Terre d’ébène/Chapitre XXV

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Albin Michel (p. 208-217).
XXV. Drame dahoméen

XXV

DRAME DAHOMÉEN

Abomey était en deuil. Vingt années après sa mort, Behanzin, revêtu d’un cercueil européen, rentrait dans sa capitale. La France, ayant tâté ses cendres, les avait jugées assez froides pour ne plus mettre le feu au pays. Il faisait d’ailleurs, comme cela, suffisamment chaud au Dahomey !

C’était un grand deuil, c’est-à-dire une belle fête.

Ouanilo, fils chéri du mort, avait ramené son père, au nom de notre gouvernement, d’Algérie à Marseille, de Marseille à Cotonou, et de la Côte des Esclaves à Abomey. Parti avec lui, au moment de l’exil, alors qu’il était un petit prince noir. Ouanilo, élevé par la France, au début, à la Martinique, ensuite à Alger était maintenant avocat près la cour de Bordeaux.

Il touchait le sol natal pour la première fois depuis son déracinement. Il y revenait avec son père noir et sa femme blanche.

Élégant, habillé à l’européenne, instruit, rempli de réserve et de tact, il était réellement un gentleman timide. Tant de bonnes manières le mirent tout de suite au ban de sa patrie. Au milieu de ses frères au torse nu, il ne savait plus que faire de son faux-col, de ses habits, de ses chaussures et surtout de son éducation. Il regardait ses parents d’un œil qui demandait pardon.

Les funérailles allaient durer longtemps. Le gouverneur Fourn avait logé le prince et la princesse dans une maison de blancs, pas très loin des ruines du palais où, à l’ombre du trône paternel, vissé sur quatre crânes, l’enfant royal était né.

Les volets de cette maison demeuraient clos.

Behanzin, d’après la coutume, n’était pas encore considéré comme mort. Le cercueil dans lequel ses restes reposaient était bien dans le tata de son fils aîné, le grand Aouagbé, préfet de Boïcon et d’Abomey, mais, pour le peuple, Behanzin n’était que très souffrant. Les indigènes s’abordant, s’interrogeaient avec angoisse sur la santé du roi. « Il faut rentrer chez nous, disaient-ils, notre roi ne va pas mieux. » Ils parlaient bas et s’éloignaient en silence. Mon boy accourait et me disait : « Ti sais, le roi est encore plus malade que ce matin. » Deux de ses femmes, si vieilles que lorsqu’elles marchent leur tête dodeline à la hauteur de leurs genoux, veillaient dans l’obscurité près du cercueil, retour d’un si long voyage. Enfin, le lendemain, Behanzin mourut officiellement.


Les fêtes dahoméennes commencèrent. Le tam-tam s’établit.

Le premier jour, fils aîné, fils et filles, frères et sœurs et amis sincères se lamentèrent dans le tata.

Le deuxième jour, le gri-gri So sortit.

Le troisième jour, l’ami supérieur de Behanzin, celui qui lui avait dit : « Ne combats pas les Français », tua trois cabris.

Le quatrième jour, les fils égorgèrent des animaux domestiques.

Ouanilo, toujours vêtu à l’européenne, accomplissait son devoir. Je le vis rentrer, du tata mortuaire à sa maison, du sang sur les mains et sur la chemise. Il marchait vite, comme honteux. Derrière les volets, sa femme blanche anxieusement l’attendait.

Les funérailles continuaient. Alors que les frères de Ouanilo, chefs riches et puissants, s’apprêtaient à offrir de fastueux cadeaux aux mânes de leur père, Ouanilo comptait ses sous. Le jour de la présentation des pagnes sa honte éclaterait devant le pays réuni. L’aboyeur funèbre crierait pendant des heures le nom de ses frères, étalant leur générosité, leur piété filiale. Ouanilo n’avait, lui, ni troupeaux ni trésors de famille. Son peuple ne lui faisait plus de dons. Son peuple ? Il regardait l’ancien petit prince sans vouloir se souvenir. Ouanilo n’était plus de chez lui. Il s’en alla à Boïcon, chez les marchands blancs. Les marchands blancs ne donnent pas beaucoup de marchandises pour peu d’argent. Ouanilo revint avec quelques pièces de calicot. Il avait une bague, il la joindrait à ses pauvres pagnes pour prouver sa bonne volonté.

