Terres lorraines/Première partie

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Plon-Nourrit et Cie (p. 1-59).

PREMIÈRE PARTIE




Il pouvait être sept heures du matin, en novembre. Une aube pluvieuse filtrait du ciel bas, noyait les champs d’une désolation infinie. Les chaumes grisâtres, lavés par l’automne, revêtaient la terre d’une toison hérissée, pareille à un vêtement de miséreux. La pluie cessait par moments ; alors une buée d’eau se levait des bois, dont le moutonnement ondulait dans les lointains ; puis une déchirure livide s’ouvrait au flanc des nuages ; la pluie tombait en un ruissellement de cataracte, comme si toutes les eaux du ciel s’étaient ruées par cette ouverture.

La route dévalait presque à pic. Par endroits des bancs de pierre affleurant le sol y faisaient des marches d’escalier pour des pas de géant, et ces pierres blanches étaient polies par la roue des chariots, par l’écoulement des eaux, par le glissement des sables.

Deux silhouettes s’ébauchèrent dans la grisaille du lointain, deux paysans qui marchaient côte à côte.

Ils s’arrêtèrent du même mouvement en haut de la montée, et s’étant adossés à des « landres » de bois sec, qui fermaient une friche, ils y appuyèrent les lourdes hottes d’osier qui leur sciaient les épaules.

Ils étaient tous deux étrangement pareils, vêtus de futaine grise que la pluie recouvrait d’une fine buée de gouttelettes, ayant le torse serré dans un tricot de laine brune. Leurs physionomies frustes et graves s’éclairaient du même regard bleu. Mais l’un était un jeune gars bien planté, dont les joues se recouvraient d’une barbe châtain, frisée et drue, tandis que l’autre, un vieux, tout courbé par le travail des champs, paraissait infirme, incapable de se redresser désormais pour regarder les nuages, le ciel lumineux, les spectacles qui égaient les hommes et les réconfortent.

Ils soufflèrent un moment, tandis qu’un pâle rayon de soleil, filtrant à travers la pluie, courait sur l’horizon, allumait des lueurs dans les buissons d’épine. Un roitelet, tout près d’eux, fit entendre quelques notes d’une chanson mouillée et frissonnante.

Puis l’averse redoubla.

— Pierre, dit le vieux, v’là qu’ça recommence.

Et l’autre répondit, haussant les épaules d’un air de lassitude :

— C’est le temps de la saison.

Ils se remirent en marche, ayant dans leur allure le morne accablement des bêtes de somme. Tout un attirail de pêche dansait dans leurs hottes. Pour franchir les ruisseaux d’eau boueuse, ils sautaient sur les pierres branlantes, étendant les bras pour reprendre leur équilibre. Pierre avait le bras passé dans l’anse d’un pot de fonte ébréché, où couvait un feu de braise. Quand la rafale tournoyante passait sur les deux hommes, une mince colonne de cendre, sortant du vase, montait dans l’air, comme une fumée.

Ils arrivèrent au bord de la Moselle. La rivière coulait, rapide et glacée, sous des branches de saules garnies de « chatives », brins de joncs et de roseaux secs, amenés par les crues récentes, que le vent agitait avec un long froissement triste. Une barque était amarrée à la berge, une vieille barque dont le fond était obstrué de gravats et d’herbes folles.

Les deux hommes y montèrent. Elle partit lentement, puis s’anima peu à peu, gagnée par la vie mobile et frémissante du flot. Les berges fuyaient de chaque côté d’un mouvement monotone, laissant apercevoir dans la profondeur des prairies inondées des saules étêtés qui levaient leurs têtes difformes. Et parfois aussi on côtoyait des tas de bois empilés à la lisière des forêts. Alors une odeur forte de tan courait sur l’eau : ce souffle pénétrant que les grands chênes exhalent après leur mort.

Puis la rivière s’élargit, devint un lac d’eau jaunâtre. Les deux hommes se mirent à pêcher.

Assis sur la planche à l’arrière, le vieux Dominique faisait décrire à sa barque des courbes lentes. Puis il jetait dans l’eau des poignées de son et de chènevis. De grandes traînées blanches filaient à la surface ; les coques légères des grains de chènevis se dispersaient en une poussière grise. Bientôt des ablettes attirées, montant des profondeurs, trouaient la nappe de leur frétillement léger, de leur pullulement innombrable. Pareille aux insectes sortis de la terre à la fin d’une journée chaude, toute cette vermine de la rivière grouillait, tournoyait, happait les menus débris emportés au fil de l’eau.

Pierre, debout à l’avant, plongeait dans la rivière le large filet, tendu sur deux bâtons en croix, qu’on appelle un échiquier. Puis il le relevait d’un vigoureux tour de reins, campé solidement sur ses jambes écartées au fond de la nacelle, qui vacillait à chacun de ses mouvements.

Les ablettes s’entassaient dans un coin, les ventres blancs jetant des lueurs pâles.

Un rude métier, cette pêche. Rentrés au logis, les deux hommes raclaient les poissons, mettant de côté les écailles qui luisaient comme des piécettes d’argent. Ils en remplissaient une grande boîte de fer-blanc, qu’ils allaient tous les quinze jours expédier à la poste de la ville. Ils savaient vaguement qu’on envoyait la chose à Paris pour fabriquer des perles fausses.

La pluie tombait toujours : on aurait pu tordre leurs vêtements. Une vapeur d’eau montait de leurs épaules, de leurs jambes, de leurs bras. Leurs mains, cinglées par l’averse, s’engourdissaient, devenaient si maladroites qu’ils s’empêtraient dans les besognes les plus simples.

Parfois ils pâlissaient, tout près de défaillir. Mais ils ne se plaignaient pas, retenus par une sorte de pudeur, craignant de passer pour des femmelettes. Des pensées tristes, de lentes obsessions tournoyaient invinciblement dans leurs cerveaux. Le vieux Dominique songeait à la vie qui se faisait plus âpre chaque jour. On trimait toute sa chienne de vie pour amasser quatre sous et on n’y arrivait pas. Mais il finirait bien par se reposer ! On le coucherait auprès de sa femme, la Marie-Anne, dans le petit cimetière de campagne dont les croix s’effritent sous les hâles desséchants, sous le ruissellement des pluies d’automne.

Pierre, plus jeune, regrettait simplement le bon gîte, la pipe qu’on fume au coin de l’âtre ; une vision obsédante ramenait devant ses yeux la « taque » de fonte dressée dans la cheminée, une plaque venue des temps anciens, couverte de dessins qu’on ne comprenait plus. La suie qui la revêtait s’enflammait parfois dans le feu clair des bourrées, et des rougeoiements y couraient, pareils à des chenilles lumineuses.

Le soir tombait sur les eaux livides. Cela vint lentement, doucement, ce crépuscule blême qui terminait le jour, comme il avait commencé, le noyant d’une clarté indécise. Une coulée d’ombre envahissait les champs, la rivière, la prairie inondée. La houlée furieuse du vent se déchaîna subitement. Il n’y eut plus rien que ces deux immensités mouvantes, la fuite des eaux sous le glissement de la nuit.

C’était la même vie pendant toute l’année, chaque jour ramenant le même labeur persévérant et vain.

Ces pêcheurs étaient pareils aux rocs calcaires dont leur visage avait la couleur terne et rude. À force de se pencher sur la rivière, leur regard usé avait l’éclat fondu, la transparence des eaux qui coulent.

Jamais ils n’auraient imaginé une existence différente, une façon moins pénible de gagner leur vie. Ils pêchaient comme leurs pères, pris par cette étreinte de la routine qui emporte les générations rustiques dans les mêmes chemins battus, coupés d’ornières profondes. Ils accomplissaient leur lourde tâche sans réfléchir, avec une lenteur de machines bien remontées, se hâtant vers un but qu’elles n’entrevoient pas.

Leur effort rude, simple, toujours renouvelé, se perdait dans le grand rythme des forces universelles. Ils peinaient sur les eaux, comme les sables qui coulent au flanc des monts, comme les souffles qui courbent les forêts, comme les sources qui rongent les rocs, sans avoir de leur vie autre chose qu’une conscience obscure.

En vain les longs hivers finissant en pluies tièdes apportaient au flanc des monts de mouvantes parures de fleurs, en vain les saules retombant sur les courants d’eau les effleuraient de la laine jaunâtre de leurs chatons, ils restaient insensibles à cette séduction que la nature indifférente semble prodiguer en de certains jours.

Un soir de novembre, là-bas, en Lorraine… Dans le village de vignerons, une petite place s’ouvrait, obstruée de fagots entassés, bordée par les pignons aigus des vieilles maisons, auprès des chènevières fermées de murs croulants.

Il avait dû pleuvoir tout le jour, mais le ciel s’était lavé subitement à l’approche de la nuit, les vents froids balayant les nuages. Des flaques d’eau luisaient, étrangement brillantes dans le noir des maisons, dans le noir des choses. Des étoiles s’y reflétaient, frissonnant soudain, quand des souffles ridaient la surface de l’eau immobile.

Tous les bruits se taisaient. On entendait par instants le grincement d’une poulie de fer surmontant un vieux puits, quand une voisine venait tirer de l’eau pour la soupe du soir. On voyait la forme vague de la femme se pencher sur la margelle de pierre, où le frottement des cordes avait creusé des rigoles.

Une fenêtre était ouverte dans la façade d’une maison. Deux jeunes filles se penchaient sur la barre d’appui, et causaient, s’arrêtant par moments, pour respirer les odeurs de terre qui montaient des champs assombris.

L’une était une belle fille aux joues roses, aux lèvres fraîches, dont le rire sonnait : un rire un peu naïf de personne bien portante qui trouve de la gaieté dans toute chose.

Alors sa compagne la regardait d’un air étonné, ayant l’air d’admirer et de blâmer à la fois cette insouciance.

Celle-là véritablement ressemblait à une demoiselle de la ville, avec son col blanc rabattu, sa robe d’étoffe grise dessinant sa taille souple, ses bandeaux plats séparés par une raie. On voyait bien à la fraîcheur de son teint qu’elle restait à la maison, loin des hâles desséchants et des soleils qui mordent la peau. Sous ses longs cils noirs, son regard avait une douceur soyeuse, une profondeur pensive qui attirait. Jolie ? On n’en savait rien. Mais à la regarder longuement, de toute sa personne s’exhalait un charme qui finissait par vous prendre. Ainsi poussent, dans les haies, des fleurs chétives, maltraitées par les vents, mais dont l’odeur tenace, inoubliable, fait chanter dans notre cœur des rêves infinis de tendresse.

Leur conversation traînait, gagnée peu à peu par le silence, par la nuit qui s’épaississait.

Elles parlaient de chiffons, de robes, de bals prochains. Leurs amies allaient se marier, et ce mot de mariage seulement prononcé, comme par un mystérieux enchanteur, les rendait rêveuses.

La rieuse, qui s’appelait Jeanne et était la fille d’un riche fermier de l’endroit, avouait que son choix était fait depuis longtemps. Puis, curieuse, elle interrogeait sa compagne, avec des détours habiles et précautionneux. Une fièvre les gagnait à parler d’amour : leurs voix tremblaient, chuchotantes, et leurs mains, furtives, se cherchaient dans la nuit pour des caresses destinées à d’autres.

La brune, Marthe Thiriet, fille du garde forestier, se dérobait aux interrogations, gardait son grand sérieux de personne réfléchie, qui ne confie pas ses secrets à la légère.

Se marier ! Elle n’y pensait pas. Son père et sa mère avaient besoin d’elle dans leur ménage.

