Terres vierges/02

La bibliothèque libre.
Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 9-17).


II


En apercevant les trois visiteurs, Néjdanof s’arrêta sur le seuil, les enveloppa d’un regard, jeta sa casquette, laissa tomber négligemment ses livres sur le plancher, et, sans dire une parole, alla s’asseoir sur le pied de son lit.

Son joli visage au teint blanc, que la couleur sombre de son abondante chevelure d’un brun roux faisait paraître plus blanc encore, exprimait le mécontentement et le dépit.

Machourina se détourna légèrement, en se mordant la lèvre. Ostrodoumof grommela : Enfin ! »

Pakline se rapprocha de Néjdanof.

« Qu’est-ce qui t’arrive, Alexis Dmitritch, Hamlet russe ? Quelqu’un t’a-t-il mis en colère ? ou bien es-tu tombé comme ça tout seul dans la mélancolie ?

— Laisse-moi la paix, Méphistophélès ! répondit Néjdanof avec impatience. Je n’ai pas le temps d’aiguiser avec toi des platitudes. »

Pakline se mit à rire.

« Tu ne t’exprimes pas correctement, mon cher : ce qui est aigu n’est pas plat ; ce qui est plat ne peut pas être aigu.

— C’est bon, c’est bon… tu as de l’esprit, nous le savons.

— Et toi, tu as les nerfs détraqués, répliqua lentement Pakline. Est-ce que, vraiment, il te serait arrivé quelque chose d’extraordinaire ?

— Il ne m’est rien arrivé d’extraordinaire ; il m’est arrivé qu’on ne peut plus mettre le nez dehors, dans cette ignoble ville, sans se heurter à quelque bassesse, à quelque sottise, à quelque absurde injustice, à quelque stupidité ! Il n’y a plus moyen de vivre ici.

— Voilà pourquoi tu as fait annoncer dans les journaux que tu cherches une place et que tu consentirais à quitter Pétersbourg ? grommela encore Ostrodoumof.

— Certainement, je partirai, et avec bonheur ! si seulement je trouvais quelqu’un d’assez bête pour me proposer une place !

— Avant tout, il faut remplir son devoir « ici ! » dit Machourina d’un ton significatif, mais sans cesser de détourner les yeux.

— C’est-à-dire ? » demanda Néjdanof, en faisant volte-face.

Machourina serra les lèvres.

« Ostrodoumof vous l’expliquera, » dit-elle enfin.

Néjdanof se tourna vers Ostrodoumof. Mais celui-ci toussa et dit seulement :

«  Plus tard.

— Voyons, sérieusement, reprit Pakline, est-ce que tu aurais appris quelque chose… de désagréable ? »

Néjdanof bondit de son lit, comme poussé par un ressort.

« Eh ! quel désagrément te faut-il encore ? s’écria-t-il à tue-tête. La moitié de la Russie meurt de faim, la Gazette de Moscou triomphe, on introduit chez nous le classicisme, on interdit aux étudiants les caisses de secours ; — partout l’espionnage, l’oppression, la dénonciation, le mensonge et la fausseté ; — on ne peut plus faire un pas… Et tout cela ne lui suffit plus ! Il lui faut encore quelque désagrément nouveau ! Il me demande si je parle sérieusement !…

« Bassanof est arrêté, ajouta-t-il en baissant la voix ; on vient de me le dire à la bibliothèque. »

Ostrodoumof et Machourina levèrent la tête en même temps.

« Mon cher et bon Alexis, commença Pakline, tu es agité, cela se comprend… mais oublies-tu à quelle époque et dans quel pays nous vivons ? Chez nous, l’homme qui se noie doit encore fabriquer lui-même le brin de paille auquel il pourrait s’accrocher. Il s’agit bien de faire du sentiment ! Vois-tu, camarade, il faut savoir regarder le diable dans le blanc des yeux et ne pas s’exaspérer comme un enfant.

