Terre de Vandiémen. Tableau de la colonie en 1829

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VARIÉTÉS


ET MÉLANGES.




TERRE DE VAN-DIÉMEN.




TABLEAU DE LA COLONIE EN 1829.


Les progrès des colonies anglaises de l’Asie méridionale dans les arts, les sciences et le commerce, excitent une vive surprise. Dans la terre de Van-Diémen, ou Tasmanie, pays qui n’est encore que d’une importance secondaire, si on le compare avec les vastes contrées voisines, les améliorations dont nous parlons ne sont pas moins remarquables qu’à la Nouvelle-Galles du sud. Nous avons sous les yeux un Almanach, d’Hobart-Town pour l’année 1829, la première production de ce genre qui soit sortie des presses de la Tasmanie. C’est un élégant volume orné de planches, digne émule, nous ne disons pas encore rival heureux, des publications annuelles les plus recherchées en ce genre. Cet ouvrage, loin d’être un simple calendrier, contient un itinéraire complet de l’île ; il détaille à la fois les villes et les villages, les rivières et les ruisseaux, tout enfin, depuis l’habitation des notabilités coloniales jusqu’à la ferme de l’agriculteur.

Découverte par Abel Tasman le 1er décembre 1643, cette colonie fut visitée pour la première fois par un Anglais le 9 mars 1773, reconnue pour une île en février 1798, et déclarée indépendante de la Nouvelle-Galles du sud le 24 novembre 1825. La population, au 1er janvier 1829, s’élevait déjà a 20,000 ames, non compris 600 indigènes qui vivent dans les bois. Dans ce nombre on compte 12,000 adultes, 4,800 femmes nubiles, et 3,200 enfans au-dessous de dix ans. Hobart-Town, la capitale, contient 5,700 ames. En 1828, il y eut 180 mariages, 500 décès et 650 naissances. Dans le cours de cette même année, 1,500 nouveaux habitans sont venus s’établir sur cette terre hospitalière. La superficie totale de l’île est de 23,437 ½ milles carrés, ou 15 millions d’acres, dont 6 millions et demi en prés, 10 millions et demi en terres de labour, et le reste en collines rocailleuses garnies de bois épais. Le nombre des acres déjà concédés est de 1,121,548. La terre mise en valeur consiste en 30,150 acres, dont 22,950 sont ensemencés en orge, en avoine, pois, fèves et surtout en froment, 3,200 acres en pommes de terre et en navets, et 4,000 en gazon anglais. On y compte 2,100 chevaux, 70,000 bêtes à cornes, 500,000 moutons, 2,000 chèvres, 10,000 porcs et 20,000 têtes de volailles. En 1828, le revenu total s’est élevé a 40,000 livres sterling, dont la moitié provenait des droits sur les liqueurs spiritueuses. Les frais du gouvernement ont été juste le triple des recettes, ou 120,000 liv. st. Les importations dans cette même année furent de 300,000 liv. st., et les exportations de 100,000 liv. st. Le total des valeurs en circulation dans l’île est de 100,000 liv. st., dont 60,000 en papier et en billets de 1, 5, 10 et 20 liv. L’intérêt colonial est de 10 pour 100.

Tels sont les détails statistiques contenus dans l’almanach d’Hobart-Town. Sans garantir la rigoureuse exactitude de ces chiffres, il est cependant hors de doute qu’ils se rapprochent beaucoup de la vérité ; ils démontrent à quel haut degré de prospérité est parvenue cette colonie depuis la visite d’une commission d’enquête en 1821. Dans ce court intervalle de temps, la population, les recettes, les produits de toute nature ont plus que quadruplé.

La lettre suivante, écrite d’Hobart-Town le 26 mars 1829, donne également des renseignemens fort curieux sur la situation de l’île au commencement de cette année, quoique empreints peut-être d’un peu d’exagération[1].

« La terre de Van-Diémen, dit l’auteur de cette lettre, est un pays délicieux. Prenez le climat de l’Italie, les scènes pittoresques des montagnes du pays de Galles, joignez-y le sol fécond de l’Angleterre, et vous aurez une idée de cette belle contrée.

» Les fruits et les autres productions de la terre s’y succèdent constamment ; car ici l’hiver est presque inconnu, à moins qu’on ne donne ce nom aux mois de juin et de juillet, saison des pluies et du vent.

» Les céréales et les végétaux y ont une saveur plus douce, et réussissent mieux qu’en Angleterre. Le bétail que les premiers colons y ont apporté s’est promptement multiplié. Le bois de construction pour les vaisseaux est magnifique, et paraît inépuisable. On y trouve en abondance des arbres de toute espèce. La menthe, le chèvrefeuille, le géranium, le myrte, le camphre, etc., y croissent spontanément. Une promenade dans les bois est ravissante ; seulement on court risque d’être percé d’un coup de lance par un naturel, ou d’être attaqué par des serpens.

» On ne rencontre dans les forêts qu’un seul animal sauvage indigène ; c’est une espèce de panthère extrêmement timide qui fuit à l’approche de l’homme. Les insectes et les reptiles sont les animaux les plus formidables.

