Terres vierges/10

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 76-83).


X


Néjdanof se leva pour aller à sa rencontre ; Markelof marcha droit à lui, et, sans saluer ni même sourire, lui dit :

« Vous êtes bien Alexis Dmitritch Néjdanof, étudiant de l’Université de Saint-Pétersbourg ?

— Parfaitement, » répondit Néjdanof.

Markelof prit dans sa poche de côté une lettre décachetée.

« En ce cas, lisez ceci. C’est de la part de Vassili Nikolaïevitch, » ajouta-t-il en baissant la voix d’une façon significative.

Néjdanof ouvrit la lettre et la lut. C’était une espèce de circulaire semi-officielle, dans laquelle Serge Markelof était recommandé comme « un des nôtres », digne de toute confiance ; puis suivait une instruction sur la nécessité immédiate d’une entente commune et sur la propagande des idées… connues. Cette circulaire était, d’ailleurs, adressée aussi à Néjdanof comme à un homme digne de toute confiance, lui aussi.

Néjdanof tendit la main à Markelof, lui offrit un siège et s’assit lui-même. Le visiteur, avant de prononcer un seul mot, alluma une cigarette ; Néjdanof suivit son exemple.

« Avez-vous déjà eu le temps d’entrer en relations avec les paysans d’ici ? demanda enfin Markelof.

— Non, pas encore.

— Êtes-vous arrivé depuis longtemps ?

— Depuis bientôt quinze jours.

— Vous avez beaucoup d’occupation ?

— Pas trop. »

Markelof toussa d’un air de mauvaise humeur :

« Hum ! Il n’y a guère à compter sur les paysans d’ici, continua-t-il ; ce sont des gens nuls. Il faudrait les instruire. La pauvreté est grande parmi eux, et il n’y a personne pour leur expliquer les causes de cette pauvreté.

— Mais, autant qu’on peut en juger, les anciens serfs de votre-beau-frère ne sont pas trop misérables, objecta Néjdanof.

— Mon beau-frère est un finaud, passé maître dans l’art de jeter de la poudre aux yeux. Les paysans d’ici ne comptent pas ; mais il a une fabrique ; voilà où nous devons concentrer nos efforts. Un coup de pioche dans cette fourmilière, et vous verrez comme tout ça remuera. Avez-vous des brochures ?

— Oui, mais pas beaucoup.

— Je vous en procurerai. Mais quelle négligence ! »

Néjdanof ne répondit pas ; Markelof resta un moment silencieux, en lançant par le nez la fumée de sa cigarette.

« Quel gredin pourtant que ce Kalloméïtsef ! dit-il tout à coup. Pendant le dîner, j’ai eu envie de me lever, d’aller droit à ce monsieur, et de planter des gifles sur son insolent museau pour que cela serve de leçon aux autres. Mais non ! par le temps qui court, il y a des choses plus importantes que de rosser un gentilhomme de la chambre. Ce n’est pas l’heure de se fâcher contre des imbéciles qui disent de méchantes paroles ; il s’agit de les empêcher de commettre de mauvaises actions. »

Néjdanof hocha la tête affirmativement, et Markelof se remit à fumer.

« Parmi toute la valetaille des « dvorovié », reprit-il de nouveau, il y a ici un gaillard solide ; non pas votre Ivan, celui-là n’est ni chair ni poisson, mais un certain Cyrille, qui est buffetier. »

Ce Cyrille était connu pour un ivrogne fini.

« Faites attention à lui. C’est un franc riboteur ; mais nous ne sommes pas là pour faire les délicats. Et que dites-vous de ma sœur ? ajouta-t-il brusquement en relevant la tête et en fixant sur Néjdanof le regard de ses yeux jaunes : Celle-là est encore plus rusée que mon beau-frère. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que c’est une charmante et très-aimable dame… et de plus qu’elle est bien jolie.

— Hum ! Vous avez une manière si raffinée de dire, les choses, vous autres messieurs de Pétersbourg ! Je vous admire ! Et que dites-vous de… ? »

Markelof fronça le sourcil, son visage se renfrogna ; il n’acheva pas la phrase commencée.

« Je vois, reprit-il, que nous aurons beaucoup à causer ensemble, mais non pas dans cette chambre. Qui diable sait s’il n’y a pas quelqu’un qui nous espionne derrière la porte ? Écoutez, c’est aujourd’hui samedi ; demain, je suppose, vous ne donnez pas de leçon à mon neveu… n’est-ce pas ?

— J’ai une répétition avec lui, demain, à trois heures.

— Une répétition ? Tout juste comme au théâtre. Ce doit être ma sœur qui invente ces expressions-là… mais peu importe. Voulez-vous partir tout de suite ? Ma propriété n’est qu’à dix verstes d’ici. J’ai de bons chevaux qui trottent ferme ; vous passerez chez moi la nuit et la matinée de demain, et je vous ramène ici avant trois heures. Consentez-vous ?