— Ah ! je t’en prie, assez ! interrompit Néjdanof avec angoisse, les traits contractés comme sous l’action d’une douleur physique. C’est une affaire entendue, toi, tu es un homme énergique, tu n’as peur de rien ni de personne…

— Peur de personne, moi ? murmura Pakline. Voyons ! voyons !

— Mais qui a pu dénoncer Bassanof ? Je n’y comprends rien.

— Un ami, ça va sans dire ! se hâta d’ajouter Pakline. Les amis sont de première force sur ce chapitre. C’est avec eux qu’il faut tenir l’oreille au guet. Moi, par exemple, j’avais un ami, un si bon garçon ! il s’inquiétait tant de moi, de ma réputation ! Un jour, il arrive chez moi : « Figurez-vous, me dit-il, quelle stupide calomnie on a répandue contre vous ; on prétend que vous avez empoisonné votre oncle, — que, dans une maison où l’on vous avait introduit, vous avez tourné le dos tout le temps à votre hôtesse et que vous êtes resté ainsi toute la soirée, pendant que la pauvre femme pleurait de honte. Quelle stupidité ! Faut-il être idiot pour inventer des bourdes pareilles ! » Eh bien ! imaginez-vous que l’année suivante, m’étant brouillé avec cet ami, je reçois de lui une lettre d’adieu dans laquelle il m’écrivait : « Vous qui avez tué votre oncle ! Vous qui n’avez pas eu honte d’insulter une respectable dame en lui tournant le dos ! etc., etc. » — Voilà ce que c’est que les amis ! »

Ostrodoumof échangea un regard avec Machourina.

« Alexis Dmitritch !… fit-il de sa voix de basse profonde, désirant évidemment mettre fin à cette dépense de paroles inutiles, — nous avons reçu de Moscou une lettre de la part de Vasili Nikolaïevitch. »

Néjdanof tressaillit légèrement et baissa les yeux.

« Qu’est-ce qu’il écrit ? demanda-t-il enfin.

— Elle et moi… Ostrodoumof indiqua sa voisine d’un mouvement de sourcils… nous devons partir.

— Comment ? Elle aussi est convoquée ?

— Elle aussi.

— Eh bien, pourquoi tardez-vous ?

— Naturellement… faute d’argent. »

Néjdanof se leva et s’approcha de la fenêtre.

« Combien vous faut-il ?

— Cinquante roubles… pas un kopek de moins. »

Néjdanof se tut un instant.

« Je ne les ai pas en ce moment-ci, murmura-t-il enfin en tambourinant avec les doigts sur la vitre ; mais… je peux les trouver. Je les trouverai. As-tu la lettre sur toi ?

— La lettre ? Elle… c’est-à-dire… naturellement !…

— Pourquoi vous cachez-vous de moi constamment ? s’écria Pakline. N’ai-je pas mérité votre confiance ? Et quand même je ne sympathiserais pas entièrement à… ce que vous projetez, — pensez-vous vraiment que je sois capable de vous trahir ou de divulguer votre secret ?

— Sans intention… peut-être ! gronda la voix d’Ostrodoumof.

— Ni sans intention, ni avec intention ! Voilà mademoiselle Machourina qui me regarde en souriant… et moi je vous dis…

— Je ne souris pas du tout ! dit Machourina avec colère.

— Et moi je vous dis, messieurs, continua Pakline, que vous n’avez pas le moindre flair ; que vous ne savez pas distinguer quels sont vos véritables amis ! Parce qu’on rit quelquefois, vous vous imaginez qu’on n’est pas sérieux…

— Certainement ! riposta Machourina du même ton.

— Tenez, par exemple, reprit Pakline avec une nouvelle force, sans répondre cette fois à l’interruptrice, vous avez besoin d’argent… Néjdanof, en ce moment, n’en a pas… Eh bien, je peux vous en donner. »

Néjdanof quitta brusquement la fenêtre.

« Non… non… à quoi bon ?… J’en trouverai… Je prendrai une avance sur ma pension. « Ils » me doivent quelque chose, je m’en souviens. Mais à propos, Ostrodoumof, montre-moi la lettre ! »

Ostrodoumof resta d’abord un moment immobile ; puis il regarda autour de lui ; puis il se leva, se courba jusqu’à terre, releva le bas de son pantalon, retira de la tige de sa botte un morceau de papier soigneusement plié, souffla sur ce papier — on ne sait pourquoi — et le remit enfin à Néjdanof.