» Comme il y a beaucoup de bêtes à cornes, le prix en est moins élevé à Hobart-Town qu’à Londres. En effet, on peut avoir pour 5 livres sterling un bœuf, ou une vache et un veau. Quant aux kangaroos qui valent le gibier, il suffit de se donner la peine de les tirer. On peut, dans cinq minutes, remplir une corbeille d’huîtres et de coquillages. J’ai pris dernièrement, avec deux de mes compagnons, dix-sept écrevisses pesant de 2 à 4 livres. Je dois ajouter que le bœuf et le mouton paraissent d’un goût plus agréable qu’en Angleterre ; cette différence provient sans doute de la qualité des herbages, et du repos dont ces animaux jouissent continuellement. La farine coûte environ 1 penny ½, la livre (5 sous) ; les pêches sont à 1 penny la douzaine.

» Je voudrais que vous pussiez venir visiter le jardin de votre ami à New-Town. Les arbres plient sous les fruits dont ils sont chargés ; il n’y a ni assez de bouches pour les manger, ni assez de mains pour les cueillir. Les raisins sont beaux et abondans ; mais la culture de la vigne n’est pas encore très-avancée. Nous pouvons nous procurer des vins français excellens à un prix très-modéré. Le houblon croît en abondance, et l’on commence à faire de la drèche. Il n’y a point de lois sur la chasse. Pour pouvoir chasser en tous lieux et quand on veut, il suffit d’être habile et d’avoir un fusil. Le pays possède presque toutes les variétés d’oiseaux. Les canards sauvages s’y trouvent en si grand nombre, que j’en ai vu tuer vingt-quatre en un seul coup de fusil. On les rencontre en grandes masses dans les marécages couverts de joncs et de roseaux. Les perruches et les perroquets semblent apprivoisés ; j’en ai vu voltiger autour de moi plus de cinquante qui brillaient sous les feux du soleil comme des pierres précieuses.

» Nous avons ici deux espèces d’hommes, l’une blanche et l’autre noire. Les blancs sont à peu près les mêmes qu’en Angleterre, seulement ils sont moins sociables et tout aussi méchans. Ils se subdivisent en colons ou planteurs libres, et en convicts ou déportés. Les déportés sont bien nourris, bien habillés, mais très-indolens. Ils trafiquent, ils dupent, mentent, prient, jurent, et mènent une vie fort dissipée. En un mot, ils sont tout, excepté ce qu’ils devraient être dans cette terre d’abondance, c’est-à-dire heureux et vertueux. Le besoin est presque inconnu ici ; on n’y voit point de ces visages pâles, soucieux et chagrins, comme on en rencontre dans chaque rue de Londres. La misère n’est jamais que le résultat de l’oisiveté, de la débauche et des fausses spéculations.

» La population noire est peu nombreuse, et se montre complètement insensible aux avantages de la civilisation. Les noirs sont assez stupides pour préférer de marcher nus dans un climat où les vêtemens ne sont pas nécessaires, plutôt que de se charger d’habits de laine qu’on leur donnerait en échange de leur liberté, et ils aiment mieux vivre dans l’aisance et dans l’indépendance, que de travailler et de s’imposer des privations.

» Les blancs, irrités d’une pareille folie, argumentent contre eux le mousquet à la main, et les noirs répondent à cet appel fait à leur intelligence, en perçant les blancs de coups de lance toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion[2].

» Les noirs jouissent d’une grande force musculaire : c’est la race la plus difforme et la plus hideuse qu’on puisse imaginer, du moins d’après l’opinion des blancs. Ils marchent en troupes, mais ils manquent de chefs, et n’ont pas la moindre idée de gouvernement. On a essayé d’en élever quelques-uns pour leur faire connaître les douceurs de la vie sociale ; mais à l’âge de puberté, ils se sont sauvés dans leurs bois.

» Tout ce qui a été débité en Angleterre relativement à l’amélioration des mœurs des déportés de cette colonie, est entièrement faux. Ils sont aussi débauchés et aussi oisifs que les voleurs et les vagabonds du Royaume-Uni.

» Le fruit de mes observations et des renseignemens que j’ai pu me procurer, se réduit à ceci :

» L’attrait du crime diminue par l’absence relative du besoin ; des réglemens locaux en rendent l’exécution plus difficile ; la peine est plus sévère et plus assurée. Voilà pourquoi il y a moins de crimes dans la terre de Van-Diémen qu’en Angleterre… »

Nous ajouterons à ce tableau animé une description topographique de la colonie. Elle est tirée de l’itinéraire dont nous avons parlé plus haut, et qui fait partie de l’almanach d’Hobert-Town pour 1829.