— Comme il vous plaira, » répondit Néjdanof.

Depuis l’arrivée de Markelof, Néjdanof était dans un état de surexcitation et de gêne. Ce rapprochement inopiné le troublait, et pourtant Markelof lui inspirait de la sympathie. Il sentait, il voyait que cet homme, probablement assez borné, était certainement honnête et fort. D’autre part, cette étrange rencontre dans le taillis, cette déclaration inattendue de Marianne…

« Allons, c’est bien ! s’écria Markelof. Préparez-vous, et moi je vais donner ordre qu’on attelle le tarantass. Je suppose que vous n’avez pas de permission à demander aux maîtres de la maison ?

— Je les avertirai. Il me semble que je n’ai pas le droit de m’éloigner sans cela.

— Ne vous inquiétez pas, répliqua Markelof, j’arrangerai la chose. En ce moment-ci, ils jouent aux cartes ; ils ne remarqueront pas votre absence. Mon beau-frère se croit un homme d’État, et il n’a qu’une chose pour lui, c’est qu’il joue très-bien aux cartes. Après tout, il y a bien des gens qui sont arrivés par cette porte-là ! Tenez-vous prêt, je vais tout préparer. »

Markelof s’éloigna. Une heure après, Néjdanof était installé à côté de lui sur un grand coussin de cuir, dans un large tarantass, très-vieux et très-évasé, mais extrêmement commode ; un cocher microscopique, assis sur un bout de planche, sifflotait sans cesse ; cela ressemblait à un gentil gazouillement d’oiseaux ; la troïka de chevaux pies aux queues et aux crinières tressées courait rapidement sur la route unie ; et, sous les premières ombres de la nuit tombante (ils étaient partis à dix heures sonnant), ils voyaient glisser d’un mouvement uniforme, — en arrière ou en avant, selon la distance, — les arbres, les buissons, les champs, les ravins et les prés.

Le petit domaine de Markelof, qui ne contenait que deux cents dessiatines (hectares) et qui rapportait environ sept cents roubles de revenu annuel, s’appelait Borzionkovo ; il était situé à trois verstes du chef-lieu dont le domaine de Sipiaguine était éloigné de sept verstes. Pour arriver à Borzionkovo, il fallait passer à travers la ville.

Les nouveaux amis n’avaient pas eu le temps d’échanger cinquante mots, lorsqu’ils aperçurent devant eux les chétives maisonnettes des faubourgs, avec leurs toits de planches à moitié effondrés et les taches de lumière jaune que faisaient les fenêtres disjointes ; puis les pavés de la ville résonnèrent sous les roues du tarantass qui se mit à bondir, heurté, précipité de droite à gauche ; puis commencèrent à glisser devant eux, en sautillant à chaque cahot, les ineptes maisons à frontons des marchands, les églises à colonnes, les auberges…

C’était la veille d’un dimanche ; il n’y avait guère de passants dans les rues, mais en revanche les cabarets regorgeaient. On entendait sortir de là des voix rauques, des chansons avinées, mêlées aux sons nasillards des accordéons ; lorsqu’une porte s’ouvrait brusquement, on recevait en plein visage une bouffée de chaleur malpropre, mêlée à l’odeur rude de l’eau-de-vie et au reflet rouge des lampions.

Devant la porte de la plupart des cabarets étaient arrêtées des télègues de paysans, attelées de haridelles ventrues et à long poil, qui, penchant humblement leurs têtes ébouriffées, semblaient dormir ; parfois on voyait un paysan tout débraillé, la ceinture défaite, coiffé de son bonnet d’hiver, dont le fond, pareil à un sac, lui tombait sur le dos… on le voyait sortir d’un cabaret, appuyer sa poitrine à un brancard et rester là immobile, en promenant faiblement autour de lui ses mains tâtonnantes comme pour chercher quelque chose ; ou bien c’était un ouvrier de fabrique, maigre et malingre, la casquette de travers, les pieds nus, — ses bottes étaient restées en gage au cabaret, — qui faisait quelques pas indécis, s’arrêtait, se grattait la nuque, et avec une exclamation soudaine revenait sur ses pas…

« Voilà ce qui tue le paysan russe… l’eau-de-vie ! dit Markelof d’un air sombre.

— C’est pour noyer le chagrin, petit père ! répondit, sans se retourner, le cocher, qui, en passant devant chaque cabaret, cessait de siffler et avait l’air de s’absorber en lui-même.

— Marche ! marche ! » répliqua Markelof en secouant énergiquement le collet de son propre manteau.