Jeanne leva le doigt, fit trois tours de valse dans la chambre, et, prenant ce ton mi-sérieux, mi-plaisant qui lui était habituel, elle dit :

— Pas de cachotteries. Le jour où Pierre Noel te demandera, tu ne feras pas tant de façons.

Puis elle sortit dans un éclat de rire.

Marthe avait tressailli.

La nuit venait. Une bande d’or rayait le couchant et les sapins de la côte se détachaient si vigoureusement sur ce fond de lumière, qu’on aurait pu compter leurs branches une à une.

Marthe restait à sa fenêtre, appuyée à la vitre froide, dont le contact rafraîchissait son front.

C’est vrai qu’elle aimait ce Pierre Noel. Elle n’avait pas quinze ans, qu’elle faisait des détours pour le rencontrer dans les chemins, étonnée de sentir en elle quelque chose de doux, de profond et de fort, qui peu à peu remplissait sa vie.

Elle revoyait tout au fond de ses souvenirs, étrangement lumineux et précis, ces soirs du mois de Marie, où filles et garçons se retrouvent à la sortie de l’église, après la prière du soir. Le curé se démène, tempête, tonne dans sa chaire, qu’importe ! Ces beaux soirs de mai, pleins de clartés errantes, sont des rendez-vous d’amour. Que ce soit une profanation de faire servir à des usages si peu recommandables une cérémonie religieuse, on ne s’en met guère en peine dans les campagnes. L’église était encore vibrante de chants ; et l’harmonium laissait traîner par la porte son nasillement mélancolique, qu’ils étaient tous dehors, faisant claquer leurs sabots sur les marches du vieil escalier, se poursuivant et se bousculant dans la nuit claire. Alors c’étaient des poursuites éperdues, des bourrades robustes, de longues étreintes qui se terminaient par des baisers gloutons, appliqués aux bons endroits, dans les cheveux et dans le cou. Les pauvrettes se défendaient mollement et toute leur résistance tombait dans le rire pâmé des filles qu’on chatouille. Marthe fuyait comme les autres, vaguement peureuse et charmée, et quand un souffle brutal effleurait sa nuque, elle souhaitait presque que Pierre fût là, derrière elle, lancé sur sa trace. Quand ce n’était pas lui, elle résistait, décontenancée et furieuse, en fille qui ne cherche pas les aventures. Pierre, dame, n’était repoussé que mollement et avec toute sorte de timidités qui s’offraient presque. Comme ils lui avaient pris son cœur, ces soirs de mai, encore si froids dans ces pays du Nord, ces soirs où l’odeur des jacinthes montait des terres fraîchement remuées dans les jardins ! Une grande clarté blanche restait suspendue dans tout le ciel. La bande joyeuse galopait, galopait par les rues sombres, et des garçons de ferme, allant soigner le bétail, pénétraient dans les étables chaudes, portant à bout de bras des lanternes, dont les carreaux étaient de corne par crainte des incendies.

Hélas ! coureur de filles, ce Pierre !

Elle était si désolée, si meurtrie, par ce grand amour qui avait envahi tout son être, par cette conviction qui se faisait chaque jour plus accablante, qu’elle serait impuissante à le garder pour elle, rien que pour elle. Il fallait le voir ce Pierre Noel, le dimanche matin quand il traversait le village pour se rendre à la grand’messe. Il avait une façon à lui de prendre un air crâne, de rejeter son chapeau en arrière, de marcher les mains dans les poches, faraud, les épaules balancées. Il portait des cravates voyantes, une blouse bien repassée dont il laissait le col entr’ouvert, il ramenait sur son front ses boucles soigneusement arrangées. Et il regardait les filles sous le nez avec une telle effronterie que les plus délurées baissaient les yeux ; et on chuchotait sur son compte toutes sortes d’histoires.

Ah, si Marthe avait su faire comme les autres, les rieuses et les coquettes, qui s’offrent d’un regard et se reprennent l’instant d’après, qui par leurs manèges et leurs mines friandes, appâtent les hommes et les retiennent ! Mais non, elle ne savait que rester dans son coin, heureuse d’un rien, d’un sourire jeté au passage, résignée à souffrir, gardant l’espoir inavoué qu’elle finirait par triompher de cette humeur vagabonde, par le fixer pour toujours auprès d’elle, à force de dévouement et de tendresse silencieuse.

S’il venait à savoir un jour qu’elle avait tant pensé à lui, n’aurait-il pas un peu de pitié, cette pitié qui réchauffe le cœur et l’achemine doucement vers l’affection ?

Elle ne voyait pas toutes ces choses, bien sûr, car elle n’était qu’une pauvre fille, qui n’avait pas l’habitude de se regarder vivre. Elle les sentait plutôt vaguement et fortement, et il se faisait en elle un mélange confus de tristesses et d’espérances.

N’avait-elle pas réussi déjà une première fois à faire surgir en lui un grand élan d’amour sincère ?

C’était encore à la fin d’un jour de printemps, par un crépuscule baigné de lumière blanche. Le soir s’attardait sur les prés, l’air était bleu, des branches d’églantier effeuillaient au vent des pétales roses, qui tourbillonnaient. On avait fêté ce jour-là sainte Walburge, la patronne du village. Chaque année, il y a une heure exquise, quand la fête bruyante retombe à l’intimité d’une réjouissance familiale. La cohue de soldats, de citadins qui se bouscule dans la poussière s’est évanouie, les détonations des tirs forains se sont tues, et les chevaux de bois ne tournent plus, cachés par la toile blanche qui enveloppe le manège.

Toutes les visions du passé lui revenaient une à une.

Par les fenêtres ouvertes à la tiédeur du soir, on voyait des familles attablées, des gens en bras de chemise. Des enfants soufflaient dans des trompettes : on choquait des verres pour des santés interminables. Parfois un paysan descendait l’escalier de sa cave, une cruche de faïence bleue à la main, allant tirer au tonneau le vin des récoltes fameuses. Un reste de jour bleuâtre traînait dans la rue, et l’on n’entendait plus rien, rien que la nappe de la fontaine, dont le ruissellement se tordait au vent du soir. Le marronnier géant de l’église était fleuri de girandoles pâles.

Lassés tous deux d’avoir tant dansé ce jour-là, ils étaient venus respirer la fraîcheur dans le petit jardin attenant à l’auberge. Les bruits du bal parvenaient jusqu’à eux, mais lointains, fondus, étouffés par l’épaisseur des murs. On distinguait le ronflement sonore de la basse, s’essoufflant à suivre le nasillement de la clarinette. Un calme immense tombait sur le jardin, sur les bouquets d’arbres, sur la côte de vigne : et dans l’air planait par moment une vague tiédeur, un souffle alanguissant de tendresse.

Pierre était venu l’inviter à la danse plus souvent que de coutume. Les commères faisant tapisserie, alignées sur des bancs, devaient en causer pour sûr. Elle n’y pensait pas, dans son ravissement.

S’étant assis sur un banc, ils causaient tous deux gentiment, en vrais amoureux de village. Des paysans jouaient aux quilles avec des clameurs, des contestations, des disputes à chaque coup douteux. On entendait la boule sonnant contre les quilles cerclées de fer, quand elle arrivait au but.

Sur leurs têtes pendaient des grappes de lilas, du « mirguet », comme on dit là-bas. L’odeur forte des corolles épanouies se mêlait aux senteurs venues des jardins.

Marthe fit un gros bouquet de lilas qu’elle attacha à sa ceinture. Prenant une branche, elle la passa à la boutonnière de la veste de Pierre, trouvant un geste si tendre qu’il en fut tout ému.

Il lui mit le bras autour de la taille et l’embrassa.

— Vrai, mademoiselle Marthe, c’est pas pour dire, mais je vous aime bien.

Elle répondit, dissimulant sa gêne dans un éclat de rire.

— Vous l’avez dit à tant d’autres que ça ne tire pas à conséquence.

Il insista :

— Vous avez tort de vous imaginer ça : les autres, c’est pour l’amusement ! Mais vous, c’est pas la même chose.

C’était peut-être vrai, ce qu’il disait. Elle défaillait sous le poids d’un bonheur trop lourd pour ses forces. Ils avaient causé longuement, ne se décidant pas à se séparer, vaguement remués par la tombée de la nuit. La lune jaillit des entrailles de la terre, énorme et toute blanche, versant une lueur sur les pousses des jeunes ceps, trempés de rosée…

Pierre se leva, ayant terminé sa besogne, ce soir-là, plus tôt que de coutume.

— J’vas faire un tour, dit-il au vieux Dominique, qui, une aiguille de bois aux doigts, réparait quelques mailles de l’échiquier, qu’une branche de saule avait rompues.

Il descendit la côte, fumant sa pipe avec satisfaction, savourant le repos bien gagné, après une journée de travail.

Arrivé sur la place, il s’arrêta.

Il avait plu tout le jour, mais la pluie avait cessé vers le soir. De grands souffles passaient dans la nuit, de grands souffles froids charriant l’humidité, qui stagnait sur les labours d’automne. Un toit s’égouttant quelque part, au-dessus de sa tête, faisait entendre un clapotement triste. Au-dessus des maisons, la Grande Ourse, le « Chariot de David » allongeait son timon d’étoiles scintillantes.

Tout au fond de la rue, une lueur trouait l’ombre.

Des portes s’ouvraient sur des conversations interrompues ; une procession de lanternes s’avançait par les rues, courait au ras du sol, projetait sur les façades endormies de grands rais de lumière.

Les femmes allaient au veilloir.

Par moment la lumière faisait sortir de la nuit le soc blanc d’une charrue, la silhouette trapue d’un tombereau, mis au rancart. Sur le passage des femmes emmitouflées, des ombres gigantesques couraient le long des murs, montaient jusqu’aux toits, se perdaient dans les étoiles.

— Tiens, on veille chez les Lardonnet, se dit Pierre, je vais pousser jusque-là.

Sous la grande cheminée lorraine, dont le manteau était si élevé qu’un homme aurait pu y entrer tout debout, le veilloir était rassemblé. Un feu couvait dans l’âtre, un de ces feux d’hiver faits pour durer longtemps, et qu’on entretient avec des marcs de raisin et des tas de chénevottes. Des vieilles, au profil anguleux, assises à des rouets, filaient le chanvre, trempaient leurs doigts dans un gobelet d’étain pour mieux saisir le fil, qu’elles tiraient des quenouilles chargées d’étoupe. Des enfants se promenaient, portant haut dans l’air des croix de chanvre nu, frêles assemblages qu’un mouvement un peu vif éparpillait sur le sol. Des vieux, somnolents, fumaient leur pipe en crachant dans les cendres du foyer d’un air songeur, et sur toute cette scène le « coupion », un lumignon du temps passé, pendu à la cheminée par une crémaillère de fer, jetait une lumière vacillante, qui ne pénétrait pas dans les coins grouillant d’ombres.

Tout le monde s’écarta pour faire place à Pierre, car il ne comptait que des amis dans le village, à cause de sa bonne humeur, de sa large prestance qui en imposait.

On lui offrit un verre de vin cuit, un vin qu’on prépare après la vendange, en mêlant au jus du raisin un peu d’eau-de-vie.

Un plaisant, un petit homme au visage goguenard, travaillé par toutes sortes de mines, de froncements d’yeux, de sourcils, racontait une « fiaue », un de ces récits de veillée interminables, avec des péripéties terribles ou grotesques, variant au gré du conteur.

Tout à coup un choc ébranla la vitre. Un enfant, levant sa tête ébouriffée, s’écria joyeusement : « On va dailler. » Et il se fit un grand silence, dans l’attente d’une chose mystérieuse.

