer de gouverneur, en tout cas aucun gouverneur ne pourrait se passer de Tartass. Ah ! je suis content ! content ! Ne pas avoir peur des distances, voilà le secret de la réussite. Je vais opérer à Kayes, à cinq cents kilomètres de ma résidence. Oui, monsieur, Tartass fait cela. À l’aller comme au retour, il taille et rase dans le train. Savez-vous que Tartass est la préoccupation de tous les broussards de Tombouctou à Dakar ? Deux mois avant, ils se disent : « Pourvu que Tartass soit dans le train ! » Il y est, tondeuse en main, ciseau en bandoulière, rasoir entre les dents. De station à station, de compartiment en compartiment, sur toute la ligne, son nom vole. Il vole comme un papillon du soir, chargé d’espoir. Les barbus seront glabres et les hirsutes transfigurés.

— Alors, vous êtes content ?

— Si je suis content ? Ça va ! Ça va ! je vous le dis. Ah ! que j’ai bien fait d’être cocu, que j’ai bien fait ! Sans cet incident, que serait Tartass aujourd’hui ? Un petit gratte-couenne dans un salon parisien. Je passerais ma journée à dire : « Au premier de ces messieurs ! » Cela eut lieu voilà dix-neuf ans, rue Mazagran, près des Grands Boulevards. J’avais une boutique ; remarquez que déjà Tartass était entreprenant — déjà ! Je revenais de poser un postiche à une cliente du quartier, je trouve ma femme dans le salon des dames sur les genoux de mon commis. Qu’a fait Tartass, Tartass qui adorait sa femme ? Il s’est exilé. Il a pris le bateau. Il a mis la mer entre l’objet de sa douleur et lui. Je suis arrivé à Dakar. J’ai accepté une place modeste au chemin de fer. Un jour, le directeur m’a fait appeler et m’a dit : « Tartass, vous êtes un crétin, je vous mets à la porte. » Il me rendait à mon blaireau ! Vous avez bien retenu, un homme, dans son aberration, a dit à Tartass : « Tartass, vous êtes un crétin ! » Or qu’est Tartass ? Millionnaire, monsieur, millionnaire et bien considéré et la santé intacte, sain d’esprit comme de corps, cinq maisons au soleil !

— Évidemment, elles ne peuvent être à l’ombre dans ce pays-là !

— Heureux du devoir accompli, fier de l’avenir qui s’annonce. Ça va ! Ça va ! C’est Tartass qui vous le dit. Je suis content ! bien content !

— Alors, vous voulez me couper les cheveux ?

— Uniquement !

Je l’emmenai dans ma chambre.

— Maintenant que vous connaissez Tartass, continua-t-il, vous pouvez apprendre la nouvelle : je me présente aux élections. Je brigue le poste de délégué colonial du Soudan et de la Haute-Volta au conseil supérieur des colonies. Les plus hautes personnalités de Bamako forment mon comité. Ce sont elles qui sont venues me trouver et m’ont dit : « Tartass, il nous faut un drapeau. » Alors, je me suis déployé. Je me présente contre ce brave député d’Indre-et-Loire, M. Proust. Il est venu ici en avion. Eh bien ! personne n’a levé la tête pour le regarder, personne sinon moi, mais moi c’était pour lui dire : « Voilà ton adversaire, mesure-le bien. » J’en ai attrapé un coup de soleil sur le nez ! Je serai élu. J’ai des yeux, des oreilles, de l’odorat. Tartass voit, entend, sent. J’ai aussi…

Il était en train de me passer la tondeuse dans le cou. Il s’arrêta de tondre et de parler. Comme ce silence continuait, je me retournai. Il tirait la langue et, de son doigt, la montrait.

— Vous avez soif ? lui dis-je.

— Non, fit-il, cessant sa démonstration, mais j’ai aussi une langue, j’ai la langue de l’orateur ! Je suis bien content !

Il avisa ma propre bouteille d’eau de Cologne, s’en saisit et me frictionna.

— Une friction de cinq francs ou de dix francs ? me demanda-t-il.

Je lui fis remarquer que cette eau m’appartenait.

— Aujourd’hui il fait chaud, dit-il, je vais vous en mettre pour dix francs.

J’appris plus tard qu’il opérait toujours ainsi.

— Millionnaire, homme politique, défenseur des blancs et des noirs, car l’indigène, c’est Tartass qui vous le dit, est encore moins crapule que nous autres, voilà comment, après dix-neuf ans d’exil, je me présenterai bientôt à la ville de Paris.

— Eh bien ! au revoir, lui dis-je.

Il reprit sa bécane.

— Je serai élu, c’est peu de chose, c’est Tartass qui vous le dit. Ça va ! Ça va ! Je suis content ! bien content !


— Tartass ne vous a pas menti, me dirent, le soir même, les notables de Bamako. Il est en effet millionnaire, et nous le présentons à l’élection de délégué. Hélas ! nous n’avons pas grand espoir. La colonie ne comprend plus la plaisanterie. Autrefois il eût passé triomphalement, mais autrefois on avait de l’esprit et nous savions nous amuser. Enfin, attendons ! Ne pourriez-vous nous aider dans cette petite fantaisie ?

Le lendemain, je quittais Bamako. J’allais courir le Soudan et la Haute-Volta. On pouvait voir derrière mon automobile un large calicot blanc.

Il était écrit dessus :

VOTEZ TOUS POUR TARTASS !

ÇA VA ! ÇA VA !

JE SUIS CONTENT ! BIEN CONTENT !