Terres vierges/12

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 94-101).


XII


Après le dîner, qui avait réuni beaucoup de monde, Néjdanof profita de l’inattention générale pour s’esquiver et rentra dans sa chambre.

Il avait besoin de se trouver seul avec lui-même, ne fût-ce que pour mettre un peu d’ordre dans les impressions qu’il rapportait de son voyage de la veille.

Pendant le repas, Mme Sipiaguine l’avait regardé attentivement à plusieurs reprises, mais sans avoir l’occasion sans doute de causer avec lui ; quant à Marianne, depuis la démarche inattendue qui l’avait tant étonné, elle avait l’air d’éprouver une sorte de gêne et de le fuir.

Néjdanof prit une plume ; il avait envie de causer avec son ami Siline ; mais il ne trouva rien à dire, même à son ami ; peut-être ne parvenait-il pas à débrouiller les idées et les sentiments opposés qui se heurtaient dans sa tête ; il renvoya tout cela au lendemain.

Kalloméïtsef était au nombre des convives ; jamais il n’avait si bien montré que ce jour-là sa dédaigneuse arrogance de gentleman ; mais l’outrecuidance de ses discours agissait peu sur Néjdanof, qui les remarquait à peine.

Le jeune homme était comme environné d’un nuage ; on eût dit un rideau à demi opaque baissé entre lui et le reste du monde ; et, chose étrange, à travers ce rideau, s’entrevoyaient seulement trois figures, — trois figures de femmes, — qui, toutes les trois, dirigeaient obstinément leurs regards sur lui.

C’étaient Mme Sipiaguine, Machourina et Marianne. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Et pourquoi ces trois figures-là ? Qu’avaient-elles de commun ? Et que lui voulaient-elles ?

Il se coucha de bonne heure, mais sans pouvoir s’endormir. Il lui vint des pensées tristes, des pensées sombres, grises, pour mieux dire, des pensées de fin inévitable, de mort prochaine. Elles lui étaient devenues familières ; il les tournait et les retournait en tout sens, reculant tantôt avec une secrète horreur devant la probabilité de l’anéantissement et l’accueillant tantôt presque avec joie.

Il finit par ressentir une émotion particulière, qui lui était bien connue. Il se leva, s’assit devant son bureau, rêva un moment, puis écrivit presque sans ratures les vers suivants :


Quand je mourrai, cher ami,
Voici mes dernières volontés :
Détruis aussitôt
Toutes mes inutiles paperasses…
Entoure-moi de fleurs,
Laisse entrer le soleil dans ma chambre,
Derrière la porte ouverte
Place des musiciens.
Interdis-leur les chants lugubres !
Que la valse insolente,
Comme à l’heure du festin,
Pousse ses cris perçants sous les coups de l’archet.
Tout en buvant, avec mon oreille affaiblie,
Les sons mourants des cordes frémissantes,
Je mourrai aussi comme eux, je m’endormirai…
Et, n’ayant pas troublé par de vains gémissements
Le calme qui précède la fin,
Je m’en irai dans un autre monde,
Bercé par le bruit léger
Des joies légères d’ici-bas.


En écrivant le mot : « ami », c’était à Siline qu’il pensait.

Il déclama ces vers à demi-voix, et fut étonné de voir ce qui était sorti de sa plume. Ce scepticisme, cette indifférence, cette incrédulité légère, comment tout cela s’accordait-il avec ses principes, avec ce qu’il avait dit à Markelof ?

Il jeta le cahier dans le tiroir de sa table et retourna à son lit ; mais il ne s’endormit qu’au matin, alors que les premières alouettes tintaient comme des clochettes dans le ciel blanchissant.

Le lendemain, comme, après avoir fini de donner sa leçon, il venait de s’asseoir dans la salle de billard, Mme Sipiaguine entra, regarda autour d’elle, et, s’approchant de lui avec un sourire, elle l’invita à passer dans son cabinet.

Elle portait une légère robe de barége, très-simple et très-jolie ; les manches garnies de ruches n’atteignaient pas plus bas que le coude, un large ruban entourait sa taille, ses cheveux tombaient sur son cou en tresses arrondies. Tout en elle respirait le bon accueil et la caresse, une caresse circonspecte… et encourageante ; tout, depuis l’éclat adouci de ses yeux à demi clos et la langueur nonchalante de sa voix jusqu’à ses mouvements et à sa démarche.

Mme Sipiaguine emmena Néjdanof dans son cabinet ; c’était une pièce commode, agréable, tout imprégnée de l’odeur des fleurs et des parfums, de la propreté fraîche des vêtements féminins, de la présence constante d’une femme. Elle le fit asseoir dans un fauteuil, s’assit elle-même auprès de lui et commença à le questionner au sujet de son voyage, de la manière de vivre de Markelof, et tout cela d’une façon si réservée, si bonne, si douce ! Elle portait un intérêt si sincère à tout ce qui concernait son frère, duquel jusqu’à ce jour elle n’avait jamais parlé en présence de Néjdanof ! Certaines de ses paroles laissaient deviner que le sentiment inspiré par Marianne n’avait pas échappé à son attention ; elle s’en attrista un peu. Était-ce parce que ce sentiment n’avait pas été partagé par Marianne, ou bien parce que le choix de son frère était tombé sur une jeune fille qui, au fond, lui était étrangère ?… Ce point resta obscur. Mais, avant toutes choses, elle s’efforçait visiblement d’apprivoiser Néjdanof, de lui inspirer de la confiance, de l’obliger à sortir de sa réserve. Mme Sipiaguine sembla même s’affliger qu’il ne la comprît pas entièrement.