Le grand jour arriva.

C’était dans la cour du grand tata d’Aouagbé, son frère aîné. Les autorités blanches, du gouverneur à l’évêque, étaient là. Les soixante-dix femmes d’Aouagbé, groupées, chantaient le chant funèbre. Ouanilo, hésitant, s’éloigna des cris sauvages et conduisit sa femme blanche, immensément troublée par la furie de ses belles-sœurs, entre l’évêque et le gouverneur. Chacun de ses frères se tenait, selon la coutume, au milieu de ses femmes et de ses serviteurs. Ouanilo chercha où se placer.

Un mouvement de surprise souleva cette foule. Magnifique, drapé de rouge, un puissant sein nu dehors, coiffé d’un bonnet phrygien, chaussé de sandales, sceptre-casse-tête sur une épaule, un homme à l’allure de dieu se présenta sous un parapluie, entre deux amazones fulgurantes et suivi de l’appareil royal. C’était Agboli-Agbo, l’oncle de Ouanilo, le frère de Behanzin, le dernier roi du Dahomey détrôné, exilé puis pardonné.

Agboli-Agbo tentait pour la deuxième fois un coup d’audace. Il se présentait au peuple en posture royale. L’administrateur, comme lors d’un dernier 14 juillet, allait-il se précipiter sur lui, d’une main l’empoigner par le sein, ongles dans la chair, et de l’autre lui arracher son bonnet, ses sandales, son sceptre et son crachoir ?

Le vieux lion semblait attendre la scène. Elle n’eut pas lieu. Il s’installa au milieu de sa cour, de ses amazones. Ouanilo le regardait comme frappé de stupeur.

L’aboyeur commença. Frère et fils connurent de longs honneurs. Pagnes, éventails, bouteilles de liqueur, objets d’or et d’argent, bœufs, peaux de bêtes, ils offrirent tout cela pour être enterré dans le grand trou où Behanzin allait descendre. Quand le nom de Ouanilo tomba sur la foule, porté par si peu de cadeaux, il fit un si petit bruit que personne ne chercha le fils chéri. Ouanilo baissa la tête.


Dans la maison aux volets clos, Ouanilo et sa femme blanche ne goûtaient pas aux mets que lui envoyaient les anciens sujets de son père. Le couscous, le riz, les œufs mêmes étaient jetés la nuit venue. Son embarras fut grand devant une calebasse d’eau, alors que je lui en demandais un verre. Il me fit comprendre qu’il désirait ne pas me donner de ce liquide, dont lui-même ne boirait pas.

Royaume des féticheurs, c’est-à-dire du poison, le Dahomey est dans la main des sorciers. Il est à la fois le pays noir le plus avancé et le plus secret. Mgr Steinmetz, notre évêque, le sait bien, lui, qui dut intervenir cette semaine auprès des prêtres du diable, sans quoi son missionnaire, touché l’autre jour par trois féticheurs voilés, alors qu’il rentrait à bicyclette sur la route de Kalavi, serait mort déjà. Son bras s’était raidi, puis desséché, le mal gagnait l’épaule, la poitrine. Monseigneur fit venir le chef féticheur, qui lui dit : « Ô grand blanc ! le respect que tu m’inspires m’oblige à dire que mes revenants ont fait cela. — Ô grand féticheur, répondit le prélat, en amour de moi, tu vas guérir mon serviteur. » Le contre-poison fut donné. Le missionnaire, aujourd’hui, m’a serré la main d’une main valide.

Féticheurs et féticheuses en tutu froufroutant pullulaient aux funérailles de Behanzin. Ouanilo faisait un grand détour pour les éviter.

À la nuit, le boy fidèle du commandant français entrait dans la demeure de l’avocat de Bordeaux : il apportait des boîtes de conserves sur lesquelles les prêtres de Maon n’avaient pu laisser tomber leur regard.

Ouanilo s’en allait seul à la découverte de son berceau. Je le voyais marcher sur le plateau d’Abomey, s’arrêtant, s’interrogeant. Un jour, un chef passa près de lui dans son hamac ; ses gens de case portaient le parasol, le crachoir et les autres attributs. Alors que les frères de Ouanilo, plus grands chefs que le passant, eussent fait déblayer la route, Ouanilo se rangea sur le bord et d’un œil où se lisait l’étonnement d’un blanc, il suivit longtemps le cortège traditionnel.