Celui-ci, après l’avoir déplié et lu attentivement, le passa à Machourina, qui, s’étant levée de sa chaise, le lut à son tour et le rendit à Néjdanof, bien que Pakline avançât la main pour le prendre.

Néjdanof haussa les épaules, et tendit silencieusement la lettre à Pakline, qui, après l’avoir lue, serra les lèvres d’une façon significative et la replaça sur la table d’un air solennel, sans dire une parole.

Alors Ostrodoumof la prit, alluma une grosse allumette qui répandit dans la chambre une forte odeur de soufre, et, après avoir élevé le papier au-dessus de sa tête comme pour le montrer à tous les assistants, il le brûla à la flamme de l’allumette jusqu’à la dernière bribe, sans ménager ses doigts ; puis il jeta la cendre dans le feu.

Personne n’avait dit un mot, ni fait un mouvement pendant cette opération. Tous regardaient à terre ; Ostrodoumof avait l’air concentré et grave ; on lisait sur le visage de Néjdanof une expression presque méchante ; celui de Pakline indiquait une forte tension intérieure ; quant à Machourina, elle semblait assister à une cérémonie religieuse.

Deux minutes s’écoulèrent ainsi… Puis tous se sentirent un peu embarrassés. Ce fut Pakline qui, le premier, jugea à propos de rompre le silence :

« Eh bien ? dit-il, accepte-t-on, oui ou non, mon offrande sur l’autel de la patrie ? Puis-je apporter, sinon cinquante roubles, au moins vingt-cinq ou trente pour l’œuvre commune ? »

Néjdanof éclata tout d’un coup. La mauvaise humeur qui bouillait en lui, et que la solennelle crémation de la lettre n’avait pas apaisée, n’attendait qu’une occasion pour se faire jour.

« Je t’ai déjà dit que c’est inutile… entends-tu ? inutile ! Je ne permettrai pas… je ne prendrai pas cet argent. J’en trouverai, et tout de suite ! Je n’ai besoin du secours de personne.

— Allons, camarade, dit Pakline, je le vois : tu es un révolutionnaire, mais tu n’es pas un démocrate.

— Dis tout de suite que je suis un aristocrate !

— Eh ! certainement tu es un aristocrate… jusqu’à un certain point. »

Néjdanof eut un rire forcé.

« Tu fais allusion à ma naissance irrégulière. Tu prends une peine inutile, mon cher… Je n’ai pas besoin de toi pour m’en souvenir. »

Pakline frappa dans ses mains.

« Voyons, Alexis, quelle mouche te pique ? Comment peux-tu prendre ainsi mes paroles ? Je ne te reconnais pas aujourd’hui. — Néjdanof fit de la tête et des épaules un mouvement d’impatience. — L’arrestation de Bassanof t’a bouleversé… Mais aussi il se conduisait si imprudemment…

— Il disait tout haut ses opinions ! fit observer Machourina d’un air sombre. Ce n’est pas à nous de le blâmer.

— Fort bien ; mais il aurait pu songer aux autres qu’il compromet peut-être maintenant.

— Pourquoi pensez-vous cela de lui ? mugit à son tour Ostrodoumof. Bassanof est un caractère énergique ; il ne livrera personne ! Et quant à la prudence… voulez-vous que je vous dise ? Il n’est pas donné à tout le monde d’être prudent, monsieur Pakline ! »

Pakline, blessé, voulut répondre, mais Néjdanof lui coupa la parole.

« Messieurs, s’écria-t-il, croyez-moi, laissons en paix la politique pour quelque temps. »

Il y eut un silence. Ce fut de nouveau Pakline qui ranima la conversation.

