Terre d’ébène/Chapitre VI

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Albin Michel (p. 50-57).

VI

LE MOTEUR À BANANES

Des noirs des deux sexes travaillaient sur la route. Pliés en deux comme s’ils attendaient le partenaire pour jouer à saute-mouton, ils la tapaient avec une latte. Cela faisait deux rangées, une d’hommes, une de femmes, les femmes vieilles et laides, la peau ratatinée sur le squelette. Évidemment, elles ne pouvaient plus servir… qu’à la route.

Sur le bord de la chaussée, un orchestre : trois tambourins et un flûtiau. Pour donner la cadence aux cantonniers, les musiciens scandaient un air qui montait et descendait en quatre temps, sur quatre sons, du lever du jour à son coucher. Un chien pacifique en serait devenu enragé !

Une autre équipe allait et venait, des pierres sur la tête, les uns n’en portant qu’une, les autres trois ou quatre, dans une petite corbeille, une corbeille pour une douzaine d’œufs !

Du chantier au tas de pierres, cinq cents mètres. Chaque pierre, chaque corbeille représentaient un kilomètre de marche. Vous m’assurerez qu’à notre époque il existe des rouleaux à vapeur, des camions automobiles, voire de vieux tombereaux. Je vous répondrai, d’ici, que vous avez rêvé ! En tout cas, si vous en connaissez dans les hangars de l’administration coloniale, dites-le, j’y courrai !

Un avion passe, parfois, au-dessus de l’Afrique noire ; cela se comprend, c’est une machine qui va vite. Tandis qu’un rouleau à vapeur ! Chacun en a vu. Rien ne se meut plus lentement. On m’a dit que l’un de ces instruments était en route. Il aurait quitté la France depuis vingt-huit ans ! Ayons confiance ! Il arrivera !

Cependant, poussez-le un peu, si vous le rencontrez, les nègres vous béniront !

On a essayé la brouette, il faut le reconnaître. La brouette datant de Pascal avait eu le temps de faire le voyage. Hélas ! qu’il soit Mandingue, Peuhl, Bambara, Sonraï, Mossi, Gourmantché, Berba, Toucouleur, le fils des ténèbres n’a jamais su se servir de la roue. La brouette basculait. Il butait dedans. Alors il la soulevait et la mettait sur sa tête ! On s’en est tenu là.

Trois tambourins, un flûtiau.

Quand la musique s’arrête, les tapeurs s’arrêtent.

Le capita[1] fait repartir le tout avec son manigolo[2].

Ce sont les captifs !


Eh ! oui ! les captifs !

L’esclavage, en Afrique, n’est aboli que dans les déclarations ministérielles d’Europe.

Angleterre, France, Italie, Espagne, Belgique, Portugal envoient leurs représentants à la tribune de leur Chambre. Ils disent : « L’esclavage est supprimé, nos lois en font foi. »

Officiellement, oui.

En fait, non !

Souvenez-vous ! De cela il n’y a pas huit mois, une dépêche de Londres annonçait dans les journaux français qu’en Sierra Leone l’Angleterre venait de libérer deux cent trente mille captifs.

Il y en avait donc ?

Il y en a toujours, y compris ces deux cent trente mille-là ! Il n’y a même que cela ! On les appelle : captifs de case. Ce terme n’est pas une expression, vestige du passé ; il désigne une réalité. En langage indigène, ils répondent au nom de ouoloso qui signifie : naître dans la case. Ils sont la propriété du chef, tout comme les vaches et autres animaux. Le chef les abrite, les nourrit. Il leur donne une femme ou deux. Les couples feront ainsi de petits ouolosos.

Autrefois, ils étaient captifs de traite. Quand les nations d’Europe ont supprimé la traite (officiellement), ont-elles du même coup supprimé les esclaves ? Les esclaves sont restés où ils étaient, c’est-à-dire chez leurs acheteurs. Ils ont simplement changé de nom : de captifs de traite ils sont devenus captifs de case ; ils naissent Ga-Bibi, ainsi que l’on appelle les petits des serfs. Ce sont les nègres des nègres. Les maîtres n’ont plus le droit de les vendre. Ils les échangent. Surtout ils leur font faire des fils. L’esclave ne s’achète plus, il se reproduit. C’est la couveuse à domicile !