C’est en effet une très vieille coutume en Lorraine, un usage qui vient du passé profond, que d’aller « dailler » le soir aux fenêtres. Et cette coutume se meurt doucement par l’indifférence des générations nouvelles, qui méprisent ces vieilleries.

Antique cérémonie, avec un rituel et des règles, qu’on n’abandonnerait pas, une fois qu’on l’a commencée ! Mystère bizarre et compliqué qu’on accomplit avec une sorte de gravité recueillie.

Une voix s’éleva, une voix comiquement déguisée, la personne qui parlait de l’autre côté de la vitre, dans la nuit, s’efforçant de ne pas être reconnue.

— Voulez-vous dailler ?

Toute la chambrée répondit : Oui.

— Mariez-nous ?

— Avec grand Charles.

— On dirait un échalas !

— Avec le fils de la Goton.

— Il est trop bête !

Ce fut une revue amusante, une critique pittoresque des mots familiers, des travers et des attitudes de chacun. Encore un usage où l’esprit satirique et la malignité propres au caractère lorrain trouvent leur compte. Rien ne saurait rendre la drôlerie de certaines reparties, la vivacité gaillarde et joliment troussée de certains portraits, esquissés au hasard d’un dialogue rapide, aiguisés de pointes perfides et d’insinuations qui vont loin. Et le mystère ajoute aux moindres propos une saveur, un intérêt extraordinaires.

Toute la vie du village qui passe dans la nuit, les scandales, les événements de chaque jour.

Les jeunes filles surtout courent à ce divertissement ! Combien ont senti, quand on leur jetait un nom, se révéler un amour qu’elles ignoraient, qui avait germé et pris racine au plus profond de leur cœur !

Combien de cœurs ont battu contre les vitres froides, par les nuits blanches de gelée et fourmillantes d’étoiles ! Pauvres murs lorrains, lézardés de crevasses béantes, battus de pluie, comme vous savez de ces histoires d’amour, dont personne n’a gardé le souvenir !

Ce soir-là, une vieille qui filait dans un coin dit tout bas, mais de façon à être entendue de toute l’assistance, ayant jeté un regard malin par-dessus ses lunettes :

— C’est Marthe Thiriet qui daille.

Pierre leva la tête, mais voyant les yeux fixés sur lui, il s’efforça de prendre un air détaché, entamant une conversation sérieuse avec son voisin, tout en ne perdant pas un mot :

Le dialogue reprit :

— Mariez-nous.

— Avec Coliche !

Un rire éclata derrière la vitre, Coliche étant le berger de l’endroit, un garçon à demi idiot, hirsute et dépenaillé, traînant toujours sur ses talons deux grands chiens efflanqués, tout pareils à deux loups. Le beau parti pour une fille !

Puis on se piqua au jeu, et on proposa à la jeune fille des individus invraisemblables, des carrieurs de sable, ou des dragueurs de la Moselle.

Elle disait non, d’une voix amusée.

Les vieilles riaient dans le veilloir, arrêtant le mouvement de leurs pauvres mains tremblantes, qui tricotaient des bas ou filaient de l’étoupe. Et les tout petits, qui n’ont pas encore le sens des choses d’amour, riaient eux aussi, pour faire comme les autres, amusés par les reparties et le son bizarre de la voix mystérieuse, qui montait dans la nuit.

Il se fit un silence ; on se regardait ; la vieille qui avait reconnu Marthe la première secouait la tête d’un air entendu, s’apprêtant à dire une chose d’importance :

— Mariez-nous ?

— Avec Pierre Noel.

Marthe répondit :

— Il est trop coureur.

Mais le son de sa voix était changé. À l’émotion qui la faisait trembler, toute l’assistance eut la sensation qu’on avait touché juste.

Pierre s’était levé brusquement ; se dirigeant vers la porte, il l’ouvrit toute grande.

Toutes les filles qui daillaient avec Marthe ce soir-là prirent la fuite, comme un vol d’oiseaux effarouchés par un bruit. Les coiffes de leurs bonnets mettaient au fond de la nuit une vague palpitation de blancheur. Seule Marthe restait appuyée contre les ais de la fenêtre, le cœur battant, et les jambes si cassées par l’émotion qu’il lui était impossible de faire un pas.

Pierre la prit dans ses bras et baisa longuement ses cheveux fins.

Elle résistait, se débattait, faisait tous ses efforts pour échapper à cette étreinte qui, d’instant en instant, devenait plus robuste. Mais toute sa résistance tomba soudainement ; elle devint une petite chose inerte, qui s’abandonnait délicieusement à cette caresse, se faisait molle et confiante.

Ils causèrent de choses et d’autres, puis ils se séparèrent, Marthe ayant fait remarquer que l’heure s’avançait.

Elle rentra dans sa maison à pas lents, lourds de rêverie. Il se faisait en elle un tumulte de sentiments contraires. Certes, il fallait que cet amour fût bien fort pour qu’il se trahît malgré elle, pour qu’on en parlât. Maintenant c’était un bruit qui courait le village… Mais lui n’ignorait plus rien, et dans le cœur de la pauvre fille vivait le souvenir vibrant de cette caresse dont la douceur se prolongeait, doucement émouvante…

Le village dormait ; accroupis au fond de la nuit, les toits de tuiles allongeaient leurs grandes silhouettes paisibles. Dressant son timon d’étoiles, le Chariot de David s’était incliné un peu…

Rentré dans le veilloir, Pierre avait presque oublié cette aventure.

Le lendemain, les deux pêcheurs se reposaient, car c’était jour de dimanche.

Un grand silence enveloppait les campagnes, le silence d’automne, avant-coureur du sommeil hivernal. Les bois lointains, les vignes, l’horizon des côtes reposaient dans un calme infini, une sérénité baignée de lumière. Et les fils de la Vierge, se détachant des buissons, se déroulaient dans leur chute molle et sinueuse.

Les dernières feuilles tombaient des arbres, emportées par des souffles froids. Au fond d’un verger, quelques cerisiers, touchés par les gelées précoces, semblaient revêtus d’un rouge éclatant, pourpre somptueuse qui détonnait dans la nudité des campagnes.

Une rumeur de vie courut de l’horizon, dans une flambée de soleil. Le vent léger charriait des sons de cloches, des claironnements de coqs, des appels de bateliers. Ce mystérieux appel réveillait la terre lorraine, suscitait la force fécondante endormie au creux des sillons, donnait l’illusion d’une splendeur fugitive de printemps.

Dominique défonçait un carré de terre dans son jardin. Il s’arrêta, et croisant ses mains sur le manche de sa bêche, il dit tout haut, les yeux clignotant dans la lumière :

— C’est l’été de la Saint-Martin.

Il souriait, ragaillardi par cette chaleur d’automne qui ranimait ses vieux os, et il faisait de temps à autre un petit signe d’amitié dans la direction de Pierre, dont la haute taille s’encadrait dans la fenêtre.

La maison, elle aussi, semblait réchauffée par cette dernière flambée de soleil. La façade luisait, éclaboussée de rayons, la façade ventrue que les pluies d’automne avaient rayée de taches grises, qui, lassée par la vie, elle aussi, se laissait à demi crouler au bord du chemin, avec un air d’abandon. Le faîte des tuiles moussues, s’incurvant comme l’échine d’une bête lasse, se découpait joyeusement sur le ciel d’un bleu profond. On avait planté à l’angle du mur une borne massive pour le préserver de la roue des chariots. Et sous l’auvent du toit, une perche suspendue à deux bouts de filin supportait ces rangées de mottes qu’on fabrique avec du marc de raisin, et qui servent à entretenir les feux de l’âtre, à la veillée.

Pierre allait et venait dans la chambre, maussade, s’abîmant dans une morne contemplation. C’était toujours ainsi depuis quelque temps. Une tristesse vague répandue dans tout son être l’appesantissait, le laissait inerte et somnolent sur une chaise, pendant des heures.

La monotonie de son existence pesait lourdement sur lui.

Il n’avait plus de goût à rien, retombant à tout moment dans d’incohérentes rêvasseries, échafaudant des projets, des rêves de vie aventureuse, qui s’écroulaient, se reformaient, goûtant une sorte de douceur triste et voluptueuse dans cette agitation de ses pensées. Il aurait voulu s’en aller, voir du pays, s’évader de sa misère. Et la route qui s’allongeait, s’enroulait au flanc des vignobles, révélait sa fuite à l’horizon par l’ondulation des peupliers, dont on n’apercevait que les cimes, exerçait sur lui une étrange fascination.

Il bâillait, ne se décidant pas à sortir.

En même temps, les liens qui l’attachaient aux choses, ces humbles choses contemplées depuis l’enfance, aux meubles familiers, s’étaient rompus. La maison n’était plus emplie de ces petites voix fluettes, cassées, chevrotantes qui parlent du passé avec une exquise douceur. Tout lui paraissait pauvre, muet, froid. La grande cuisine blanchie à la chaux, immense pour ses premiers pas, n’était plus qu’une pièce humide, dont la fraîcheur glacée vous prenait aux épaules. Il regardait avec dédain le petit poêle, dressant sur trois pieds branlants son cylindre de fonte, rongé par la rouille, amenuisé par le feu. Et la pompe de la « pierre à eau » s’égouttant dans une bassine de zinc, un long chantonnement de source montait, dont la mélancolie faisait écho au murmure de sa rêverie désolée.

Dominique le suivait du coin de l’œil. Qu’avait Pierre à se manger les sangs, à se tourmenter comme ça, depuis quelque temps ? D’ordinaire le vieux coupait court à ces rêvasseries, et le faisait sursauter en l’interpellant brusquement : « Voilà encore que tu fais ta tête ! » Mais cette fois il n’osa pas.

Le vieux s’effarait, sentant son fils si inquiet, si tourmenté, prêt à se détacher de leur vie, à tous les deux. Et la clairvoyance de son affection lui faisant pressentir un avenir de tristesse, il ne se décidait pas à provoquer de franches explications, dans la crainte d’un désastre.

Cette fois encore, il s’avisa d’un détour. Les mains toujours croisées sur le manche de sa bêche, il dit lentement :

— C’est ça qui vous remet d’aplomb, un temps pareil. Fallait ce brin d’chaleur pour les semailles. Quand je bêche dans mon jardin, je ne donnerais pas ma place pour un empire…

Pierre ne répondait pas.

Le vieux continua, loquace, larmoyant, attendri :

— On n’est pas riche, mais on est son maître. On mange à sa faim, après tout. J’ai rudement trimé, mais j’ai fait honneur à mes affaires. Je ne changerais pas mon sort pour celui des gens en place, dans les bureaux. On peut aller loin, on ne trouvera pas un pays plus plaisant, ni des gens plus affables…

Et son geste enveloppait tout le pays. Vus de cette hauteur, les toits du village s’entassaient, dégringolaient la pente dans une mêlée joyeuse à l’œil et cahotée. Des vols blancs de pigeons animaient le vide du battement sonore de leurs ailes. Des chats dormaient dans les gerbières, guettaient sournoisement les moineaux piaillards, sautillant sur les tuiles moussues. Et tout au loin on voyait les prés, les chènevières, la rivière coulant au fond du val en sinuosités vagabondes. Elle était toujours là, comme si elle avait voulu se montrer aux deux pêcheurs, promener à travers leur vie son onde égale et monotone.

Pierre haussait les épaules, visiblement ennuyé.

Le vieux se remit à bêcher la terre, marmottant des choses à part lui, secouant la tête d’un air triste.