Il s’assit un jour au milieu des ruines du palais de son père. Dans l’une de ses mains, posée sur son genou, il tenait son autre main. Sur ces murs de boue, défaits par le temps, il promenait un regard étranger. Il se leva, parcourut l’emplacement. Il s’inclina devant le tombeau de Glé-Glé, son grand-père, alors qu’il aurait dû tomber à terre et frapper son front contre le sol. Ses ancêtres ne l’appelaient plus.

Les soixante et soixante-dix femmes de ses frères le plongeaient dans de grandes réflexions. Je le vis jeter discrètement sa cigarette, alors qu’elles fumaient la pipe. Dans son salon, un soir que nous causions, son frère Robert entra, torse nu. Il le fit asseoir dans un fauteuil, face à la princesse blanche, sa femme, en toilette de dîner. Il avait la mine d’un écartelé. Tous les soirs, le malheureux avait mal à la tête. Il ne supportait plus le tam-tam. C’était un pauvre déraciné. Lui-même avouait : « Ah ! ces funérailles ; elles n’en finissent pas ! »

Deux mois passèrent. Je me trouvais au large de Cotonou, sur le paquebot Amérique. La mer était hargneuse. On se demandait si l’on allait pouvoir embarquer des passagers. Des chalands essayaient d’approcher le bord ; le flot contrariait la manœuvre. Dans ces chalands, de curieux carrosses, des carrosses dont on n’aurait conservé que la caisse, les roues étant parties on ne sait où, contenaient les voyageurs. C’étaient ces carrosses sans lesquels on ne pourrait ni débarquer ni embarquer sur cette côte. Une grue les dépose et les soulève. Ils se balancent ainsi un bon moment au-dessus de la mer. On dirait un départ en avion pour la traversée de l’Atlantique Sud !

— Tiens ! dis-je, c’est Ouanilo et la princesse qui pendent au bout de la grue. On ne les a pas empoisonnés !

Le prince Ouanilo revenait dans son pays, en France.

Le carrosse ayant capoté à l’arrivée, c’est sur les genoux que les Behanzin firent leur entrée à bord. Robert et un autre frère accompagnaient les voyageurs.

La forte houle les avait éprouvés. Ils montèrent au bar pour prendre un cordial.

— Sortez ! dit le barman, pas de nègres ici.

— Mais, dit Ouanilo, je suis passager de première.

— Encore, vous, je puis vous servir, vous êtes propre ; mais pas les deux macaques !

Ouanilo vint me chercher. Il me dit que ses frères étaient malades, ce qui se voyait ; que le barman leur refusait un verre de cognac ; que, pourtant, ils avaient fait la guerre en France ; que Robert avait été blessé.

Suspect comme blanc au Dahomey, suspect comme noir en France, pauvre Ouanilo ! Je fis apporter le cognac dans sa cabine.


L’Amérique naviguait depuis plusieurs jours. Ouanilo mangeait en tête à tête avec la princesse sur une petite table de deux, vivant sans bruit, souriant, espérant que bientôt les blancs lui pardonneraient d’être noir. Il me disait sa joie de revenir à Bordeaux. Le dernier mois lui sembla si long à Abomey ! Il se sentait égaré, surtout on le regardait mal !

Un soir, Ouanilo ne parut pas à la salle à manger. La mer, cependant, était calme. Un garçon vint prévenir le docteur qui quitta la table. Le dîner des autres passagers s’acheva. Une heure après, le commandant m’apprit que Ouanilo était à toute extrémité. Le docteur confirma la sentence. Dans sa cabine, Ouanilo était couché immobile mais, Ouanilo n’était plus Ouanilo. En trois heures sa figure avait épousé je ne sais quelle autre ressemblance. Il allait mourir.

— Sorciers ! les sorciers ! disait-il.

Il tint jusqu’au lendemain matin dix heures. On eut le temps de le débarquer à Dakar. Il s’y éteignit aussitôt. Il avait ramené son père en terre d’Afrique. Son sort voulait qu’il y mourût aussi.