« J’ai rencontré ce matin Skoropikhine, le grand critique esthétique de toutes les Russies. Quel personnage insupportable ! Toujours bouillonnant, écumant, pétillant ! On dirait une bouteille de mauvais kislistchi[1]… Le garçon qui l’a servie se hâte de la boucher avec son doigt en guise de bouchon ; un grain gonflé s’est arrêté dans le goulot ; tout cela crache et siffle, et quand l’écume est partie, il reste au fond de la bouteille quelques gouttes d’un affreux liquide, qui n’étanche pas la soif et qui, par-dessus le marché, donne la colique… Ce Skoropikhine est un individu pernicieux pour les jeunes gens. »

L’assimilation faite par Pakline, si parfaitement exacte qu’elle fût, n’amena le sourire sur aucun visage. Ostrodoumof seul fit remarquer que les jeunes gens capables de s’intéresser à « l’esthétique » ne valaient pas qu’on les plaignît, quand même le grand critique leur ferait perdre le bon sens.

« Ah ! mais pardon, permettez ! s’écria Pakline avec feu (il s’échauffait toujours davantage à mesure qu’on l’approuvait moins) ; la question, pour n’être pas politique, n’en a pas moins une grande importance ! À en croire Skoropikhine, toute ancienne production artistique est nulle, par cela seul qu’elle est ancienne… Mais, en ce cas, l’art n’est pas autre chose que la mode, et il ne vaut pas la peine qu’on en parle sérieusement ! S’il n’y a pas dans l’art quelque chose d’invariable, d’éternel, alors que le diable l’emporte ! Dans la science, dans les mathématiques, par exemple, regardez-vous Euler, Laplace, Gauss, comme de vieux chevaux de réforme ? Non : vous reconnaissez leur autorité. Mais pour vous autres, Raphaël et Mozart sont des crétins, et votre orgueil se révolte contre leur autorité, à eux ! Les lois de l’art sont plus difficiles à découvrir que celles de la science, je ne dis pas non, mais elles existent, et celui qui nie leur existence est un aveugle, volontaire ou involontaire, peu importe ! »

Pakline s’arrêta… Tous restaient muets comme s’ils se fussent mordu la langue, ou comme s’ils l’eussent pris en grande pitié. Seul Ostrodoumof grommela :

« Tout ça n’empêche pas que je n’aie aucun égard pour les jeunes gens qui se laissent abrutir par Skoropikhine.

— Qu’ils aillent au diable ! Je me sauve ! » se dit Pakline.

Il était venu chez Néjdanof pour lui faire part de ses idées au sujet de l’introduction en Russie d’exemplaires de l’Étoile polaire (la Cloche n’existait déjà plus à cette époque), mais la conversation ayant pris un tour si défavorable, il jugea plus prudent de ne pas soulever cette question.

Il prenait déjà son chapeau, quand tout à coup, sans qu’aucun bruit préalable eût averti nos jeunes gens, une voix se fit entendre dans l’antichambre :

« M. Néjdanof est-il chez lui ? »

C’était une voix de baryton très-agréable et étoffée, dont le timbre éveillait dans l’esprit des idées de suprême distinction, d’élégance parfaite, voire même de parfums exquis.

Les jeunes gens s’entre-regardèrent avec stupeur.

« Monsieur Néjdanof est-il chez lui ? répéta la voix.

— Oui, » répondit enfin Néjdanof.

Le porte s’ouvrit discrètement, d’un mouvement égal et souple, et sur le seuil apparut un homme d’environ quarante ans, grand de taille, bien fait, presque majestueux, qui, ôtant sans précipitation son chapeau admirablement lustré, découvrit une belle tête aux cheveux coupés ras. Vêtu d’un superbe paletot de drap anglais dont le collet, quoique avril touchât à sa fin, était garni d’une riche fourrure de castor, le visiteur frappa tout le monde, Néjdanof, Pakline, Machourina elle-même — mieux que cela, Ostrodoumof !  — par la noble assurance de son allure et l’aimable sérénité de son abord.

Involontairement tous se levèrent en le voyant paraître.

  1. Kislistchi, boisson fermentée et très-gazeuse, qui contient des raisins secs, du sucre, etc.