Ce n’était pas un mauvais garçon, ce Pierre ; seulement sa mère l’avait gâté, en lui répétant sans cesse qu’il était beau, qu’il était fort, que les filles seraient trop contentes de l’avoir. Une confiance, un sentiment de supériorité sortait de ses yeux, s’exhalait de sa personne, de ses gestes, de ses silences.

Il portait beau. Il avait une façon de toiser le monde qui déplaisait au premier abord, mais on s’y habituait, et on était séduit par un certain air d’honnêteté qui tenait de la race.

Le service militaire aussi l’avait perverti, l’initiant à une mollesse d’existence, qu’il n’avait pas connue auparavant. On était bien nourri et on ne travaillait pas. C’est un dicton des paysans dont la vie est si dure, qu’on devient « feignant » à faire des métiers pareils. Et le séjour dans une grande ville de l’Est lui avait révélé le goût des distractions, les habitudes d’oisiveté, les stations dans les cafés, toute une vie molle dont la nostalgie lui gonflait le cœur.

Ses succès auprès des femmes ne se comptaient plus. Elles tournaient autour de lui, affolées par sa mine robuste, par ses airs farauds et conquérants. Les besognes pénibles de la terre n’ayant pas déformé son corps, parmi tous les paysans déjetés, noueux, pareils à des souches, il avait l’air d’un monsieur de la ville.

Il avait eu une liaison qui avait duré deux ans, pendant son service militaire à Nancy, avec une fille de brasserie, une blonde un peu fanée, aux yeux tristes, qui versait à boire aux clients dans un café voisin de la Pépinière. Elle s’était jetée à sa tête, séduite par sa prestance, heureuse dans son isolement de retrouver un camarade pour parler du pays. La rivière séparait leurs villages ! Les dimanches, ils allaient se promener le long du canal, hantés par la mélancolie que les eaux semblaient charrier, alourdies par le reflet des ormes touffus, entre les rangées de roseaux bruissants. Ils s’entretenaient des choses des champs, de l’état des récoltes, du prix des vins de la dernière cuvée. Ils s’aimaient, retrouvant des souvenirs d’enfance qui leur étaient communs, se comprenant, parce qu’ils avaient des mots, des façons de parler identiques, jetés aux bras l’un de l’autre par cette sensation d’isolement, qui les effarait au fond d’une grande ville. La fille, que sa profession mettait au courant de ces détails, initiait le soldat aux raffinements de la toilette, au luxe à bon marché des odeurs de bazar. Il s’enorgueillissait de l’avoir à son bras, vêtue d’une robe de soie bruissante, et des camarades qui l’avaient rencontré, l’avaient complimenté sur sa conquête. Elle se dévêtait lentement, fredonnant un refrain de café-concert entre ses lèvres serrées pour retenir les épingles de sa coiffure. Elle lui promenait sur les lèvres ses bras nus, sa chair un peu affaissée, luxueusement rehaussée par des odeurs de musc et de patchouli. Elle l’avait quitté comme elle l’avait pris, sans lui donner d’explications, le mettant de côté comme une ombrelle qui a cessé de plaire. Mais elle l’avait marqué pour la vie, le flétrissant d’une tare indélébile, lui ayant révélé l’usage du linge fin, des dessous neigeux, de la poudre de riz et du fard. Désormais, il fut incapable de goûter la simplicité des amours rustiques, l’odeur saine des corps fleurant bon le foin. Les filles de la campagne lui paraissaient des souillons auprès de cette femme, dont la peau de blonde éraillée exhalait des odeurs troublantes.

Rentré au pays, il avait continué, prenant des maîtresses un peu partout.

Il avait été choyé cette année-là par la femme d’un maître dragueur, dont le bateau était amarré dans une anse tranquille de la Moselle ; une belle femme brune, aux yeux ardents, approchant de la trentaine, et qui dès le matin se tenait sur le devant de sa cabine, vêtue de camisoles d’une blancheur irréprochable, ayant l’air d’attendre, on ne savait quoi, dans sa mise de femme entretenue. Elle souriait, quand Pierre passait dans sa barque, roulant sur ses reins, montrant ses bras nerveux et musclés, sa nuque que le soleil dorait d’une teinte chaude. Elle s’était donnée à lui, un soir d’été qu’elle l’avait attiré dans sa cabine, à l’heure où les pourpres du couchant ensanglantaient le fleuve, où les crapauds au fond des mares poussaient leur complainte monotone. Et elle s’était mise à l’aimer éperdument, lui faisant connaître l’émoi des rendez-vous furtifs, la volupté des étreintes rapides, avivées d’un frisson de terreur, dans la crainte du mari, un Alsacien pas commode, dont le revolver était accroché à un clou, sur le mur de la cabine. Leur liaison avait continué, roulant cahin-caha à travers des scènes de jalousie, des ruptures, des reprises tendres qui fondaient les nerfs de Pierre, lui ôtaient toute énergie, le laissaient défaillant à l’idée de rompre sa chaîne. Des soleils éclatants flambaient sur l’eau ; la réverbération des houles lumineuses chauffait la cabine, faisait courir sur les planches une moire papillotante. Alors la femme le prenait dans ses bras, comme un enfant, l’attirait sur sa chair lourde, le soûlait de voluptés. Puis, un soir qu’il venait au rendez-vous, il avait trouvé la place vide, la drague disparue, la cabine envolée. Seules quelques herbes fluviales, visqueuses et molles, tournoyaient à l’endroit où il avait vécu des joies si puissantes. Et il était resté là jusqu’au soir, effaré, ne comprenant pas, luttant contre la démence qui montait en lui, avec le soir enténébrant les têtes difformes des saules.

Les autres payeraient pour la gueuse !

Et toutes ces aventures, qui avaient passé sur son cœur, l’avaient usé peu à peu, le rendant plus banal que la pierre d’un seuil qui s’effrite sous les pas. De toutes ces liaisons, il lui restait un invincible mépris de la femme, et il s’était habitué insensiblement à ne voir en elle qu’un objet de plaisir.

Sortir de ce pays ! La vie de jour en jour se faisait plus dure ; la misère tombait sur les campagnes, amenée par les grêles, les gelées précoces, les mauvais vouloirs du ciel, acharnés sur les hommes. Le bien ne se vendait plus et la main-d’œuvre était hors de prix. Toutes ces doléances, ressassées au long des jours par les paysans, créaient autour de Pierre une atmosphère de mécontentement et de malaise.

La mère morte, la maison autrefois si vivante était retombée à une sorte d’abandon. Cela venait de partout, cette lente tristesse qui planait dans le logis, l’emplissait d’une poussière grise. Elle s’exhalait des lits défaits, laissant traîner leurs draps sur le plancher, de la vieille armoire lorraine dont les cuivres, n’étant plus astiqués, ne luisaient plus. Et l’âtre, cette joie de la maison, était lamentable avec ses bouts de tisons à demi consumés, enfouis dans des monceaux de cendre qu’on ne balayait pas.

Jusqu’au vieux Dominique qui l’ennuyait maintenant avec ses continuelles jérémiades, ses pleurnicheries regrettant le temps passé, les forces disparues, déplorant les rhumatismes qui ankylosaient ses vieilles jambes. « On n’est plus bon à rien, quand on est vieux ! Pour ce qu’on fait sur la terre, vaudrait mieux crever tout de suite ! » Pierre l’aimait pourtant d’une affection rude et droite, un peu par devoir, comme aiment les paysans. Mais la vie n’était pas gaie tous les jours, avec un compagnon aussi maussade ! Avec cela qu’il retombait en enfance, s’embarquait dans de longs récits cent fois entendus, qu’il ressassait, s’embrouillant dans les détails, confondant les noms, répétant les mêmes mots avec une obstination monotone. Pierre souriait : « on la connaissait celle-là. — Il la savait par cœur. » — Le vieux « fonçait » droit devant lui, comme un sourd. Pierre avait beau se raisonner : le vieillard aurait fait damner un saint, avec ses rabâchages, où les mots revenaient, comme des bornes le long d’une route poussiéreuse. Comme si l’âge avait brisé en lui le dur ressort de l’égoïsme, il était pris à tout moment d’accès de sensiblerie, de mouvements attendris, presque comiques à force de répétitions, qui provoquaient chez Pierre un haussement d’épaules.

Lui, il était dans la force de l’âge, au moment où la poussée irrésistible de la sève rend les hommes forts, triomphants, insensibles, où la splendeur de la vie, le magnifique égoïsme de la santé leur dissimule la misère, la maladie et la mort.

Aussi les longs épanchements du vieux avaient le don de lui déplaire, et quand Dominique s’apitoyait, lui parlait de sa naissance, de son baptême, souhaitait la venue de petits enfants qui égayeraient ses vieux jours, Pierre lui coupait nerveusement la parole :

— C’est bon, père. Assez de rengaines. On n’a pas de temps à perdre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

On était misérable.

Le métier devenait chaque jour plus mauvais, au dire du vieux qui ne cessait pas d’établir des comparaisons entre les gains d’autrefois et la maigre paye d’aujourd’hui.

Frappées dans leur fécondité, la terre et les eaux ne nourrissaient plus les hommes. Ils avaient bien quelque bout de champ, une maigre vigne. Encore ce bien, grevé d’hypothèques, les écrasait-il sous le poids d’une dette à payer, sans cesse grossie par l’accumulation des intérêts, un fardeau qui sans cesse retombait sur eux, comme une pierre qu’on roule sur une pente.

Que de fois, ayant travaillé pendant des semaines, quand il leur arrivait de toucher un peu d’argent à la poste, ces pièces de monnaie ne faisaient que passer entre leurs mains, et s’en allaient tout de suite chez le notaire ! Ils les alignaient au bord de la table, sous le regard indifférent du tabellion, qui leur griffonnait une quittance sur un bout de papier et les congédiait aussitôt, avec sans-gêne, ayant l’air de réserver son temps pour des affaires plus considérables.

Et ce sans-gêne, qui rendait les paysans respectueux d’ordinaire, suscitait chez Pierre, à chaque fois, un mouvement de mauvaise humeur.

On ne vivait pas, on ne mangeait pas, on se privait de tout. Le moindre objet à acheter, comme un vêtement neuf, un paquet de ficelle pour faire des filets, était la cause de calculs sans fins, de marchandages compliqués.

Il faudrait bien que ça finisse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Toute la journée s’était passée dans ces rêveries. Le soir tombait, le soir qui vient si vite après la Toussaint, qui apporte à l’âme toutes sortes de regrets et de tristesses.

Il était venu s’échouer dans la belle chambre qu’on trouve dans toutes les maisons lorraines. Une odeur d’ennui s’exhalait des meubles. Sur les murs, des photographies de parents défunts, accrochées sans symétrie, promenaient dans le vide leurs regards sans âme. L’ombre endeuillait le lit à baldaquin, les solives du plafond où l’on avait suspendu des branches de chasselas de la dernière récolte, des grappes fripées et poussiéreuses.

Pierre restait assis à la même place, les yeux errant dans le lointain, la tête perdue dans un tourbillon de désirs, le cœur gonflé de choses inexprimables.

Les deux pêcheurs dormaient encore. La nuit était noire ; le chant des coqs enroués, se répondant d’une basse-cour à l’autre, déchirait le silence.

Un coup ébranla les ais de la fenêtre, tandis qu’une grosse voix, joyeuse et bourrue, criait au dehors :

— Ben quoi ! La coterie ! Tout le monde roupille là dedans ; y a pu d’amour ?