Néjdanof l’écoutait, regardait ses mains, ses épaules, jetait de temps en temps un rapide coup d’œil sur ses lèvres roses, sur les boucles de ses cheveux qui se balançaient tout doucement pendant qu’elle parlait. Les premières réponses de Néjdanof avaient été très-brèves : il sentait un poids sur la poitrine et de la gêne dans le gosier…

Peu à peu cependant cette impression se transforma en une autre, tout aussi inquiète, mais non exempte d’agrément : il n’avait jamais pu s’imaginer qu’une femme si distinguée, si jolie, — une aristocrate, — fût capable de s’intéresser à lui, pauvre diable d’étudiant ; et non-seulement Mme Sipiaguine s’intéressait à lui, mais même elle faisait quelque peu la coquette !

« Pourquoi est-elle ainsi ? » se demandait-il ; et il ne trouvait pas de réponse.

À vrai dire, il n’éprouvait pas le besoin d’en trouver une.

Mme Sipiaguine parla de Kolia ; elle commença même par affirmer à Néjdanof que, si elle avait désiré une entrevue avec lui, c’était dans l’unique intention de connaître ses idées sur l’éducation des enfants en Russie.

La façon soudaine dont ce désir lui était venu pouvait paraître un peu étrange. Au fond, il s’agissait bien de cela ! La vérité, le mot de l’énigme, c’est qu’un souffle vague, un je ne sais quoi de sensuel était venu l’effleurer, et qu’elle éprouvait le besoin de subjuguer, de courber à ses pieds cette tête indocile…

Mais il nous faut remonter un peu en arrière.

Valentine Mikhaïlovna était fille d’un général fort médiocre et obscur, qui avait obtenu un seul crachat et la « boucle »[1], — au bout de cinquante ans de services, — et d’une Petite-Russienne très-fine et très-rusée, qui avait cet air simple et presque niais qu’ont beaucoup de ses compatriotes, et qui savait tirer de son extérieur un excellent parti.

Les parents de Mme Sipiaguine n’étaient pas riches ; elle fut néanmoins élevée au couvent de Smolna, où son application et sa conduite exemplaire lui valurent les bonnes grâces de ses supérieures, quoiqu’elle fût regardée comme une républicaine.

À sa sortie du couvent (son frère était rentré dans leur petit domaine, et le général décoré et « bouclé » était mort), elle s’installa avec sa mère dans un appartement proprement arrangé, mais tellement froid, que l’haleine des gens qui parlaient se condensait en une légère vapeur.

Valentine disait en riant :

« C’est comme à l’église ! »

Elle supporta courageusement tous les ennuis de cette existence étroite et mesquine, grâce à son caractère d’une égalité merveilleuse.

Avec l’aide de sa mère, elle parvint à nouer et à entretenir des relations : tout le monde, même dans les hautes sphères, parlait d’elle comme d’une charmante jeune fille, très-instruite et très « comme il faut ».

Les partis ne manquaient pas ; elle choisit Sipiaguine parmi tous les autres, et le rendit amoureux d’elle en un tour de main… Du reste, Sipiaguine lui-même comprit bien vite que c’était la femme qu’il lui fallait. Elle était intelligente, pas méchante… bonne plutôt, foncièrement froide et indifférente, et pourtant elle n’admettait pas que l’on pût rester indifférent à côté d’elle.

Valentine possédait ce genre particulier de grâce câline et tranquille qui est le propre des égoïstes « aimables » ; cette grâce où il n’y a ni poésie, ni sentiment véritable, mais qui respire la bienveillance, la sympathie et même une sorte de tendresse. Seulement ces charmants égoïstes n’aiment pas à être contredits ; ils sont despotiques et ne supportent pas l’indépendance chez les autres. Les femmes telles que Mme Sipiaguine agitent et troublent les gens naïfs et passionnés ; elles-mêmes préfèrent à toute chose la vie régulière et calme. La vertu leur est facile, rien ne les émeut ; mais leur constant désir de commander, d’entraîner et de plaire finit par leur donner de la mobilité et de l’éclat : elles ont une volonté forte, — et c’est précisément de cette volonté que vient en grande partie leur prestige. Quand, dans une de ces créatures impassibles et sereines, semble s’éveiller tout à coup et courir en fugitives étincelles une langueur involontaire et secrète, le moyen de lui résister ? On se dit que l’heure est arrivée, que la glace va fondre, — mais la glace étincelante a beau jouer et lancer ses rayons, elle ne fondra jamais, et jamais ne se troublera.