La France tâta d’une solution. Vers 1910, elle fonda, au Soudan, des villages de liberté. Nos envoyés parcouraient la brousse, recrutant, cette fois, non pour l’armée, mais pour le principe. Nous ramenions du gibier de ces tournées démocratiques. Nous le parquions dans nos villages. Vous pouvez penser combien les nègres s’amusaient à contempler le buste de la République ! On leur donnait des graines ; ils les mangeaient au lieu de les semer. Ceux qui arrivaient à vivre ne cherchaient, à leur tour, qu’à posséder des captifs. Les anciens chefs n’étaient pas contents. Ils leur avaient acheté leurs femmes, ils venaient les leur reprendre. Bref ils retrouvaient le troupeau et d’un coup de chicotte, au nom des dieux locaux, ils inculquaient aux ingrats, en quelques cinglées, l’horreur du changement et le respect des traditions.

La France fit mieux : elle posta des sentinelles autour des villages de liberté pour empêcher les libérés de retourner à l’esclavage ! Elle n’alla pas plus loin !

On en rencontre encore, de ces paradis. Ils ressemblent à des champs de termitières. Les cases sont devenues des tas de boue. Dans l’un d’eux, près de Kita, à Dyambouroubourou, il n’y avait plus qu’un vieux… L’enfant de la liberté était courbé comme le charbonnier quand il atteint le sixième étage, ses cinquante kilos sur le dos !…

L’Afrique est encore captive. Pour un homme libre il est quinze ouolosos. Dans la vie nègre, ces ouolosos ne sont pas fortement malheureux. Ils vont chercher l’eau, ils cultivent le lougan, et quand le propriétaire ne sait plus comment les employer, il dit à chacun : « Va-t’en pour six mois, débrouille-toi pourvu que tu me rapportes ton impôt. » En principe, ils travaillent quatre jours pour le maître ; les trois autres jours, ils s’étirent, grattent leurs pieds, se caressent le ventre. Mais ce ne sont là que détails ; nous sortons de l’affaire. L’important commence dès que le blanc paraît.

Qui dit blanc dit, ici, administration. L’administration est le moustique du nègre. À tous les moments de sa vie, elle le pique, troublant son farniente. Lui, qui dormait si bien !

— Dibout ! Dibout (debout) ! Cinquante hommes pour ma commandant !

C’est le milicien qui apparaît.

Il faut relever un pont, retaper une route, etc.

Le chef ne va pas donner ses enfants ni ses gendres. Il cède les captifs.

— Sauvazes ! crie le tirailleur, qui est aussi nègre qu’eux. En route, courir ! Chicotte !

Cela s’appelle les prestations.

Chaque noir, en dehors de l’impôt, doit de sept à quinze jours de prestations par an.

Ce sont les captifs qui les font.

Au nom de la loi blanche, chacun ne doit que ses quinze jours ; au nom de la coutume noire, le captif doit quinze plus quinze plus quinze… tout ce que les autres ne font pas !

Ainsi tout le monde est content. La loi blanche est humaine et les coutumes d’Afrique sont respectées !

C’est le captif que l’on recrute pour l’armée. Et pendant la guerre c’était parfois son maître qui, tenant lieu de parents, touchait l’allocation !

C’est le captif qui constitue les compagnies de travailleurs. Là, il en a pour deux ans. C’est lui qui creuse le canal de Sotuba. Lui qui a fait et lui qui fait les chemins de fer du Sénégal, du Soudan, de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Togo, du Dahomey. Du Congo ! Nous arriverons au Congo, soyez patients ; nous aurons chaud, mais ce ne sera pas pour rien !

L’argent qu’il reçoit, il le remet à son chef. C’est le captif qui ouvre les routes et les répare. C’est lui qui m’a porté, ainsi que mes caisses de conserves et ma valise. Ma pauvre chère vieille valise en peau de cochon, avais-tu l’air assez ahuri sur la tête de Mamadou, à travers la grande forêt !

C’est le captif qui, pendant des jours, arpente la savane, trente kilos de manioc en charge, suivi de ses femmes et de ses enfants, lamentable kyrielle pour ravitailler les chantiers de la civilisation !

Un camion ferait beaucoup mieux l’affaire. Mais l’essence revient à des prix fous, tandis qu’il y a beaucoup de bananiers. Lui, c’est le moteur à bananes !

Quand il n’y a plus d’hommes dans les villages et qu’il en faut encore, les chefs expédient les vieux ouolosos et les jeunes Ga-Dibi.

Après les vieillards et les enfants, ils envoient les femmes, non les jeunes captives, mais les anciennes, les desséchées, celles dont la peau, depuis longtemps, n’est plus repassée.

Tout sert en Afrique !

  1. Contremaître noir.
  2. Lanière de peau d’hippopotame servant de cravache.