Pierre se leva, alluma à tâtons la lampe de cuivre suspendue au plafond, et dit à son père, par manière de réflexion :

— Poloche est bien matinal aujourd’hui.

La porte ouverte, Poloche entra.

C’était un vieux colporteur qui, tous les quatre ou cinq jours, venait charger sa hotte de tout le fretin pris dans les derniers temps, et allait le vendre dans les côtes, où les habitants sont friands de semblable denrée.

Un drôle de corps, ce Poloche, avec qui on n’avait pas le temps de s’ennuyer une minute.

Ivre habituellement, le vin qui donne aux hommes des pensées tristes et les fait larmoyer, les coudes sur la table, le vin, lui chauffant le ventre et le remettant d’aplomb sur ses vieilles quilles, lui inspirait une gaieté trouble, largement épanouie, fertile en inventions bizarres, en idées cocasses qui traversaient son cerveau.

Aussi on l’aimait et, les jours de réjouissance, nombreux étaient les compères qui se pressaient autour de lui, heureux d’entendre ses calembredaines, ses histoires, ses drôleries, les provoquant au besoin, et le ramenant, sans en avoir l’air, aux sujets de conversations qu’il préférait. Ou bien ils commentaient ses récits d’un petit clignement d’yeux à l’adresse de la société, comme pour en faire valoir la saveur, toute la verve rare et puissante.

Sacré Poloche, on ne savait pas où il allait chercher tout ça !

Lui ne se faisait pas prier, gardant, au fond de l’ivresse, le vague sentiment de l’admiration qu’il soulevait.

À jeun, il était encore plus drôle. Rien qu’à le voir, on éclatait de rire, tellement il y avait de malice, de goguenardise, de grivoiserie dans cette face d’ivrogne, aux yeux vifs, au nez curieusement illuminé, aux joues tachées de lie de vin et striées de fibrilles rouges, une figure qui était une vraie enseigne de Boit-Sans-Soif.

Il y passait par moments une expression de stupeur muette, reflet des ivresses disparues. La gaieté ne l’abandonnait pas pour ça. Fichtre non ! Il riait tout seul, en dedans, d’un rire silencieux qui creusait des rides dans ses joues, faisait trembler le bout de son nez rouge. À ces moments-là, on faisait silence autour de lui, et on entendait voler les mouches, car on comprenait qu’il allait en dire une bien bonne.

Comme si l’ivresse eût délié sa langue, l’ivresse qui met dans la bouche des hommes un balbutiement pareil à la voix des bêtes, lui, dès qu’il était saoul, devenait d’une loquacité terrible. Il parlait, il parlait tout seul, le jour, la nuit, campé devant les choses inertes, les poteaux télégraphiques et les arbres des chemins, dans des soliloques qui n’en finissaient pas.

Le plus drôle, c’est qu’à ces moments-là, il retrouvait des mots très distingués, des mots savants qui lui revenaient de lectures faites à la veillée ; un tas de vieux bouquins retrouvés au fond d’une armoire, héritage d’un oncle curé.

Il répétait ainsi à tout bout de champ : comprends-tu l’apologue ? et comme il prononçait l’apoloche, de là lui venait ce sobriquet de Poloche, qui lui était resté.

Il disait aussi « sans plus tergiverser ».

Il était menuisier. Il aiguisait aussi les vieilles scies. Il allait par les rues, une couenne de lard à la main, un paquet de limes sonnant dans sa poche. Il montait aussi sur les toits pour réparer les gouttières, agile comme un chat, malgré son grand âge : sa silhouette se dressait gesticulante, sur la splendeur du couchant, parmi les cheminées qui fumaient.

C’était un pauvre bougre, qui faisait la joie du village. Jusqu’aux tout petits qui se campaient derrière lui, quand il oscillait sur ses talons et courait à pas menus pour rattraper son équilibre. Ils trébuchaient comme lui, et répétaient en l’imitant :

— Sans plus tergiverser. Sans plus tergiverser.

Soldat, il avait fait plusieurs congés, au temps où chacun d’eux durait sept ans. Ayant roulé sa bosse par toute la terre, les voyages lui avaient laissé toutes sortes de souvenirs, des aventures survenues chez les Turcs, chez les Yolofs, au Mexique et sur la côte du Sénégal. Il racontait ses amours de passage avec des femmes noires et des femmes jaunes, des bombances qui duraient des semaines, et se terminaient par des sommeils de quarante-huit heures, au creux des buissons, dans des pays étranges.

Poloche ne se faisait pas prier. Pierre l’écoutait avidement. Toutes ces histoires extraordinaires, cette vie d’aventures et de maraude entretenaient dans l’esprit du jeune homme cette fièvre de l’inconnu, cette hantise du lointain dont son âme était palpitante…

Ce matin-là, Poloche se tenait drôlement au milieu de la chambre, la lueur crue de la lampe fouillant sa physionomie de pochard tiraillée de tics.

Il se promettait de boire un bon coup là-bas, dans les pays de bon vin où il se rendait. Et sa face exprimait une joie si puissante, si communicative, que les deux pêcheurs se tordaient les côtes.

Harassés, les deux pêcheurs rentrèrent tard ce soir-là.

Les grands froids ne venaient pas ; l’automne mourait dans la boue et dans la pluie. Le ciel bas pesait sur la terre, et les champs, vêtus d’ombres grises, avaient l’air de somnoler au long des jours.

Une petite pluie tombait, fine et pénétrante, et les chènevières noyées dans cette poussière d’eau s’étendaient sous la clarté livide du crépuscule.

— Pierre, dit Dominique, j’vas prendre les devants pour préparer la soupe.

Pierre consentit du geste, sans mot dire, car il portait le plus gros de la charge. Il était forcé de s’arrêter de temps à autre, appuyant sa hotte sur les « landres » de bois sec qui ferment les pâturages.

La nuit tombait, cette nuit froide de novembre qui s’abat subitement sur les campagnes, amenant un cortège d’épouvantes. La rafale se leva hurlante, courbant les grands peupliers qui gémissaient dans le noir. Et des trombes furieuses déversèrent des torrents qui clapotaient, cinglaient avec un bruit mou l’argile des labours.

On entrevoyait vaguement le village à travers un rideau de pluie. Les toits de tuile, dont la charpente s’était effondrée par endroits sous la pesée du temps, se serraient autour du clocher, comme un troupeau surpris par la tourmente. Fouettées par l’averse, les maisons se rapetissaient, s’écrasaient au ras du sol. Et la rafale redoublait, chassait sur le faîte des toits une poussière d’eau qui courait dans le vent, comme une fumée.

Pierre se remit lentement en marche. Jamais il n’avait été triste comme ce soir-là. La désolation du soir, l’angoisse du jour finissant retombant sur son cœur, il lui semblait que ce flot de boue allait l’engloutir au fond du crépuscule. Des pensées mauvaises, des regrets de vie avortée, des rancœurs de toutes sortes fondaient sur lui et le happaient au passage, comme des bêtes embusquées.

Il marchait machinalement vers le logis, ramené vers le gîte et la soupe chaude par l’instinct qui guide l’animal lassé vers l’écurie. Il songeait avec mélancolie qu’il faudrait recommencer le lendemain.

Il traversa le chemin qui longe les jardins, au bord des chènevières.

À cet endroit, les « bougeries », les hangars où l’on enferme le raisin, où l’on distille l’eau-de-vie, forment auprès des maisons des abris secs, simplement séparés des champs par une clôture d’osier ou des palissades vermoulues. Souvent les vagabonds, les camps volants s’y glissent par les soirs d’automne, et dorment sur des lits de roseaux craquants, près de l’étable d’où s’exhale le souffle des bêtes repues.

Quelque chose remua comme Pierre passait auprès d’un mur.

Posant sa hotte à terre, il s’avança avec précaution, tâtonnant dans l’ombre avec ses mains. La nuit était noire. Un petit cri monta, d’effroi ou de surprise, tandis qu’une forme mince, une silhouette fuyante glissait rapidement dans les ténèbres, cherchant à gagner la porte ouverte sur le jardin.

Pierre l’atteignit. C’était une fille qui se débattait. L’ayant amenée au dehors, il reconnut le visage de Marthe à la clarté douteuse, qui traînait sur les champs assombris.

— Que diable faites-vous là ? demanda-t-il.

L’autre ne répondait pas. Son cœur battait si fort dans sa poitrine que Pierre pouvait l’entendre distinctement. Il ne distinguait pas les traits de son visage, mais un rayon errant se posait sur ses yeux, qui brillaient étrangement, d’un éclat trempé de larmes.

Pierre insista.

Quelle idée d’aller se nicher dans cet endroit par un temps pareil ?

Marthe secouait la tête, avec un embarras visible dans tous ses gestes.

Une supposition traversa l’esprit de Pierre : « Un galant sans doute qu’elle attendait ». Ces filles, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession, s’entendaient à faire leurs coups en cachette.

Il s’esclaffait, secoué d’un gros rire.

À cette supposition, Marthe eut un mouvement de révolte dans tout son corps. Se redressant sous l’affront, sans même donner d’explications, elle se tenait devant lui, méprisante.

Il revint à la charge, flairant un secret, et lui passant le bras autour de la taille, il l’entraîna au fond de la « bougerie », où ils s’assirent côte à côte, sur une botte de paille.

Pressée de questions, Marthe finit par lui avouer qu’elle venait se cacher là tous les soirs, depuis qu’ils allaient pêcher de ce côté. C’était plus fort qu’elle : elle ne vivait pas, à le sentir sur l’eau par une froidure pareille. Elle se glissait dans ce hangar à la nuit tombante, attendant le moment où ils passaient, heureuse de l’entrevoir un instant, d’entendre le bruit de ses pas sur les pierres du sentier. Et sachant qu’il ne lui était arrivé rien de fâcheux, elle dormait mieux.

Elle continuait : « c’est vrai qu’ils faisaient un dur métier, et on ne vivait pas vieux dans leur famille, à preuve Dominique, tout perclus de « douleurs ».

Elle lui disait ces choses d’une voix basse, un peu tremblante, vaincue par l’émotion. Et elle posa sa tête sur l’épaule du jeune homme, dans un mouvement à la fois câlin et confiant.

Lui la rassurait avec des paroles tendres.

Il faisait bon dans ce coin tiède, pareil au gîte qu’une bête se ménage au creux d’un buisson battu de pluie, en piétinant les herbes. Ils oubliaient le moment qui passe, le souper qui les attendait, savourant la douceur des premiers serments et des minutes éternelles. L’ombre se peuplant autour d’eux de bruits familiers, une impression exquise de recueillement, de calme solitude flottait dans le silence. On entendait derrière le mur le mâchonnement monotone d’une vache ruminant devant sa crèche : la bête par moments tirant le foin du râtelier, sa chaîne sonnait sur le bord de la mangeoire. Des lapins, qu’on ne voyait pas, grignottant le treillage en fil de fer de leur baraque, faisaient entendre un petit bruit métallique, pénétrant et inquiet. Et les gouttes d’eau tombant du toit, s’écrasant sur la terre, les arbres secoués par la rafale, toute la vie nocturne du jardin frissonnant dans le noir accentuaient singulièrement la tiédeur, la paix profonde de cet abri.

Ils se parlaient bas, remués et attendris par le mystère environnant. Et les mots qu’ils murmuraient, retombant sur leurs cœurs, y prolongeaient d’ineffables vibrations. Parfois ils se taisaient, comprenant que les paroles étaient inutiles, trouvant même à leur voix une sonorité étrange, qui détruisait le calme de leurs pensées.