Mme Sipiaguine pouvait bien se hasarder à faire un peu de coquetterie ; elle savait qu’il n’y avait là, qu’il ne pouvait y avoir aucun danger pour elle. Mais faire à volonté s’allumer ou s’assombrir les yeux d’un autre, appeler sur les joues d’un autre la rougeur du désir ou de la crainte, forcer une voix étrangère à trembler ou à se briser, jeter le trouble dans l’âme d’autrui, oh ! que cela était doux et charmant pour son âme à elle ! Et le soir, très-tard, quand elle s’étendait dans sa blanche couche pour y goûter un paisible sommeil, quel plaisir de se rappeler ces paroles émues, ces regards suppliants, ces soupirs anxieux ! Quel sourire satisfait touchait ses lèvres quand elle rentrait en elle-même pour y retrouver la conscience de son inaccessibilité, ou bien quand elle daignait recevoir les caresses légitimes de l’homme bien élevé qui était son époux ! Ces pensées lui étaient si agréables, que parfois elle en éprouvait de l’attendrissement, elle se sentait prête à accomplir quelque bonne action, à venir en aide au prochain…

Un jour, un secrétaire d’ambassade, amoureux d’elle jusqu’à la folie, ayant essayé de se couper la gorge, elle avait fondé un petit hospice en son honneur. Elle avait sincèrement prié pour ce jeune homme, quoique le sentiment religieux eût toujours été très-faible chez elle, dès sa plus tendre enfance.

Donc, elle causait avec Néjdanof, cherchant par tous les moyens à le courber sous ses pieds. Elle se faisait accessible, elle se dévoilait pour ainsi dire devant lui ; et elle regardait avec une aimable curiosité, avec une tendresse quasi maternelle, comment ce joli garçon, ce radical intéressant et farouche, venait vers elle d’une allure maladroite et lente. Un jour, une heure, une minute après, tout cela aura disparu sans laisser de traces ; — mais en attendant elle éprouvait un plaisir mêlé d’envie de rire, d’un peu d’effroi et même de mélancolie. Oubliant quelle était la naissance de Néjdanof, et sachant combien des questions de ce genre font plaisir à ceux qui sont isolés dans la vie, elle l’interrogea sur ses premières années, sur sa famille… Mais les réponses brèves et embarrassées du jeune homme lui firent aussitôt deviner qu’elle avait fait fausse route, et, pour essayer de réparer sa faute, elle se livra un peu plus… Telle, sous la pénétrante chaleur de midi, en été, une rose ouverte écarte encore davantage ses pétales parfumés, que viendra resserrer et replier sur eux-mêmes la fraîcheur fortifiante de la nuit.

Elle ne parvint cependant pas à réparer complètement sa bévue. Touché au vif de sa blessure, Néjdanof ne pouvait se laisser aller comme auparavant. L’amertume qu’il portait toujours en lui, qu’il sentait toujours au fond de son être, vint se soulever de nouveau ; ses méfiances et ses rancunes démocratiques se réveillèrent.

« Ce n’est pas pour cela que je suis venu ici, » pensa-t-il.

Il se souvint des réflexions moqueuses de Pakline… et, profitant du premier temps d’arrêt de la conversation, il se leva, fit un bref salut et sortit « bêtement », comme il se le dit involontairement à lui-même.

Son trouble n’avait pas échappé à Mme Sipiaguine… Mais, à en juger par le sourire dont elle accompagna sa sortie, elle interprétait ce trouble d’une façon avantageuse à elle.

En entrant dans la salle de billard, Néjdanof rencontra Marianne. Les mains fortement croisées, debout non loin de la porte du cabinet, elle tournait le dos à la fenêtre. Son visage était dans une ombre presque noire ; mais ses yeux hardis regardaient le jeune homme avec une telle persistance interrogatrice, ses lèvres serrées exprimaient un tel dédain, une pitié si injurieuse, qu’il s’arrêta d’un air irrésolu.

« Vous avez quelque chose à me dire ? » fit-il.

Marianne resta un moment sans répondre.

« Non… Eh bien, oui ! Mais pas maintenant.

— Quand donc ?

— Nous verrons. Peut-être demain ; peut-être jamais… Après tout, je ne sais pas au juste ce que vous êtes.

— Il m’avait pourtant semblé, commença Néjdanof, qu’entre nous…

— Et vous, vous ne me connaissez pas du tout, interrompit Marianne. Mais attendez, demain peut-être. En ce moment, il faut que j’aille chez ma… maîtresse. À demain… »

Néjdanof fit deux pas pour s’en aller, puis se retourna brusquement.

« À propos, Marianne Vikentievna… j’ai voulu tous ces jours-ci vous demander la permission d’aller à l’école avec vous, pour voir quelles y sont vos occupations… en attendant qu’on la ferme.

— Fort bien… Mais ce n’est pas de l’école que je voulais vous parler.

— Et de quoi donc ?

— Demain, » répéta Marianne.

Mais elle n’attendit pas le lendemain. La conversation qu’elle voulait avoir avec Néjdanof eut lieu le même jour, dans une des allées de tilleuls qui commençaient non loin de la terrasse.

  1. Une boucle, avec le chiffre romain des années de service, à partir de vingt-cinq, qu’on porte sur la poitrine.