Cet itinéraire a fréquemment excité notre surprise. Les noms bizarres donnés par les Anglais aux contrées nouvellement découvertes, sont devenus le texte d’une foule de plaisanteries en Angleterre comme à l’étranger. Il serait peut-être nécessaire d’adopter quelques dispositions propres à prévenir le retour de ces dénominations triviales qui quelquefois défigurent les mappemondes. Les noms rudes et anti-poétiques que les premiers colons imposèrent à leurs établissemens dans l’Amérique, doivent singulièrement embarrasser les bardes de ce pays. Le même inconvénient se présentera à la terre de Van-Diémen quand la poésie commencera à y naître. Combien de fois un Byron tasmanien ne devra-t-il pas ronger sa plume avant de faire entrer dans ses vers des noms aussi rebelles et sauvages que le Buisson de l’arbre à thé, la Colline au chapeau retroussé, les Plaines bourbeuses, la Rivière du point du jour, les Prairies salées, les Rives du serpent noir, la Route de l’arbre creux, le Mont casse-cou, et le Lac de la terre de pipe ?

Nous allons parcourir une page ou deux de cet itinéraire pour montrer quelle étrange union présentent quelques-unes de ces délimitations.

À 16 milles environ de la capitale se trouve Brighton, « où il y a un hôtel, ou plutôt une cabane de ville ». De là on est tout étonné de tomber sur la route de Richmond, à laquelle on n’arrive qu’après avoir traversé Jérusalem (plaines de vastes pâturages) et Jéricho, encore baignée, comme autrefois, par le Jourdain ». À quelque distance de Brighton, « le voyageur, dit notre auteur, entre dans le riche et fertile district de Bagdad, » qui, loin d’être situé sur les bords du Tigre, comme le prétendent les anciens géographes, « s’étend dans un espace de près de 8 milles au pied de la montagne de la Constitution. »

Derrière cette montagne apparaissent les rives de la Clyde, qui semble couler côte à côte avec le Jourdain auprès de Mont-Vernon. À la 42e borne milliaire, on traverse sur un pont de bois de deux arches cette célèbre rivière, qui prend sa source dans un lac couvert de roseaux, « où mistress Gough et son enfant furent assassinés par les naturels. » À 12 milles plus loin est Oatlands qui, comme on a soin de nous en prévenir, n’est plus un hameau, « mais un village avec une église et une prison en construction. » Quelques heures de marche transportent le voyageur aux pieds du Ben-Lomond, d’où tombe l’Esk méridional, dans lequel viennent se jeter le Tamar et le Nil, que notre auteur appelle avec raison « une belle rivière. »

Sur les bords d’un vaste lac, à quelques milles, s’élève la ville de Lincoln et la montagne du Vinaigre, qui est aux portes des Perth, et non loin de Launceston, « capitale du comté de Cornwall. » On passe ensuite le Shannon, belle et limpide rivière, sur laquelle est bâti le village de Crécy, où un prince noir peut avoir souvent combattu, mais « où maintenant M. Dutton élève trois superbes chevaux appelés Buffalo, Bolivar et Waterloo. »

Une autre excursion nous transporte des bords de la Clyde en Abyssinie, « vaste contrée verdoyante », où se trouvent, non les cataractes du Nil, mais celles de la Clyde. De là nous tombons dans le Styx, « fleuve large et rapide », et bien différent de la lente rivière de l’antiquité. On le passe, non dans la barque de Caron, mais sur un pont de bois construit par les propriétaires riverains, qui, sans doute, jurent souvent par le Styx. Après un trajet de quelques milles, le voyageur découvre le Shannon, dans lequel, par un prodige inouï, l’Ouse vient se jeter. Non loin des pâturages de Basan, célèbres par la beauté des taureaux, on aperçoit le Dee, qui, comme la Tamise « petit ruisseau, » et une multitude d’autres affluens, est englouti par le Derwent, quelque temps avant que le voyageur surpris n’entre dans la Transylvanie.

Tel est cet itinéraire. Le mélange confus des villes et des comtés doit singulièrement embarrasser un colon novice. Les montagnes de Surrey et du Hampshire, accolées les unes aux autres, sont placées dans le comté de Cornwall, à côté des plaines de Norfolk. Là gisent les ruines de l’ancienne ville d’York, que des arbres, nés parmi les décombres, couvrent maintenant de leurs larges branches. L’époque de la fondation de cette ancienne ville remonte à l’année 1804 !…


  1. V. Asiatic Journal.
  2. Des nouvelles récentes annoncent que pour mettre un terme aux excursions des naturels sur les établissemens anglais, le gouverneur a été obligé de proclamer contre eux la loi martiale. Il paraît même que des blancs, probablement des déportés fugitifs, se sont mis à leur tête. « De vives appréhensions, dit le Journal de Tasmanie, existent de l’autre côté du Derwent. La marche des sauvages dans les parties habitées du comté a répandu la terreur, et il paraît » maintenant hors de doute que des blancs sont mêlés à ces barbares. La régularité et la précision de quelques-unes de leurs opérations en fournit la preuve. On suppose que ces blancs ne sont pas entièrement nus, et que les parties de leur corps exposées à l’air sont noircies. L’un d’eux marche nu-tête et un autre porte un bonnet de laine noire. Il est certain que ces misérables, dans toutes les attaques, sont à la tête des indigènes. »