Et tandis qu’ils restaient là les mains jointes, leurs esprits vagabondant cherchaient à pénétrer dans les brumes de l’avenir le secret de leurs destinées.

Pierre se sentait ému, gagné par un attendrissement insolite qui lui donnait la sensation de découvrir un être nouveau en lui. Il fallait que cette petite fille l’aimât bien tout de même pour lui avouer sa tendresse du premier coup. Quelque chose naissait en lui de doux, de fort, de contenu, qui n’était pas l’amour qu’il avait connu jusque-là, qui tenait aux racines de son être. Comme cela le changeait des coureuses, des « trapelles », des filles de rien qu’il avait fréquentées jusque-là. Elles savaient ce qu’on attendait d’elles. Mais l’ignorance de cette jeunesse, sa naïveté, le don absolu qu’elle faisait de sa personne, autant de douceurs émouvantes qu’il était prêt à savourer.

C’est vrai qu’on serait heureux avec une femme pareille, en qui on aurait confiance. Sans compter que c’était un bon parti, avec sa grande maison, les champs, l’argent qu’avait dû économiser le vieux garde.

Cette nouvelle conquête flattait son orgueil. Il aurait dû s’en douter depuis longtemps à voir ses petites mines confuses, ses airs rougissants, les coups d’œil sournois qu’elle lui lançait à la dérobée.

Elle s’abandonnait à la douceur du moment, devinait les choses qui se passaient en lui, s’enivrait de la douceur de son étreinte.

Ils promirent de se revoir.

Ça tombait bien. Elle devait aller à la fête de Bicqueley, le dimanche suivant. Le meunier de Bouvade, un vieil ami de son père, les pressait depuis des années d’accepter son invitation. Pierre, qui connaissait le meunier, l’accompagnerait. Les vieux resteraient au logis, car leur temps était passé et les jeunes gens feraient la route ensemble.

Ils se frappèrent joyeusement dans les mains, comme pour conclure une affaire.

La rafale d’instant en instant se faisait plus violente. Le village se taisait : seul un ronflement de machine à battre, montant au fond d’une grange, emplissait la nuit pluvieuse de son murmure de vie obstinée, s’acharnant pour le pain de chaque jour. Sous les souffles froids qui balayaient le ciel, la charpente du hangar vibrait, frémissait, parcourue de craquements sonores. On eût dit qu’une ruée d’êtres invisibles se déchaînait là-haut, dans le noir. La respiration géante balayait les frêles existences d’hommes, accrochées au flanc du coteau. Eux ne sentaient rien, n’entendaient rien, enivrés de cette aube d’amour. Leurs vies devenaient de petites choses, confiantes, délicieusement bercées par le chaos des éléments déchaînés, par la clameur furieuse qui tourbillonnait dans le val.

Ils partirent le dimanche matin, comme c’était convenu.

Il avait dû geler fort, la nuit précédente. Les toits des maisons, les brancards des chariots, la paille des fumiers saupoudrés de givre fin miroitaient doucement dans le jour. Un soleil rouge s’éborgnait aux cerisiers de la côte, dont les branches glacées ressemblaient à de grands lustres de cristal.

Mais l’astre eut le dessus, il fondit la carapace de verglas qui emprisonnait les choses, et la campagne apparut, déroulant ses ondulations monotones sous le soleil.

Ils traversèrent la Moselle dans la vieille barque et s’engagèrent dans la vallée étroite qui conduit à Bicqueley.

Des brumes tournoyaient comme des fumées à la surface du Bouvade, montrant la place où des sources qui ne gèlent jamais se déversent dans son lit. Les colchiques d’automne jetaient une lueur violette dans les fonds humides des prés. Par place une charrue abandonnée à l’extrémité d’un champ, avait un air de mélancolie, au milieu des labours sans fin, alignant leurs sillons de terre brune.

Les deux jeunes gens parlèrent tout d’abord de choses indifférentes, n’osant faire allusion à leur entrevue nocturne dans le hangar. Sérieux et compassés, ils affectaient des façons de parler cérémonieuses, se demandaient gravement des nouvelles de leurs familles. Mais des mots, qu’ils prononçaient, prenaient un sens mystérieux, créaient entre eux une sorte d’entente, et comprenant qu’ils avaient la même pensée qu’ils n’osaient se confier, cette certitude leur était douce.

Marthe surtout se répétait les paroles qu’ils avaient échangées dans leur dernière entrevue, leur trouvant à chaque fois une saveur renouvelée. Et de temps à autre elle risquait un regard timide de son côté.

Il marchait crânement au milieu de la route, ayant toujours son air d’assurance et de fierté. Des mouvements de joie, s’emparant de la jeune fille, lui donnaient des envies de courir. Il lui semblait que si elle avait voulu s’élancer, ses pieds n’auraient pas touché le sol. Mais elle réprimait toute cette fougue, et la contrainte qu’elle s’imposait augmentait la véhémence de sa joie.

Ils arrivèrent au moulin pour midi.

La table était mise dans une grande salle du rez-de-chaussée, servant à la fois de salle à manger et de cuisine : une grande table comme pour une noce. Des invités venus des villages voisins, des paysans riches, des fermiers vêtus de blouses bleues ornées de broderies blanches aux poignets et aux épaules, secouaient la tête d’un air de satisfaction devant les préparatifs du repas, les victuailles amoncelées sur le dressoir, la nappe de linge blanc qui tirait l’œil. La lumière, entrant par les vitres, chauffait la pièce, miroitait sur les landiers de fer, accroupis au fond de l’âtre, sur la tête de l’alambic et sur les bassinoires de cuivre, alignées sur des rayons et qui, soigneusement astiquées pour la circonstance, flamboyaient dans l’ombre comme des soleils.

Un grand lit occupait tout le fond de la pièce, large et monumental, sous son plumon de toile bleue, un de ces lits où des générations entières ont passé, depuis la naissance jusqu’à la mort.

On attendait les jeunes gens et on leur fit fête, car lorsqu’ils entrèrent, ils apportaient avec eux un tel rayonnement de jeunesse et de fraîcheur que la chambre en fut égayée.

Le repas commença.

Ce fut un de ces repas lorrains avec un défilé de plats interminable, qui assoient au bord de la table les robustes appétits, les assoupissent dans la béatitude des digestions commencées. Le meunier avait tué un cochon pour la cérémonie ; on savoura le boudin finement parfumé de « sanriotte », la grillade et les « fricodelles ». On s’observait d’un bout de la table à l’autre, et on ne disait mot dans la crainte de perdre un coup de dent, mais le vin délia les langues et les conversations commencèrent.

Un chasseur avait apporté un lièvre ; le civet fut déclaré excellent. L’homme racontait les incidents de la chasse, mimait la surprise de son chien tombant en arrêt sur le gibier caché sous un pied de betteraves, soulevait les rires de l’assistance par ses gestes amusants, sa verve encombrante et passionnée.

Pierre, assis à côté de Marthe, se répandait en menues attentions, mettant à ces soins une aisance d’homme bien élevé.

Marthe s’abandonnait à la douceur du moment ; elle se prenait à aimer ce vieux logis, ces meubles anciens. Une poussière de farine, s’insinuant à travers les cloisons, s’était déposée sur le fronton des armoires, sur le manteau de la cheminée. Le vin lui montant à la tête, elle se sentait un peu étourdie et entendait comme dans un rêve le bruissement du ruisseau dont le flot glissait sous le plancher, fuyait le long des murs, emplissait le logis de son murmure monotone.

Le meunier les dévisageait, plein d’une bonhomie souriante.

Un gros homme, encore vert, une bonne trogne lorraine bien nourrie, ayant dans tous ses gestes la décision de l’homme bien posé. Il adressait à Pierre des clignements d’yeux complices : sacré mâtin, il n’avait pas dû s’embêter en faisant la route.

Marthe rougissait, mais l’hommage la ravissait, malgré sa brutalité.

Elle eut une gentillesse si charmante pour remercier Pierre d’une attention, que le meunier attendri lui cria :

— Bougre de Jean-Jean, embrasse-la donc.

Pierre s’exécuta, pendant que l’assistance battait des mains.

Maintenant on soufflait un peu. Une servante étalait le dessert sur la table, les quiches aux « quetsches » dont le jus coulait parfumé, les gâteaux à la croûte dorée et craquante, les tartes aux pommes, larges comme des fonds de tonneau et dont la pâte avait un goût fin de cannelle. Et pour faire descendre ces bonnes choses, on buvait de larges rasades de vin de Lucey, un vin fameux dont le meunier faisait l’éloge, débouchant les bouteilles avec précaution, essuyant le goulot de la paume de sa main pour en faire tomber les parcelles de cire.

On se portait des santés à la ronde, rappelant le souvenir des absents, des joyeux lurons qui manquaient à la fête.

Le meunier s’exclamait, tourné vers les jeunes gens.

— Un beau couple tout de même, faut vous marier ensemble, mes enfants, pour conserver l’espèce.

Il continua :

— Les gens, c’est comme les bêtes, sauf vot’ respect. Une supposition, un cheval vaut huit cents francs ; si on trouve son pareil, chacun des deux en vaut mille.

On applaudissait.

Excité, le meunier retrouvait au fond de sa mémoire toutes les calembredaines, tous les coqs-à-l’âne, toutes les balourdises qui traînent dans la conversation des paysans.

Pourtant on en vint à parler d’affaires plus importantes. On déplorait la misère des campagnes, le manque de bras, l’avilissement de la terre, dont on ne faisait plus d’argent, quand on la vendait. Les doléances se croisaient, criant famine au sortir de ce festin plantureux. Les bougres n’en pouvaient plus, avaient le ventre plat, les dents longues ! Le meunier, de son air finaud, donnait des conseils à Pierre. Il était jeune et robuste, il ne resterait pas dans ce pays de misère. Quand on savait s’y prendre, on avait vite fait d’amasser une fortune. Alors on se laissait vivre dans une petite maison de rentier, bâtie en briques, sur la côte, et on regardait les imbéciles tirant le diable par la queue.

Pierre ne disait pas non. Toutes ces raisons, qu’il avait tournées dans sa tête, prenaient en passant dans la bouche d’autrui une ampleur.

Une ombre de mélancolie voila les beaux yeux de Marthe. Ils sortirent pour faire un tour dans le jardin, en attendant l’ouverture du bal.

La fête battait son plein dans le village. On entendait les sons pleurards de l’orgue de Barbarie, arrivant par bouffées, avec le vent ; des pétards partaient, soulevant des aboiements de chien, et les détonations cassantes des tirs forains secouaient le grand silence automnal.

Ils marchaient à pas lents dans les allées bordées de buis nains. S’étant assis au fond d’une charmille, dont les branches dépouillées jetaient dans le vent une rumeur sèche, ils regardaient le pays, les prés roussis par les premières gelées, la fuite du Bouvade sous des saules grisâtres, l’ondulation des chaumes que des fils d’araignée revêtaient d’un réseau brillant, tissu d’argent où s’engluaient des clartés.

Il faisait très chaud. Marthe se surprenait à aimer toutes les choses environnantes, autant pour leur paix profonde, que comme des témoins de son bonheur. Une sorte de ravissement, un engourdissement de béatitude l’envahissaient à contempler la fosse du moulin où des herbes brillantes ondulaient, la roue moussue qui clapotait dans ce flot, le toit de tuiles rouges tout animé d’un vol de pigeons tourbillonnant.

Une rose pendait aux branches d’un buisson, une de ces roses thé dont la chair meurtrie exhale une odeur pénétrante. Elle voulut la cueillir ; la fleur s’effeuilla, lui laissant dans la main un brin de bois sec, piteux et ridicule. Sans qu’elle raisonnât cette impression, elle en eut l’âme effleurée d’un pressentiment triste.