Le tarantass traversa la grande place du marché, toute remplie d’une odeur de choux et de nattes de tilleul, passa devant la maison du gouverneur, flanquée de guérites aux raies blanches et noires, devant le poste de police surmonté d’une tour à signaux, suivit le boulevard récemment planté d’arbres tout jeunes et déjà à demi morts, longea le gostinnoïdvor[1] qui retentissait d’aboiements de chiens et de grincements de chaînes ; atteignit, enfin, la barrière après avoir dépassé un long, très-long convoi de chariots qui s’était mis en marche dès minuit pour profiter de la fraîcheur nocturne, se retrouva de nouveau en plein air libre et recommença à rouler d’une allure plus rapide et plus régulière sur le grand chemin bordé de saules.

Markelof, — car il nous faut bien parler un peu de lui, — était de six ans plus âgé que sa sœur, Mme  Sipiaguine. Élevé à l’école d’artillerie, il en était sorti officier ; mais il avait donné sa démission avec le grade de lieutenant, par suite des désagréments qu’il avait eus avec son chef, un Allemand.

Depuis cette époque, il abhorrait les Allemands, surtout les Allemands de Russie. Sa démission l’avait brouillé avec son père, qui ne l’avait pas revu jusqu’à sa mort et qui lui avait laissé le petit bien où il demeurait depuis.

Il avait fréquenté, à Pétersbourg, des hommes intelligents, aux idées avancées, qui lui inspiraient une sorte de vénération et qui avaient donné à son esprit sa tournure définitive.

Il lisait peu, et presque exclusivement des écrits politiques : ceux de Herzen en particulier. Ayant gardé ses allures militaires, il vivait en Spartiate et en moine. Quelques années auparavant il s’était passionnément épris d’une jeune fille ; mais elle l’avait trahi de la façon la moins cérémonieuse en épousant un aide de camp, un Allemand encore. Markelof s’était mis à détester les aides de camp.

Il avait essayé d’écrire des articles spéciaux sur les défauts de l’artillerie russe ; mais, n’ayant pas le moindre talent d’exposition, il ne put mener un seul article à bonne fin, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à noircir de sa grosse écriture maladroite et enfantine de vastes pages de papier d’écolier.

C’était un homme énergique, obstiné, d’une intrépidité désespérée, ne sachant ni pardonner, ni oublier, constamment blessé pour son propre compte ou pour celui de tous les opprimés, et prêt à tout.

Son esprit étroit s’était ramassé sur un seul point : ce qu’il ne comprenait pas n’existait pas pour lui ; mais il méprisait, il haïssait la fausseté et le mensonge. Avec les gens de la classe élevée, — les réacs, comme il les appelait, — il était brusque et même grossier ; avec les gens du peuple, simple ; avec les paysans, affable comme avec des frères.

C’était un assez médiocre propriétaire ; il roulait dans sa tête des plans socialistes qu’il n’avait jamais pu réaliser, pas plus qu’il n’avait pu terminer ses articles sur les défauts de l’artillerie russe. Règle générale, rien ne lui réussissait ; ses camarades de régiment l’avaient surnommé : « Pas de chance. » Caractère franc et loyal, nature passionnée et malheureuse, il pouvait, à un moment donné, se montrer impitoyable, sanguinaire, mériter le nom de monstre… et il était capable aussi de se sacrifier sans hésitation et sans retour.

À trois verstes de la ville, le tarantass pénétra tout à coup dans la molle obscurité d’un bois de tremble : chuchotement de feuilles invisibles et frémissantes, amère et fraîche senteur de l’air immobile, vagues éclaircies en haut, ombres épaisses et emmêlées en bas… c’était bien un bois que traversaient les voyageurs. La lune, rouge et large comme un bouclier de cuivre, venait de surgir au-dessus de l’horizon.

À peine sorti de l’ombre des arbres, le tarantass se trouva devant les bâtiments d’un petit domaine. Sur la façade d’une maison basse, dont le toit cachait le disque de la lune, trois fenêtres éclairées se détachaient en rectangles lumineux ; la porte cochère, toute grande ouverte, avait l’air de n’avoir jamais été fermée.

On entrevoyait dans la cour, à travers l’obscurité, une haute « kibitka », derrière laquelle étaient attachés deux chevaux de poste blancs ; deux chiens blancs aussi, sortis on ne sait d’où, remplirent les airs de leurs aboiements sonores, mais point hostiles. Il y eut un va-et-vient dans la maison ; le tarantass s’arrêta devant le perron, et cherchant du bout de sa botte, non sans efforts, le marchepied placé, selon la coutume des forgerons domestiques, à l’endroit le plus incommode, Markelof descendit du véhicule en disant à Néjdanof :

« Nous voici arrivés, et vous allez voir ici des hôtes très-connus de vous, mais que vous ne vous attendiez pas du tout à rencontrer. — Passez, je vous prie. »

  1. Le Bazar ; assemblage de boutiques.