Tous les propos du meunier lui revinrent à la mémoire.

Pierre se tenait à côté d’elle, les yeux perdus dans la vapeur bleuâtre des lointains. Elle le sentait plein de projets, agité d’espérances qu’il ne lui confiait pas. Elle frissonna, comme si un courant d’air froid lui avait glacé les épaules.

Un nuage passa devant le soleil, tandis qu’une ombre volant sur les campagnes voilait la splendeur de ce dernier beau jour.

Elle lui dit, faisant effort pour trouver ses mots :

— Comme ça, vous ne vous plaisez pas au pays ! Il me semble pourtant que quelque chose devrait vous y retenir.

Il sourit, avec une imperceptible hauteur :

— Des idées qui me viennent ; je me mange les sangs quand je vois des malins se tirer d’affaire. Mais bah ! tout ça passera avec l’âge.

Marthe insista, rougissante, les doigts tordant les plis de sa robe pour se donner une contenance.

— C’est que, si vos projets étaient sérieux, il faudrait en faire votre deuil et rester au village. Mes parents, qui sont vieux et n’ont pas d’autre enfant, ne se décideraient pas à se séparer de leur fille…

Elle parlait encore qu’il l’avait attirée dans ses bras, vaincu par son ingénuité, gagné par son abandon. Il lui ferma les yeux d’un baiser. On finissait toujours par s’entendre. Le bal était commencé, il la prit par la taille, et la soulevant, l’emporta le long des allées, dont le gravier volait sous ses pas.

La brume d’inquiétude se fondit, se dissipa bientôt sous la chaleur de cette gaieté, sous le rayonnement de cette bonne humeur.

Une semaine passa. Pierre avait tout oublié.

Il était pris par une liaison nouvelle, un caprice fougueux et sensuel qui l’attachait à la femme d’un vigneron, une gaillarde qui s’était jetée à sa tête, lui faisant de telles avances qu’il avait dû céder, sous peine de paraître niais. Ils se donnaient des rendez-vous tous les soirs, abritant leurs amours au hasard des logis abandonnés, se retrouvant dans les écuries éloignées des maisons, dans les chambres à four où flottait une odeur de pain chaud. Ils s’aimaient dans les greniers bourrés de foin sec et craquant, et la femme le serrait dans ses bras à le briser, prise d’un coup de passion pareil à une folie, que fouettaient les dangers d’une surprise, les bruits inquiets, les rumeurs de toute nature vibrant dans ces nuits de gelée, d’une sonorité de cristal. Ils s’arrangeaient si bien que rien ne transpirait de leur aventure. Et dans les intervalles de leurs enlacements, la femme se moquait de son mari, un petit homme malingre, qui n’avait guère de vaillance pour aucune besogne. On lui plantait joyeusement des cornes ! Et la canaillerie de cette liaison, cette dépravation enjouée et facile séduisaient Pierre, flattant un fonds de veulerie qui se trouvait en lui.

L’hiver vint tout d’un coup.

La chute des flocons de neige commença, emportés d’un vol cinglant et capricieux, comme des mouches. Puis ils tombèrent si dru qu’on ne voyait plus les côtes ; et les peupliers apparaissaient noyés dans une blancheur.

Puis la tombée de la neige cessa : le ciel s’éclaircit et les champs s’étendirent, leurs ondulations s’adoucissant encore sous cette couche glacée.

Des fumées montaient dans l’air froid, révélant la place où des villages étaient ensevelis. Jamais il n’était tombé tant de neige que cette année-là. Dans les jardins ouverts au vent, elle montait jusqu’au toit, murant les portes des « bougeries ». Les gens ne sortaient plus, se calfeutrant auprès du poêle de fonte. Le soleil rouge, sans rayons, descendait dans le couchant pareil à une plaque de cuivre.

L’air même paraissait mort, sans bruit. Les nuits étaient fourmillantes d’astres. Les vieux noyers se fendaient dans leurs vergers, et ils éclataient avec des craquements terribles.

Au milieu de cette blancheur immense étalée sur les terres, la Moselle roulait ses eaux jaunâtres, livides, plombées ; des glaçons tournoyaient dans les places tranquilles, froissant les tiges des roseaux secs.

Les deux pêcheurs étaient à leur poste.

Leurs blouses de toile, imbibées d’eau, étaient raides comme du carton ; Pierre sentait son poignet que le frottement de l’étoffe coupait peu à peu, et cela lui faisait une blessure saignante, que le froid tenaillait.

Midi sonnant à des cloches lointaines, le père proposa de casser une croûte à l’auberge des mariniers, au lieu de s’installer sous le vieux pont, dans les courants d’air, comme ils faisaient d’habitude.

L’auberge était posée au bord de la route, où passaient des attelages de rouliers et des chariots. C’était une vieille baraque de planches goudronnées ; une feuille de tôle gondolée formait le toit. Les mariniers s’y donnaient rendez-vous et aussi les charpentiers, travaillant dans les chantiers voisins, où l’on construisait les chalands dont le glissement tranquille anime la rivière. Dans les larges bassins, fermés par une clôture de planches, les bateaux attendaient le moment où ils s’en iraient, le long des chemins de halage, au frémissement des sonnailles suspendues au cou des chevaux. Les uns, presque achevés, étaient enduits de goudron, d’autres à peine en train montraient leur quille longue, le squelette de leur membrure. Le marteau des calfats sonnait sur les coques, des fumées bleues montaient des marmites où l’on chauffait le goudron, le vent qui passait charriait des odeurs de poix et de résine.

Dans l’auberge il faisait une chaleur lourde. Une buée d’eau ruisselait le long des vitres, et dans l’air plein de fumée, des silhouettes d’ouvriers attablés apparaissaient, massives et trapues.

Les hommes s’installèrent devant une assiette de soupe fumante. Puis ils tirèrent de leur bissac les provisions. Leurs membres raidis se dénouaient dans la bonne chaleur. Une torpeur les envahissait, les tenait somnolents au bord de la table.

Tout à coup la porte s’ouvrit et Poloche entra en coup de vent.

Il était ivre, effroyablement. Sa face congestionnée se coupait d’un large rire. Une flambée d’alcool luisait dans ses yeux : trébuchant à chaque pas, il se rattrapait aux tables, aux chaises avec des gestes maladroits.

Toujours sa hotte au dos par exemple, la hotte d’osier où la dent des rats avait pratiqué des trous et qu’il gardait avec une obstination d’ivrogne, pour rouler dans les fossés et y dormir.

Il vint s’asseoir auprès des pêcheurs et commanda un verre d’eau-de-vie.

Alors, roulant lentement la tête avec la stupeur d’un bœuf ruminant devant sa crèche, tirant de son gosier une petite voix aiguë, qui contrastait avec sa haute taille, il se mit à chanter des airs d’église :

Dixit Dominus Domino meo… scabellum pedum tuorum.

C’était sa manie. Quand l’ivresse le travaillait, les chants entendus dans sa jeunesse lui revenaient à la mémoire et tout y passait, le Magnificat et le Dies iræ, la messe et l’office des morts ; le plain-chant étalait sa large mélopée sur les tables d’auberge, balançait parmi les hoquets les vocables somptueux du latin mystique.

Un ouvrier l’interpella :

— Dis donc, Poloche, y fait meilleur ici que devant Sébastopol !

Sébastopol ! On lui parlait souvent de ce siège où il avait assisté, comme voltigeur de la garde.

Poloche s’était levé en titubant. La main tendue dans un geste solennel, il affirmait :

— Oui, mon vieux, Sébastopol, la Tchernaïa. Y faisait des temps comme aujourd’hui. Partout d’la neige ! On avait froid sous la tente et chacun couchait à son tour au pied du mât, dans la chaleur des autres camarades. Et les Russes donc : des gaillards membrés avec qui on faisait un brin de causette, pendant les suspensions d’armes. Y nous jetaient des croix de plomb, en disant : « Christiane, Christiane, » pour montrer qu’ils avaient de la religion comme nous. N’empêche qu’on s’abordait dans la tranchée, et qu’on se foutait de rudes coups de pelle sur la gueule.

Puis des visions se précisèrent :

— À Balaklava, j’ai vu faucher des régiments entiers de cavalerie. On les enterra si vite, que leurs bottes sortaient de terre. J’ai vu ça, moi, des champs entiers plantés de bottes !…

Il se tut, penché dans le vide, suivant l’évocation sinistre, le ciel bas et neigeux, l’amoncellement des cadavres dans la campagne.

C’était si saisissant, qu’un frisson passa dans la chambre enfumée.

Poloche retomba dans son ivresse, et vautré sur la table, il reprit son chant monotone…

Au soir tombant, les pêcheurs remontaient le cours de la rivière. Le crépuscule était plein de lignes indécises et de formes mouvantes : quelques lumières s’allumant au loin dans le village trouaient l’ombre de clartés rouges.

Derrière une jetée s’ouvrait un coin de rivière dont l’eau morte, obstruée de grands glaçons, envahie d’herbes fluviales, dormait sur un fond de vase. Le cimetière des bateaux. Quand ils étaient par trop délabrés, on les mettait là au rancart : ils pourrissaient.

Par les soirs lumineux, leurs silhouettes agrandies se détachaient nettement sur le fond glauque de la prairie, sur les grèves miroitantes. Ils ressemblaient à des poissons monstrueux échoués là, le ventre reposant sur la vase, sur l’herbe boueuse, et la barre de leur gouvernail, qui ne tournait plus, rayait tout un coin du ciel.

Les pêcheurs longeaient un de ces chalands. Le silence était profond, on n’entendait que le clapotis de l’eau courant le long de la nacelle, le bruit de l’aviron raclant régulièrement le bois du bordage.

Tout à coup un gémissement sortit du flanc de l’épave.

Cela montait, s’arrêtait, repartait, monotone et déchirant, et rien n’était triste comme cette plainte qui passait, inentendue, sur les eaux désolées.

Les pêcheurs hélèrent, frappèrent de l’aviron la paroi sonore ; on ne répondait pas.

Pierre, se hissant à la force des poignets, escalada le bordage.

Vers l’arrière, un étroit logis était ménagé sous l’entre-croisement des charpentes. Pierre ouvrit la porte et vit un vieillard étendu sur un lit de paille, les jambes enveloppées dans une couverture de laine grise.

— Holà, hé, ça ne va pas ?

Le vieux geignait, paraissait sur le point de rendre l’âme. Pierre le reconnut. C’était le père Guillaume, un batelier, qui depuis des années naviguait sur la rivière. Il raconta que son patron l’avait laissé là pour veiller sur l’épave, dont on pouvait tirer quelque argent et qu’il fallait garder des maraudeurs, toujours en quête de planches et de ferraille. La nuit précédente, le fourneau s’était éteint, et le froid terrible qui montait de l’eau, qui pénétrait dans ce logis ouvert à tous les souffles, lui avait gelé les pieds. Ne pouvant se remuer, il avait appelé tout le jour. Personne ne l’avait entendu. Il allait crever là, comme un chien.

Pierre le chargea sur ses épaules et le descendit dans la barque. On le porta à la maison, à travers champs.

Le lendemain on le conduisit à l’hôpital. On lui coupa les deux pieds. Cela coûta beaucoup d’argent à la commune.

Quand il en sortit et qu’il se trouva dans la rue, pauvre, dénué de tout, balancé entre ses béquilles, étonné d’entendre ses jambes de bois sonnant sur le pavé, à chaque pas qu’il faisait, il s’en fut rendre visite aux deux pêcheurs.

C’était un dimanche en janvier, après vêpres. La chambre était chaude ; le poêle ronflait, bourré de souches. Pierre absent, Dominique lisait un vieil almanach.

Une pâle lueur passait à travers les vitres que la gelée recouvrait d’arborescences capricieuses. De temps à autre un corbeau, croassant à la cime d’un peuplier, avait l’air de crier misère.

L’infirme s’écroula sur une chaise, regardant d’un air piteux ses jambes de bois, auxquelles il ne pouvait pas s’habituer, à ce qu’il prétendait.

La porte restait entr’ouverte sur la blancheur des campagnes, où il y avait bien cinq pieds de neige. Les arbres, les palissades des jardins, les « landres » de bois étaient vêtus de glace.

Alors Dominique, ayant réfléchi quelques instants, dit avec simplicité à l’infirme, comme si la proposition était toute naturelle :

— Qu’est-ce que vous allez devenir ? Vous n’avez plus personne au monde, et votre patron ne vous donnera pas une grosse indemnité, pour sûr. Alors faut rester avec nous, vous ferez cuire not’ soupe.

La chambre était chaude, le poêle se mit à ronfler plus fort.

L’infirme accepta, ne trouvant pas de mots pour traduire sa reconnaissance. Ce fut entre les deux vieux un silence émouvant, plein de choses inexprimables.

Sur le coup de midi, les deux pêcheurs étaient venus s’installer, pour casser une croûte, près du barrage de Gare-le-Cou. Le froid rigoureux des jours précédents s’étant adouci, un étroit chenal s’était ouvert dans les glaces, et la navigation recommençait, ramenant un peu de vie sur le fleuve.

L’eau coulait de nouveau, et le bruissement monotone des nappes glissant entre les fermettes du barrage, se brisant sur les enrochements, le bruit familier emplissait le val de sa grande rumeur, de la voix des eaux enfin délivrées.

Le père et le fils s’étaient accroupis à l’angle d’une petite maison de pierre, située à l’extrémité du déversoir, où le barragiste enfermait des gaffes, des outils, des engins de batellerie. Protégés par le mur de l’aigre vent du nord, ils jouissaient d’un moment de repos, tandis qu’un rayon de soleil filtrant à travers la nue, chauffait les dalles blanches à leurs pieds, semait des paillettes d’argent sur les eaux, faisait luire la cime des sapins.

Ils avaient allumé un petit feu. Ils voyaient le barragiste aller et venir devant eux, et sa haute taille se découpait sur la moire glissante des eaux, se penchant d’un mouvement régulier, pour relever les aiguilles de sapin.

Le repas terminé, ils s’attardaient, ne se décidant pas à quitter le coin tiède.

Ils se sentaient plus confiants, et la nourriture qu’ils avaient absorbée faisait couler dans leurs membres une chaleur insinuante et douce.

Dominique bourra sa pipe à petits coups de pouce méthodiques. Saisissant une braise dans sa main calleuse, il la fit couler sur le fourneau de terre brune, et il se mit à tirer des bouffées lentement, faisant durer le plaisir.

Il regardait Pierre fixement, comme si une idée le taquinait.

C’était ainsi depuis quelque temps. Chaque fois que le vieux se trouvait bien, que la misère s’adoucissait, le sentiment du bien-être lui remontait au cœur, déterminait chez lui un besoin d’expansion, un élan de sensiblerie qui se donnait cours par des confidences loquaces, un bavardage de vieil homme larmoyant et attendri.

Le vieux commençait ses jérémiades :

— Ça ne peut pas durer longtemps comme ça, mon fi. Pour le coup, c’est trop dur pour moi. Va falloir penser à t’établir. Bâti comme tu es, les beaux partis ne manqueront pas.

Pierre haussait les épaules : rien ne pressait.

Le vieux insistait, lui parlait de sa mère, la Marie-Anne, une si brave femme, et des recommandations qu’elle avait faites à son lit de mort. Il s’attendrissait et s’interrompait de temps à autre pour essuyer une larme, qui coulait au bout de son nez.

Puis il passait en revue les filles du village,

— C’est-y la Pauline qui te conviendrait ? » La Virginie Mathieu, non plus, n’était pas à dédaigner. Il n’avait qu’à se décider et à choisir.

Et il ajoutait en manière de conclusion :

— Faut pas trop traîner pour arranger la chose, mon fi. J’ai pu guère de temps à vivre : on s’imagine pas ça à ton âge, mais les vieux le sentent bien. Les forces n’y sont pu. J’voudrais voir mes petits-enfants, avant qu’on me descende dans le trou.

Pierre ne répondait pas, ou bien quand le vieux le pressait, il avait une façon de secouer la tête, d’un air évasif.

Il regardait attentivement les chalands qui remontaient la rivière. Ils se suivaient, nombreux, ce jour-là, ayant été arrêtés par les glaces. Les uns, vides, dressaient leur masse surélevée et semblaient voler sur les eaux, pareils à des tours. Les autres, lourdement chargés de charbon ou de gueuses de fonte, s’enfonçaient si profondément que le flot rasait leur bordage. Ils portaient à leur arrière une planche où des noms étaient inscrits : le Zouave, le Kléber, ou l’Hirondelle des eaux. Peints de couleurs vives, de minium ou de vert éclatant, leurs coques massives, leurs bordages évasés mettaient dans le sillage du flot un reflet lumineux, dont la nappe était égayée. Chacun d’eux portait une petite maison blanche, avec des fenêtres, des volets minuscules d’où sortait un filet de fumée qui allait s’accrocher aux sapins aigus de la côte.

Comme il aurait fait bon vivre dans ces maisons !

Au tournant de la côte, ils prenaient le vent, et déployaient des voiles brunes qui tantôt se gonflaient et tantôt retombaient, flasques, le long du mât, dans les sautes brusques des souffles…

Puis ils disparaissaient : on ne voyait plus que les banderoles éclatantes de leurs mâts, flottant parmi les cimes grêles des peupliers.

Pierre les suivait des yeux.

Où allaient-ils ? Il enviait le sort des mariniers qui couraient pieds nus sur les ponts goudronnés. Comme il aurait voulu être le patron, l’homme qui, les bras croisés sur sa poitrine, poussait de la hanche la barre du gouvernail, guidant le chaland dans les remous, tandis que sa femme, ses enfants se déplaçaient avec lui, emportés dans ce logis flottant avec une lenteur balancée ! Le pays changeait incessamment autour d’eux. Ils partaient pour des destinations inconnues, pour des endroits que Pierre ne verrait jamais ! La barre du gouvernail tournait, faisait entendre un grincement mélancolique. La voile brune palpitait, parcourue d’un frémissement, d’une agitation de vie.

Ils passaient. Pierre s’abîmait dans sa contemplation désolée. Jamais la vallée ne lui avait paru si déserte, et la vie si monotone.

Marthe ce soir-là montait la côte à pas lents.

Elle allait reporter de l’ouvrage qu’on lui avait commandé et, selon son habitude, elle faisait un détour, pour voir Pierre Noel et causer un peu avec lui.

Depuis plusieurs jours, elle ne l’avait pas vu. Le temps lui paraissait long.

C’était une nuit tiède de janvier. Des nuages fins volaient sur la lune. Un souffle chaud descendu des collines fondait les vieilles neiges amoncelées dans les vignes. Les « chanettes » des toits s’égouttant dans l’ombre faisaient entendre un clapotement. Ces murmures de vie recommençante, cette tiédeur inattendue, cette torpeur hivernale qui doucement s’éveille, mettent au cœur de la nuit, dans ces pays du Nord, une douceur inexprimable.

Gagnée par ce charme profond, la pauvre fille se prenait à rêver.

Ils avaient eu de bonnes journées, au cours de cet hiver. Ils avaient dansé ensemble à la fête de la Saint-Vincent, une fête de vignerons très gaie, très bruyante, avec sa procession qui s’avance dans les rues encombrées de neige, le long des maisons où des stalactites de glace pendent au rebord des toits. — Ils s’étaient promenés aussi, par les après-midi de dimanche clairs et froids sur les bords de la Moselle, poussant même jusqu’à la forêt, scintillante et magique, sous le givre cristallisé qui s’attachait aux branches. — Ils se taisaient, remués par le silence illimité des combes, par cet engourdissement des bois morts, des clairières blanches, où ne montait aucune fumée, où ne sonnait aucun bruit.

Pierre était très doux avec elle, se répandant en menus soins. Pourtant il ne se décidait pas à lui parler de mariage, évitant les conversations sérieuses, comme s’il avait eu une idée, qu’il gardait à part lui.

Elle, non plus, n’osait aborder ce sujet, craignant de le mécontenter. Elle attendait l’avenir, espérant sans trop savoir quoi. Elle le voyait, elle l’entendait, cela lui suffisait pour le moment, et cette inquiétude qui se mêlait à ses pensées d’amour avait, après tout, sa douceur.

Elle arrivait devant la maison des Noel. La façade endormie se détachait en noir sur le ciel. Aucune lumière ne filtrait par les persiennes closes. Marthe tressaillit, secouée d’un étrange pressentiment.

L’heure, pourtant, n’était pas avancée ; d’habitude elle frappait doucement la porte : à ce signal Pierre venait la rejoindre, et ils causaient, serrés l’un contre l’autre, sous le ciel criblé d’étoiles.

Elle entra dans la grande cuisine, le loquet de la porte ayant cédé sous sa main.

Un toc-toc ébranla le plancher de la chambre voisine, et le marinier infirme apparut, attiré par le bruit, portant à la main une lampe à pétrole dont le verre était noir de fumée.

Il se tenait devant la jeune fille, attendant qu’elle parlât.

— Comme ça, vous êtes seul, monsieur Guillaume ?

— Mais oui. Les maîtres sont partis depuis une huitaine.

Marthe s’appuya au manteau de la cheminée.

La lampe fumeuse, les chaises de bois, la figure du marinier, tous les objets environnants tournoyaient à ses yeux, défilaient dans une ronde fantastique. Et tandis que sa main ébauchait des gestes de noyé qui se raccroche à une branche, elle entendait la voix du vieux, pareille aux voix qu’on entend dans les rêves, qui lui donnait des explications.

Machinalement elle répétait : oui, je sais bien, je sais bien, pour lui donner le change et dissimuler sa douleur.

L’autre continuait :

— Paraît qu’ils avaient affermé sur la Meuse un lot de pêche. Alors y sont partis dans le gros de l’hiver. Dame, vous comprenez, y faut bien gagner sa vie…

Marthe étouffait ; elle sortit.

Elle n’avait pas fait quatre pas, qu’elle s’écroula au bord du chemin. Il se faisait un grand vide dans sa tête. Et dans le désarroi où chaviraient ses idées, il lui semblait qu’elle n’aurait plus la force de se lever, qu’elle ne saurait plus retrouver son chemin, et qu’elle allait errer, lamentable, dans la nuit, comme une bête perdue.

Tout près de là, dans une vigne, des feuilles sèches que le vent froissait contre un échalas faisaient un petit bruit inquiet. Elle l’écoutait machinalement, distraite un instant, n’ayant même plus la force de sentir. Et voilà que les souffles chauds, la respiration de la nuit, éveillant de lointaines associations, rappelant les soirs fleuris, l’odeur des lilas, le bruit de la boule sonnant sur les quilles, la rejetèrent dans son passé d’amour et lui navrèrent le cœur d’une indicible tristesse.

Elle pleurait. Les heures, tombant du clocher, s’égrenaient dans la nuit.